Quel que soit le jugement que l'on porte sur les origines de la crise – les responsabilités sont nécessairement partagées même si la Russie en porte la plus large part –, il est indiscutable que cette crise bouleverse le paysage stratégique européen et modifie les conditions d'exercice de notre défense et de nos alliances.
Je souhaite insister sur la nouveauté qui caractérise cette crise. Elle ne peut pas être considérée comme une petite crise locale aux implications stratégiques mineures.
Les actes et les décisions de la Fédération de Russie, au premier rang desquels l'annexion de la Crimée le 18 mars 2014, viennent secouer, voire déconstruire, le système de sécurité européen mis en place depuis la fin de la Guerre froide et même depuis l'acte final de la conférence d'Helsinki en 1975.
Il s'agit de la première transformation par la force des frontières depuis 1945. La dissolution, pacifique ou violente, d'États fédéraux a donné lieu à des révisions de frontières qui, toutefois, n'ont jamais porté sur des frontières extérieures. La sécession des républiques géorgiennes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud en 2008, malgré son caractère discutable, n'est pas comparable non plus puisqu'elles se sont proclamées indépendantes, en utilisant, de manière discutable, le « précédent » du Kosovo.
L'acte final de la conférence d'Helsinki, pilier de la sécurité européenne, pose le principe de l'inviolabilité et de l'intangibilité des frontières. Il prévoit que « les États participants tiennent mutuellement pour inviolables toutes leurs frontières ainsi que celles de tous les États d'Europe et s'abstiennent donc maintenant et à l'avenir de tout attentat contre ces frontières. En conséquence, ils s'abstiennent aussi de toute exigence ou de tout acte de mainmise sur tout ou partie du territoire d'un autre État participant. »
Il est pour le moins paradoxal de voir la Russie prendre des libertés avec ce principe qui a été l'alpha et l'oméga de la diplomatie soviétique, puis russe, pendant quarante ans. Ce principe figure également dans la charte de Paris pour une nouvelle Europe de 1990 et dans l'acte fondateur OTAN-Russie de 1997.
Depuis 1945, j'ai trouvé trace de deux révisions unilatérales de frontières : l'annexion du Tibet par la Chine ainsi que celle du Golan et de Jérusalem-Est par Israël.
La décision d'annexer la Crimée fait par ailleurs suite à plusieurs décisions qui, rétrospectivement, mettent en cause l'ordre européen.
En premier lieu, la décision, prise en 2007, de suspendre la participation de la Russie au traité de 1990 sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE). Ce traité avait pour objet d'éloigner la perspective d'un conflit conventionnel sur le continent en limitant les stocks d'armes. La suspension de sa participation au traité a permis à la Russie de retrouver une certaine liberté dans la « zone des flancs » définie par le traité FCE – le pourtour de la Mer noire et la zone baltique –, liberté qui s'est avérée utile dans les crises géorgienne et ukrainienne pour déployer des troupes.
En second lieu, l'abandon du mémorandum de Budapest de 1994, en vertu duquel l'Ukraine, alors en possession du troisième arsenal nucléaire mondial hérité de l'Union soviétique, signait le traité de non-prolifération et détruisait ses stocks d'armement nucléaire en contrepartie de garanties données par la Russie mais aussi les États-Unis et le Royaume-Uni, sur l'inviolabilité de ses frontières. La France, qui a souscrit cet engagement de manière unilatérale, comme la Chine, au titre des États dotés de l'arme nucléaire, sont également concernées.
Cette série de mesures unilatérales transforme de manière très profonde l'environnement stratégique en Europe.
L'attitude de la Russie prend à contre-pied les Occidentaux, qui ont construit l'architecture de la sécurité européenne sur l'hypothèse d'une coopération et d'un rapprochement progressif de l'ex-Union soviétique avec l'ensemble européen.
Or, par ses actes, Vladimir Poutine manifeste son peu d'appétence pour un rapprochement avec l'Union européenne et l'OTAN. L'une comme l'autre sont perçues comme une menace pour son pouvoir et pour son projet d'union eurasiatique, qu'il souhaite voir concurrencer l'Union européenne.
La Russie est dans son droit lorsqu'elle prend ses distances avec un projet collectif européen. Mais elle ne l'est plus lorsqu'elle entend imposer ce choix à ses voisins. Elle reconnaît à ces derniers une souveraineté limitée, selon l'expression de Leonid Brejnev : les États sont souverains mais il leur est interdit de décider de leurs alliances, de leur système politique ou de leurs dirigeants.
Le discours actuel, aux accents panrusses, sur la protection des minorités russophones est préoccupant et porteur d'instabilité dans la mesure où ces minorités sont présentes dans la plupart des pays voisins de la Russie.
Face à ces développements, les Occidentaux ont hésité à prendre acte de la volonté claire et de la résolution du président Poutine.
L'administration Obama a tenté en 2009 le « reset » des relations américano-russes ; les Européens ont multiplié les offres de coopération ; l'OTAN, dans son concept stratégique en 2010, affichait le souhait d'une sécurité coopérative avec la Russie, présentée comme un partenaire majeur. Elle affirmait que « l'Alliance ne considère aucun pays tiers comme son adversaire », que « la zone euro-atlantique est en paix, et [que] la menace d'une attaque conventionnelle contre le territoire de l'OTAN est faible ».
L'OTAN se trouve ainsi bousculée sur ses bases. Elle doit repenser sa mission de défense collective et répondre aux demandes des alliés de la partie la plus orientale. La clause de solidarité, contenue dans l'article 5, dont l'hypothèse avait progressivement été écartée, redevient d'actualité. Reste à savoir quelle réponse l'Alliance sera en mesure d'apporter si cette clause est mise en jeu.
Pour l'Union européenne, le choc est plus grand encore. Alors qu'elle se voulait un acteur étendant la paix, la stabilité et la prospérité à ses frontières, elle est présentée par les Russes comme un adversaire. Vladimir Poutine fait savoir qu'il ne partage pas la volonté de coopération toujours plus étroite que manifeste l'Union européenne.
Cette situation peut être qualifiée de « paix froide ». Il ne suffit pas de regretter que « la Russie de Vladimir Poutine pense comme au XIXe siècle au XXIe siècle ». S'il faut se garder des parallèles historiques – nous ne sommes ni en 1914, ni en 1938 ou 1947 –, force est de constater que la période dénommée, faute de mieux, « après-guerre froide » prend fin.
L'expression de « paix froide » décrit un système de sécurité européen dans lequel la perspective d'une guerre majeure, impliquant deux blocs opposés, demeure improbable, mais dans lequel l'hypothèse d'un environnement apaisé et d'une relation coopérative avec la Russie n'est plus l'hypothèse de référence. Cette situation oblige à revoir les présupposés de la sécurité en Europe.
Pour l'OTAN, la crise ukrainienne impose un retour aux fondamentaux de la défense collective. Le sommet des chefs d'État et de gouvernement prévu les 4 et 5 septembre 2014 au Pays de Galles sera l'occasion d'y réfléchir. Les États baltes et les Polonais, qui sont des partenaires majeurs en matière de défense, expriment une très forte de demande de mesures de dissuasion et de solidarité, à travers des déploiements, aujourd'hui limités, de moyens navals, aériens et terrestres. Le retour à des exercices sérieux et impliquant tous les Alliés serait un autre témoignage de la solidarité de ceux-ci. Alors que la Russie déployait plus de 25 000 hommes pour l'exercice Zapad en Biélorussie, la France, avec 1 300 hommes, était le premier contributeur, après la Pologne, de l'exercice Steadfast Jazz, l'an dernier dans la zone baltique, les États-Unis se contentant d'envoyer 150 hommes, les Britanniques encore moins et les Allemands, aucun.
D'une manière plus générale, l'OTAN doit réviser ses classiques, comme la planification de contingence, sans que cela soit interprété par la Russie comme un signe d'escalade.
La difficulté pour l'OTAN tient au juste équilibre à trouver entre des mesures militaires dissuasives sans être agressives, l'affichage de la crédibilité politico-militaire de l'Alliance sans contribuer à une escalade militaire dans les relations OTAN-Russie, des sanctions politiques – l'essentiel de la coopération OTAN-Russie est aujourd'hui suspendue – et la nécessité de préserver des canaux de dialogue avec la Russie.
L'OTAN se trouve en revanche assez démunie face à la situation en Ukraine, pays non-membre.
L'Union européenne est paradoxalement en première ligne au plan politique. Elle pourrait utilement revoir la stratégie européenne de sécurité de 2003, qui n'a fait l'objet d'aucun débat approfondi depuis 2008. Les Européens doivent plus généralement repenser leur environnement stratégique, devenu plus instable, et pas seulement à l'est.
Enfin, les Américains sont contraints de réinvestir politiquement et militairement l'Europe. L'annonce faite par Barack Obama en Pologne de consacrer un milliard de dollars au déploiement ponctuel de forces américaines pour des entraînements ou de la présence non permanente doit être relativisée car une partie de ces investissements était déjà programmée. Elle permet néanmoins d'adresser un signal politique utile sans modifier fondamentalement la stratégie américaine.
Les États-Unis ont retiré plus de 250 000 hommes du territoire européen depuis la fin de la Guerre froide, passant de 325 000 à 70 000 hommes. La redéfinition de la présence américaine en Europe s'inscrit dans un contexte budgétaire contraint. Leur budget de défense a ainsi connu une baisse de 44 milliards de dollars, soit l'équivalent du budget de l'Allemagne, qui n'est pas seulement liée au désengagement en Irak et en Afghanistan.
Face à la déconstruction d'un ordre européen dans lequel elles avaient beaucoup investi, les organisations européennes de sécurité doivent se repositionner sans tomber dans le piège d'une nouvelle guerre froide qui conforterait la rhétorique nationaliste russe.
Les Occidentaux doivent faire la preuve de leur unité et trouver un équilibre entre des mesures de réassurance à l'adresse des pays d'Europe centrale et orientale et le maintien de canaux de discussion politique avec la Russie.
Dans ce paysage incertain, la France dispose de quelques avantages et se heurte à quelques difficultés.
Elle est l'un des seuls pays à avoir continué à penser le risque de conflit majeur en Europe. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, tant en 2008 qu'en 2013, envisage cette hypothèse, ainsi que ses implications militaires.
Grâce à la dissuasion, la France a conservé une capacité à analyser les rapports de forces et les équilibres entre puissances majeures. La dissuasion nous met, en outre, à l'abri des hypothèses les plus extrêmes qui ne sont néanmoins pas à l'ordre du jour.
Notre pays a pris des mesures de réassurance grâce à un appareil militaire assez performant. Le déploiement rapide de moyens en Pologne a été apprécié par nos partenaires. De même, la France participe régulièrement depuis l'origine aux missions de police du ciel des pays baltes ou, depuis peu, de l'Islande, qui freine les intrusions régulières des avions russes dans l'espace aérien de ces pays.
Avons-nous les moyens de répondre à l'ensemble des demandes ? Ne faut-il pas repenser le volet européen de la stratégie de défense ? Autant de questions auxquelles il faut répondre sans revenir à la logique de la Guerre froide ou du réarmement des années trente. Certaines capacités majeures associées à la Guerre froide peuvent néanmoins jouer un rôle dans les missions de dissuasion et de réassurance que la nouvelle donne exige.
La crise ukrainienne valide l'hypothèse du Livre blanc d'un environnement stratégique instable justifiant le maintien d'un effort de défense raisonnable.
Alors que la Russie a augmenté le budget de la Défense de 108 % depuis dix ans, les dépenses militaires en Europe ont baissé d'environ 10 %. La France fait néanmoins exception, tout comme la Pologne, l'Estonie et les pays nordiques. Mais, au cours des cinq dernières années, le budget a diminué de plus de 10 % au Royaume-Uni, en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique et en Europe centrale. Cette situation est préoccupante. L'effort français ne suffira pas à compenser cette évolution. La Russie nous observe et juge à l'aune de telles décisions la position européenne.