Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 8 juillet 2014 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Je vous remercie pour ces questions passionnantes, auxquelles je vais m'efforcer de répondre, pour chacune d'elles, en deux temps. D'abord, quelle analyse peut-on livrer de chaque situation ? Ensuite, quelle est la position de la France, que souhaite-t-elle faire et que peut-elle faire ?

En Ukraine, les troupes régulières ont enregistré les 5 et 6 juillet derniers leurs succès les plus importants depuis le début des troubles avec les séparatistes. Les villes de Slaviansk et Kramatorsk ont été reprises. Les séparatistes se sont repliés dans la région de Donetsk.

Les échanges diplomatiques se poursuivent selon le « format de Normandie » articulé autour du quatuor formé par la France, l'Allemagne, la Russie et l'Ukraine, à côté d'interventions ponctuelles des Américains et des Polonais. Une réunion a eu lieu mercredi dernier à Berlin, dont les conclusions ont été rendues publiques, comme celles de certains échanges téléphoniques entre chefs d'Etat. En parallèle, beaucoup d'autres démarches ont lieu. J'ai le sentiment que ce format à quatre est le plus efficace en cette période, même s'il n'exclut évidemment pas le maintien de contacts soutenus avec nos partenaires européens et américain.

En Ukraine, les principaux objectifs défendus par la France sont au nombre de quatre : la proclamation et l'application d'un cessez-le-feu ; la protection de la frontière russo-ukrainienne ; la libération de tous les otages ; la réunion du groupe de travail comprenant la Russie, l'Ukraine et l'OSCE. La Russie proposait que ce groupe se réunisse à Donetsk, l'Ukraine souhaitait que la réunion se tienne à Kiev, ce que les Russes n'ont pas accepté. A l'heure actuelle, aucune solution alternative n'a été trouvée, mais les échanges se poursuivent pour aboutir à un compromis.

Les Russes ont réalisé des concessions réelles dont il faut prendre acte. Ils ont notamment accepté que les Ukrainiens puissent contrôler certains postes frontières, y compris sur leur territoire. Mais dans le même temps, on observe toujours beaucoup de passages d'hommes et d'armes en provenance de Russie, qui semble donc souffler le chaud et le froid.

Quant à l'évolution probable de la situation, le gouvernement ukrainien peut avoir le sentiment d'une progression significative à l'Est et vouloir pousser plus loin son avantage. Dans ce cas, les forces séparatistes risquent de se regrouper à Donetsk, ce qui est susceptible d'enclencher un processus de siège très dangereux. Il faut également prendre en compte l'annonce par les autorités ukrainiennes d'organiser des élections générales en octobre.

En ce qui concerne l'Iran, la négociation sur le nucléaire est censée aboutir à la date du 20 juillet, même si elle peut être prolongée par la suite. Les comptes-rendus qui me sont transmis montrent, contrairement à ce que laissent penser les proclamations de certains responsables iraniens ou russes, que les négociations piétinent. La plupart des questions importantes, relatives à l'enrichissement, au niveau des centrifugeuses, au réacteur d'Arak, aux installations de Fordow ou au contrôle et aux sanctions internationaux, n'ont pas été réglées. Cela étant, il ne faut pas préjuger de l'issue des négociations, les concessions de part et d'autre n'étant souvent obtenues qu'au terme du processus.

La position française relative au nucléaire iranien ne présente aucune ambiguïté. La France soutient la conclusion d'un accord sérieux, autorisant le nucléaire civil mais interdisant le nucléaire militaire en vue de la fabrication de la bombe. L'accord devra comprendre tous les linéaments techniques qui découlent de cette affirmation fondamentale.

Il me faut toutefois, par honnêteté, vous faire état des points suivants.

D'abord, jusqu'ici, les 5+1 présentaient une attitude homogène dans les négociations, mais au cours des derniers jours, des divergences se sont manifestées entre l'approche russe et celle des autres partenaires.

D'autre part, dans une de ses dernières déclarations, Khamenei a affirmé que l'Iran aura besoin à terme de 190 000 centrifugeuses. Aujourd'hui, nous ne sommes même pas au dixième de ce niveau.

Enfin, un souhait s'est manifesté, notamment de la part de nos partenaires américains, pour qu'une réunion ait lieu au niveau des ministres avant le 20 juillet. Il faut en effet, entre aujourd'hui et le 20 juillet, définir précisément où nous allons.

Pour résumer, la position de la France est donc claire : notre pays est favorable au nucléaire civil pour l'Iran mais s'oppose au nucléaire militaire, et soutient l'unité des 5+1, qui est déterminante pour entrer dans le vif du sujet, comme nous le souhaitons.

En Irak, l'action du groupe terroriste de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) est extrêmement dangereuse. C'est la première fois dans l'histoire qu'un groupe terroriste – dont je rappelle au passage qu'il trouvait Al-Qaïda trop mou ! – est sur le point de prendre le contrôle d'un Etat, ou d'une grande partie d'un Etat, riche de surcroît. C'est une rupture historique majeure. Nous avons devant nous un groupe terroriste qui a les moyens de la puissance. En prenant le contrôle de Mossoul, l'EIIL a mis la main sur les 500 millions d'euros qui se trouvaient en réserve dans une succursale de la Banque centrale. La déroute de l'armée irakienne lui a permis de prendre le contrôle d'armes sophistiquées, qui sont depuis passées en Syrie. Ce groupe est fanatique et barbare, à l'image de ses membres que l'on voit jouer au football avec la tête de leur victime sur Internet. Il faut garder à l'esprit que leur objectif est l'établissement d'un califat, pas seulement en Irak et Syrie, mais aussi dans le Sud de la Turquie, en Jordanie, en Israël et dans les territoires palestiniens…

Concernant la situation militaire, Bagdad semble, pour l'heure, protégée, grâce aux forces de sécurité qui s'y trouvent, mais aussi à sa population majoritairement chiite. Cela étant, les troupes de l'EIIL ne sont pas très loin. L'armée irakienne est dans une situation très difficile, alors même qu'elle est beaucoup plus nombreuse que ses adversaires. Il faut rappeler qu'ils comptent, outre les terroristes de l'EIIL, des sunnites modérés exaspérés par le comportement du Premier ministre Nouri al-Maliki.

La situation en Irak fait peser des risques importants sur les pays voisins. Les Saoudiens ont d'ailleurs massé 30 000 personnes à leur frontière. La Jordanie se sent également menacée, et certaines informations faisaient état d'une situation préoccupante au Koweït. L'EIIL a profité de ses succès en Irak pour renforcer sa présence en Syrie, au détriment des rebelles modérés, qui se trouvent pris « en sandwich » entre d'un côté les troupes de Bachar el-Assad, et de l'autre les terroristes de l'EIIL.

Face à ces évènements, la position de la France repose sur trois axes. Primo, nous condamnons fermement et clairement l'EIIL. Le conflit en Irak peut faire l'objet d'une double grille de lecture, sunnites contre chiites et modérés contre terroristes. Mais une chose est sûre : on ne peut en aucun cas prendre position en faveur d'une organisation terroriste, qu'elle soit sunnite ou chiite. C'est d'ailleurs la France qui a fait inscrire l'EIIL sur la liste des organisations terroristes. Deuxième axe de notre ligne diplomatique, nous plaidons pour un Irak uni, dans les faits très compliqué à obtenir. Il faut pour cela que les trois postes les plus importants – Président de la République, Premier ministre et Président du Parlement – soient partagés entre sunnites, chiites et kurdes. Le Parlement Irakien s'est réuni à cette fin ; la première session s'est soldée par un échec, et il doit se réunir à nouveau le 13 juillet. Pour l'heure, Maliki refuse de démissionner. La France insiste sur le fait qu'il faut parvenir à une organisation unie ; les Etats-Unis et les pays du Golfe sont d'ailleurs sur la même ligne. Par ailleurs, il faudra aussi mener des actions militaires. 500 Américains ont déjà été envoyés sur place, dont 300 conseillers militaires et 200 soldats pour renforcer la protection de l'ambassade des Etats-Unis. D'autres pays ont offert leur concours. Pour notre part, nous menons en Irak une action essentiellement diplomatique. En revanche – c'est là le troisième axe de notre politique – nous avons renforcé notre soutien à l'opposition modérée en Syrie. Il s'agit de l'aider à faire face au glissement de l'EIIL de l'Irak vers la Syrie, qui induit un fort risque de détérioration de la situation dans ce pays. Nous savons que l'EIIL fait le jeu de Bachar el-Assad, bien qu'il fasse mine de la combattre. Nous savons par exemple que, lorsque le groupe terroriste a pris le contrôle des puits de pétrole, ce même pétrole a été revendu à Bachar el-Assad. Par ailleurs, l'EIIL suscite un tel niveau de détestation, que cela risque paradoxalement de renforcer Assad. C'est pour cela que nous soutenons l'opposition modérée, tout comme les Américains, qui viennent de voter une aide de 500 millions de dollars à cet effet.

En ce qui concerne les Kurdes, j'ai eu à plusieurs reprises le Président Barzani, qui est un ami de la France, au téléphone. La situation est complexe. Le Kurdistan a une économie plutôt florissante. Les Kurdes ne sont pas contre l'idée de rester au sein d'un Irak uni s'il est décentralisé, et à condition qu'ils n'aient pas l'EIIL comme voisin. L'indépendance du Kurdistan aurait des conséquences très importantes dans la région, les Kurdes se trouvant disséminés dans plusieurs pays. Nous restons donc sur la ligne d'un Gouvernement d'union nationale. De plus en plus d'analystes pronostiquent toutefois la scission de l'Irak en trois grands ensembles. Il faut rappeler la responsabilité du Premier ministre Maliki dans cette affaire : par son comportement sectaire, il s'est aliéné les sunnites modérés, qui ont combattu aux côtés de l'EIIL. La situation politique doit donc évoluer.

Le rôle de l'Iran dans la crise irakienne est complexe. Il y a, d'un côté, la proximité chiite. Dans le même temps, l'ayatollah Sistani a fait des déclarations assez significatives. Pour notre part, nous devons nous intéresser à cette question au regard de la problématique du nucléaire iranien. Si les Iraniens intervenaient en force en Irak, la notion de sanctions économiques vis-à-vis de l'Iran poserait problème, dans la mesure où l'Irak ne serait pas, de son côté, soumis à ces sanctions. Les forces sont donc entremêlées. C'est pourquoi nous devons avoir des positions claires et discuter avec tout le monde. Et nous devons rassembler la communauté internationale contre ce mouvement terroriste.

Dans ce contexte, vous aurez sans doute constaté que le dispositif de lutte contre le terroriste va être renforcé. Les propositions de Bernard Cazeneuve seront présentées demain matin. Il s'agit spécifiquement de s'attaquer au problème des jeunes Français qui partent faire le djihad, notamment en Syrie. Notre législation est actuellement trop limitative : on ne peut pas empêcher ces personnes de sortir de France, et on ne peut les sanctionner, une fois qu'ils sont allés sur le terrain, que dans le cadre d'une association ou d'un groupe terroriste, et non à titre individuel. Il est donc, en l'état, difficile de prendre ces individus sur le fait. Nous voulons revoir notre législation sur toute la chaîne. Cela doit nous permettre, en amont, de mieux savoir ce qu'il se passe pour dissuader, notamment en ayant des contacts avec les familles. Ensuite, s'il y a des éléments probants tendant à montrer qu'un individu se prépare à partir faire le djihad, il faut pouvoir l'en empêcher. Enfin, nous devons pouvoir sanctionner ceux qui s'y sont rendus, y compris à titre individuel, et assurer le suivi de ces personnes. Nous devons aussi intervenir pour empêcher la diffusion des appels au djihad par Internet.

Dans ce contexte, il faut évidemment être aux côtés des communautés chrétiennes, qui ne sont pas les seules à souffrir mais qui souffrent énormément. En ce qui concerne les réfugiés syriens, nombreux, la France doit d'abord en prendre sa part et la décision a été prise d'accueillir 500 réfugiés supplémentaires. Mais ce sont des chiffres sans comparaison avec le nombre de réfugiés syriens dans les pays de la région, notamment en Jordanie et au Liban, où ils représentent près du tiers de la population.

S'agissant de la situation au Mali, d'après les dernières conversations que j'ai eues avec les autorités maliennes, algériennes et d'autres, les discussions menées par les autorités algériennes se passent de manière positive. Le président malien souhaite qu'elles puissent aboutir et une conférence est prévue à Alger. Si le processus se poursuit ainsi, c'est en bonne voie. La situation sécuritaire au Mali n'a rien avoir avec celle que l'on connaissait il y a un an, mais les mêmes causes produisant les mêmes effets, il faut régler la question politique.

On m'a interrogé sur l'amende de BNP-Paribas et les négociations du traité transatlantique. J'ai eu l'occasion de m'exprimer sur ces sujets. Il y a maintenant un accord entre les autorités américaines et la banque, qui s'apprête à verser une somme lourde mais qui ne menacera pas l'équilibre général de ses comptes. Cela pose naturellement la question de l'extraterritorialité des législations. Rappelons-nous la formule du Secrétaire d'Etat au Trésor américain dans les années 1970 : « le dollar est notre monnaie et votre problème ! » La seule manière de lutter efficacement contre un risque de cette sorte est d'avoir une contrepartie aussi solide que le dollar. Et c'est l'euro.

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