Plus de dix ans après la publication de la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France – à l'élaboration de laquelle mes collègues corapporteurs Marcel Rogemont et Michel Herbillon, comme d'autres membres de la commission, ont activement participé – la commission des affaires culturelles et de l'éducation a souhaité nous confier une mission d'information chargée de faire un tour d'horizon des différents aspects de la gestion des collections des musées de France, plus précisément leurs réserves et la circulation des oeuvres. Nous avons choisi d'adopter un point de vue global et d'aborder les différents aspects de la gestion des collections des musées, de l'entrée des oeuvres dans les collections jusqu'à leur exposition au public. La mission a étudié les conditions de conservation des oeuvres dans les réserves des musées, les modalités de leur circulation – notamment au travers de prêts ou de dépôts –, mais aussi les conditions de leur restauration et enfin la question de la recherche de provenance des oeuvres qui entrent ou sont entrées dans les collections publiques. Nous avons ainsi abordé, à la suite des travaux de Mme Corinne Bouchoux au Sénat, la question de la présence dans nos collections publiques d'oeuvres aux origines douteuses, car spoliées durant la Seconde Guerre mondiale.
À l'issue des huit premiers mois de nos travaux, nous avons souhaité vous présenter un point d'étape. Comme le rappelait le président, nous avons déjà procédé à une quarantaine d'auditions et visité plusieurs réserves de musées que ce soit celles du Louvre, celles Musée national d'art moderne situées dans le nord de Paris ou celles du musée du Quai Branly. Nous nous sommes rendus à Londres où nous avons rencontré les responsables de trois grands musées et visité leurs réserves. Nous nous sommes en effet intéressés non pas aux salles d'exposition mais aux parties cachées des musées, essentielles à la vie de ces établissements. La mission a également rencontré à Londres les responsables de la Commission pour l'art spolié en Europe. À Washington et New York d'où nous revenons, nous avons procédé de même, visitant des réserves de musées et rencontrant également des personnalités extérieures au monde des musées stricto sensu : avocats, responsables de grandes maisons de vente aux enchères, représentants de grandes organisations juives…
Nous avons choisi d'organiser notre réflexion autour de quatre enjeux centraux : connaître les collections publiques, les conserver dans de bonnes conditions, assurer une meilleure sécurisation juridique de leur provenance et, enfin, les faire circuler pour les présenter à un public le plus large.
Le premier sujet sur lequel s'est penchée la mission est celui du récolement général des collections publiques, prévues par la loi de 2002 et qui devait s'achever en juin 2014. Il est clair que de très nombreux musées n'ont pas rempli cette obligation légale, qui consiste à rapprocher les pièces physiquement présentes dans les collections des listes d'inventaires.
Nous avons cherché à comprendre les raisons du retard pris par ces opérations dans une proportion très importante de musées et identifié d'ores et déjà plusieurs explications : le retard pris pour publier les textes d'application ; le retard pris par certains musées pour établir leur propre « plan de récolement décennal » ; les difficultés diverses qui ont pu être rencontrées au cours des campagnes de récolement elles-mêmes, lorsqu'elles ont révélé des lacunes de l'inventaire, notamment ; le manque de moyens humains – c'est l'argument qui revient le plus souvent – mais aussi le manque d'informatisation des données. À toutes ces raisons s'ajoute une certaine sous-estimation de l'ampleur de la tâche à accomplir, voire une réticence de certains conservateurs vis-à-vis d'une tâche chronophage et ingrate, infiniment moins visible que l'organisation d'une exposition temporaire.
Sur ce premier point, nos pistes de réflexion sont les suivantes : nous souhaitons, en premier lieu, procéder à l'analyse fine des résultats du récolement qui nous seront transmis par le ministère de la culture, afin d'identifier avec plus de précision les raisons du retard pris par les opérations et de mettre en avant les méthodes retenues par les musées qui sont parvenus à réaliser leur récolement dans les temps. Nous estimons d'ores et déjà qu'il convient de distinguer le cas des collections des musées d'archéologie, dont le nombre colossal d'objets rend nécessaires des aménagements procéduraux. En outre, il est apparu lors des premières auditions que le ministère n'était pas en capacité aujourd'hui de faire le point exact sur le nombre de musées de France qui ne sont plus en activité ; nous estimons que des marges de progrès substantiels existent, d'autant que le bilan des opérations de récolement devrait fournir l'occasion de disposer d'un tableau de bord fiable de l'état des musées de France sur tout le territoire. Nous allons enfin nous pencher sur les opérations dites de « post-récolement » qui permettent des recherches complémentaires sur certaines oeuvres (restaurations antérieures, changements de localisation, recherche de provenance) mais aussi la recherche pure et simple des oeuvres manquantes, voire le dépôt de plainte pour vol.
S'agissant de notre deuxième sujet, celui des conditions de conservation des oeuvres dans les réserves des musées, je veux dire de manière liminaire qu'un musée ne se limite pas à ses salles d'expositions ouvertes au public et que, pour bien fonctionner, il doit disposer de réserves, à la fois lieux de stockage des oeuvres qui ne peuvent être exposées mais aussi lieux d'étude et, plus largement, de gestion des collections conservées par le musée.
Nous nous sommes intéressés aux « coulisses » des musées, à ces zones fonctionnelles de traitement des collections que ne voit pas le public mais qui ne doivent pour autant pas être négligées. Or, nous avons constaté que peu de musées datant de plus de dix ans ont engagé une réflexion approfondie sur les moyens de renforcer l'efficacité de la gestion de leurs réserves.
La fonction première des réserves est de contenir les oeuvres conservées par le musée qui ne peuvent pas être exposées dans les salles ouvertes au public, que ce soit parce que ces oeuvres ne peuvent, pour des raisons de conservation, être durablement exposées au public (c'est le cas des textiles, des photographies ou des dessins, notamment) ou parce qu'elles ne sont pas en état d'être exposées et nécessitent une restauration, ou bien encore parce que leur exposition n'aurait que peu de sens pour le grand public (ce qui est le cas des séries d'objets dans les collections de comparaison des muséums d'histoire naturelle, par exemple) ou bien enfin parce qu'elles ne correspondent pas au goût de l'époque. Les réserves permettent en effet d'adapter les collections exposées au goût du public, rendant ainsi possible l'exposition d'oeuvres qui redeviendraient à la mode.
À l'issue de ses premiers mois de travaux, la mission d'information a identifié trois séries de difficultés principales auxquelles sont confrontés les musées dans la gestion de leurs réserves. Nombre de musées sont en premier lieu confrontés à une inadaptation de la surface de réserves disponibles pour accueillir leurs collections et exercer les missions qui leur sont confiées. Un certain nombre de réserves pâtissent en outre de conditions de sécurité insatisfaisantes, voire potentiellement dangereuses pour les collections. C'est le cas des musées situés sur les bords de Seine à Paris et menacés par le risque de crue centennale. Enfin, certains musées qui louent des locaux à des propriétaires privés se trouvent confrontés à une insécurité de nature juridique, liée à l'incertitude du renouvellement du bail ; c'est notamment le cas des réserves décentralisées du Musée national d'art moderne, dont le bail prendra fin en 2020.
Sur ce deuxième sujet, nos pistes de réflexion sont les suivantes : la mission va poursuivre ses travaux afin d'analyser plus précisément les exemples de « réserves modèles » et d'identifier les lignes directrices qui pourraient être celles d'une gestion rénovée des réserves. Nous allons étudier les conséquences de l'abandon du projet d'un Centre de conservation, de recherche et de restauration des musées de France à Cergy-Pontoise et sur la recherche d'autres solutions durables pour les réserves des musées parisiens concernés. Plus largement nous allons approfondir nos réflexions sur la mutualisation des réserves, qui n'est pas toujours la solution la plus pertinente, comme cela nous a été dit aux États-Unis ou à Londres. Nous allons enfin élargir notre réflexion à celle du statut des oeuvres qui sont déposées en réserves : si les réserves ont vocation à accueillir des oeuvres en attente d'exposition, doivent-elles demeurer des lieux de stockage d'oeuvres qui ne seront sans doute jamais montrées au public ?
Notre troisième axe d'étude est un sujet qui porte davantage à polémique : il s'agit de la sécurisation juridique des collections et des recherches de provenance des oeuvres à l'origine douteuse.
S'interroger sur la gestion des collections publiques conduit en effet inéluctablement à étudier la question de la provenance des oeuvres entrées dans les collections après avoir changé de propriétaires.
Les musées sont régulièrement confrontés à des contestations de la propriété publique de telle ou telle oeuvre qui n'aurait pas dû entrer dans les collections publiques car volée à son légitime propriétaire, ce qui est, notamment, le cas des oeuvres spoliées sous l'Occupation en France.
Sur les 60 000 oeuvres retrouvées en Allemagne ou en Suisse à la fin de la Seconde Guerre mondiale et envoyées en France en raison d'indices laissant penser qu'elles en provenaient, plus de 45 000 ont été restituées à leur légitime propriétaire dans l'immédiat après-guerre. Les oeuvres restantes ont été réparties en deux catégories : 2 000 d'entre elles ont été sélectionnées par une « commission des choix », présidée par le directeur général des arts et lettres de l'époque, pour être exposées au musée de Compiègne entre 1950 et 1954 avant d'être placées sous la garde des musées : ce sont les « Musées nationaux récupération » ou « MNR » – acronyme indigeste, certes, mais qu'il convient de connaître. Les quelque 13 500 autres ont été vendues par le service des Domaines.
Ce qu'il est important de savoir, c'est que les oeuvres dites « MNR » ont un statut particulier, fixé par un décret du 30 septembre 1949 : elles sont exposées dans les musées mais inscrites sur un inventaire distinct car elles ne font pas partie des collections des musées, l'État n'en étant que le détenteur provisoire dans l'attente d'une restitution éventuelle.
Comme cela a été souvent rappelé lors des auditions, une fois le premier travail de restitution effectué dans l'immédiat après-guerre, nombreux ont été les acteurs du monde muséal à considérer que le sujet était clos. D'ailleurs peu de restitutions ont eu lieu depuis les années 1950 : si entre 1951 et 1955, vingt-cinq MNR qui ont été restitués, il n'y eut que quatre restitutions entre 1957 et 1979 et aucune entre 1979 et 1994. Comme l'écrit Mme Corinne Bouchoux dans sa thèse consacrée sur le sujet, « l'administration et ses fonctionnaires vont en quelque sorte hériter d'une situation quelque peu floue qui deviendra une sorte de secret de famille dans le monde des musées, de l'art, de la culture ».
Le sujet est revenu sur le devant de la scène dans les années 1990, sous l'impulsion du président Jacques Chirac, qui a confié en 1997 à une commission présidée par M. Jean Mattéoli une mission d'étude sur la spoliation des Juifs en France, dont un des sept rapports sectoriels porte sur le pillage de l'art en France pendant l'Occupation. Grâce à cette démarche que l'on peut qualifier de proactive, ce sont pas moins de trente-trois MNR qui ont été restitués entre 1996 et 2000. Depuis lors, le rythme des restitutions a marqué un net ralentissement, le sujet retombant quasiment aux oubliettes.
Au total, ce sont donc 102 oeuvres MNR qui ont été restituées depuis 1951, ce qui semble bien peu si on rapporte ce chiffre aux quelque 2 000 oeuvres classées MNR après-guerre. Si nous mesurons la difficulté qu'il peut y avoir aujourd'hui, près de 70 ans après la Libération, à restituer ces oeuvres à leur légitime propriétaire, il n'en demeure pas moins que notre pays, qui ne sera jamais propriétaire de ces oeuvres, a le devoir moral de continuer à rechercher les ayants droit.
Dans ce contexte, nous saluons la politique volontariste engagée par la ministre Aurélie Filippetti et la mise en place en 2013 d'un « groupe de travail », placé auprès de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), chargé d'adopter une démarche proactive de recherche des ayants droit des MNR réputés spoliés avec un niveau élevé de certitude. On peut en attendre un fort accroissement du nombre de restitutions, même s'il faut se rendre à l'évidence : tout ne pourra pas être restitué. Il faut en tout cas tout mettre en oeuvre pour tourner cette page sombre de notre histoire.
Au-delà du cas des MNR, nous avons souhaité étudier la question du cas potentiel d'oeuvres entrées légalement dans les collections publiques alors qu'elles auraient une origine spoliatrice. Compte tenu de l'histoire des spoliations, rien n'interdit de penser qu'il y ait aujourd'hui, dans les collections publiques, des oeuvres qui, bien qu'entrées légalement dans les collections publiques et même vendues ou léguées par des propriétaires de bonne foi, sont d'origine spoliatrice. Nous avons donc eu deux séries d'interrogations : les procédures d'acquisition des oeuvres sont-elles suffisamment encadrées pour garantir qu'aucune oeuvre au passé douteux ne puisse entrer aujourd'hui dans les collections de nos musées ? Comment nos musées pourraient-ils améliorer leurs recherches sur la provenance des oeuvres figurant dans leurs collections ?
Sur ce troisième sujet, la mission va poursuivre ses travaux afin d'affiner les préconisations qu'elle entend formuler au sujet des oeuvres MNR. Nous souhaitons que s'engage un effort général de transparence avec un plus large accès aux archives aux fins d'identification des ayants droit potentiels, une modernisation du site internet Rose-Valland, qui n'est pas régulièrement mis à jour, et une identification plus claire des oeuvres MNR dans les salles des musées afin de mieux les distinguer des oeuvres des collections. La mission veut aussi mettre en lumière les pratiques de certains musées exemplaires en la matière, comme celui d'Angers. Elle veut enfin réfléchir à la définition d'un statut pour les oeuvres MNR qui n'auront pu être restituées une fois passé un certain délai et qui auraient vocation à rejoindre les collections publiques. Faut-il prévoir une sorte de musée virtuel qui regrouperait toutes les oeuvres ou même un lieu qui les exposerait toutes ?
La mission va en outre formuler des préconisations pour que se diffuse plus largement dans nos musées une culture de la recherche systématique de la provenance des oeuvres des collections publiques ayant changé de mains entre 1933 et 1945. Elle va aussi s'intéresser à la formation des conservateurs : la formation dispensée à l'Institut national du patrimoine sur les questions de recherche de provenance doit en effet être renforcée. Nous allons, enfin, nous intéresser aux pratiques des maisons de ventes volontaires en France ; nous avons rencontré à New York le responsable des recherches de provenance de chez Sotheby's et nous souhaitons interroger les maisons françaises sur leurs politiques de recherche de provenance des oeuvres qu'elles mettent en vente.
J'aborde enfin le dernier sujet étudié par la mission : la circulation des oeuvres. Prêts et dépôts d'oeuvres, qui sont une tradition déjà ancienne de nos musées, présentent l'intérêt d'assurer une diffusion des collections à un public plus large, mais aussi un meilleur équilibre territorial dans la répartition des collections publiques. Les prêts sont accordés pour quelques mois à une institution française ou étrangère pour permettre la réalisation d'une exposition temporaire, tandis que les dépôts sont consentis pour une durée de cinq ans – renouvelables – afin de renforcer la présentation des collections permanentes au sein de musées de France ou de monuments historiques ouverts au public.
Or, il apparaît qu'il existe d'importantes marges pour de nouveaux dépôts des musées nationaux au profit des autres musées de France. Nous avons donc cherché à identifier les freins à la circulation des oeuvres. Le premier d'entre eux résulte de la trop mauvaise connaissance de l'état des lieux ; le second a trait aux procédures, qui font des décisions de mise en dépôt des actions inconditionnées et perpétuelles, au détriment d'une politique cohérente avec le projet culturel de chaque musée.
Nous plaidons donc pour une plus grande circulation des oeuvres qui favorise un meilleur accès de tous à la culture et un enrichissement du patrimoine muséal ne reposant pas uniquement sur les crédits d'acquisition qui, on le sait, diminuent chaque année. Nous allons prolonger nos travaux afin, en premier lieu, de poursuivre les investigations sur les freins à la circulation des oeuvres, en s'intéressant notamment aux régimes d'assurance. En second lieu, nous souhaitons définir les axes d'une réelle politique des dépôts, cohérente et équilibrée, permettant d'une part d'assurer une meilleure égalité des territoires – entre Paris et la province, mais aussi entre les métropoles régionales et les collectivités plus petites – et, d'autre part, de mettre davantage en cohérence les fonds des musées dépositaires avec leur projet scientifique et culturel. Les dépôts ont longtemps servi à désengorger des réserves des musées déposants ; ce ne doit plus être le cas et il convient au contraire de davantage les valoriser dans un projet d'étude et de conservation cohérent.
Voici les constats partagés par les rapporteurs – du moins je le crois ! – ainsi que les principales pistes de réflexion qui vont guider la suite de nos travaux. L'intégralité de nos préconisations vous sera présentée à la fin de l'année. Je tiens à souligner l'ambiance studieuse et amicale dans laquelle nous avons travaillé tous les quatre sur ce sujet passionnant des « coulisses » de nos musées, indispensables à leur bon fonctionnement.