Je vous remercie de m'offrir l'occasion de rajeunir (Sourires). J'avais été auditionné avec M. Denis Piveteau par M. Morange peu de temps après la création de la CNSA, il y a donc dix ans. J'ai hésité à accepter votre invitation, car il y a maintenant un certain temps que j'ai quitté la CNSA. Mes connaissances sont donc un peu trop obsolètes pour répondre à des questions très précises sur la CNSA. Mais, puisque vous m'avez invité à titre de « grand témoin », c'est avec plaisir que je m'exprimerai devant vous.
Avec le recul, cinq intuitions qui étaient à l'origine de la CNSA me paraissent avoir suivi leur chemin. En 2006, la Cour des comptes, sous la plume de son président de l'époque, M. Philippe Séguin, avait qualifié la Caisse, dans l'un de ses rapports, d'organisation sui generis – ce qui était assez perspicace. Nous avons eu la chance, Denis Piveteau et moi-même, de vivre ce moment où nous avons pu prouver le mouvement en marchant. Il n'est pas si fréquent de vivre la naissance d'une « start-up administrative »… Je le dis en souhaitant que le naturel ne revienne pas trop vite au galop et que nous gardions cet état d'esprit imaginatif et créatif.
La première intuition est fondamentale. C'était la première fois qu'une institution réunissait les personnes âgées dépendantes et les personnes en situation de handicap. J'observe d'ailleurs que, si les gouvernements se succèdent, on continue à nommer un ministre des personnes âgées d'un côté et un ministre des personnes handicapées de l'autre, ce qui ne laisse pas de me surprendre.
Cette intuition, qui s'est révélée juste, a eu très rapidement trois conséquences. A très vite été mise au jour l'aberration que constituait la barrière d'âge – je préciserai même : toute barrière d'âge. Ensuite, l'ensemble des acteurs membres du conseil de la CNSA se sont retrouvés autour d'une sémantique : la perte d'autonomie, quel qu'en soit le motif – naissance, accident de la route, grand âge, maladie… Cela a vite fait apparaître que nous étions face à une transition épidémiologique liée au vieillissement, qui se traduit par un fait majeur : la chronicité. Nous ne guérissons pas des maladies, mais nous n'en mourons plus – nous vivons avec. Cela a des conséquences sur l'autonomie. Au bout du raisonnement, nous arrivons à une notion très importante. Les Anglais ont deux verbes pour le soin, to cure et to care. Le soin et le prendre-soin sont deux éléments également importants. J'ai été, avec le professeur Didier Sicard, l'un des auteurs du rapport sur la fin de vie. La littérature sur le sujet nous montre qu'il est décisif pour la qualité de la prise en charge, y compris en ce qui concerne les cancers, d'introduire le plus tôt possible les soins palliatifs – non pas comme soins de fin de vie, mais comme soins de support. Il est sans doute devenu banal de le dire, mais l'accompagnement est aussi important que les soins les plus aigus.
L'idée a fait son chemin. Nous l'avons prolongée, avec Denis Piveteau, lorsque nous avons conduit les travaux du Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie (HCAAM), en faisant approuver à l'unanimité des acteurs la notion de médecine de parcours, ou de parcours de soins et de santé. J'ai moi-même prolongé cette intuition dans le rapport, remis au Gouvernement en juin 2013, du « Comité des sages », que je présidais et qui était chargé de « plancher » sur la stratégie nationale de santé, en montrant que les défis majeurs étaient désormais la chronicité et la polypathologie, qui expliquent plus des deux tiers de la croissance de la dépense. Or, qui dit chronicité dit interface entre différentes compétences professionnelles. Quel que soit le secteur d'activité, rendre les interfaces aussi fluides que possible permet de progresser en qualité de soins comme en matière de réduction des dépenses. Il n'y a donc pas d'alternative pour l'avenir que de raisonner en termes de parcours de soins et de santé si l'on veut à la fois mieux soigner et faire face au défi du financement.
Je suis membre du Comité d'alerte sur l'évolution des dépenses d'assurance maladie. Je suis convaincu que faire passer de 2,5 % à 2 % la croissance de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (ONDAM) constitue un vrai changement de paradigme. On ne réussira pas à coups de rabot sur le panier de soins, même s'il faut continuer à le faire – mieux vaut rembourser des médicaments efficaces que des médicaments inefficaces –, mais la véritable voie d'avenir consiste à travailler sur la fluidité du parcours de soins et de santé, donc à franchir la frontière entre le secteur sanitaire et le secteur médico-social, comme entre les établissements et le domicile. Je vous renvoie au rapport que j'ai rédigé pour le « Comité des sages ».
J'ajoute que les ruptures dans ce domaine sont éthiquement et humainement insupportables.
Cette première intuition, si importante, a continué de cheminer. Elle est portée par l'ensemble des acteurs. Hors du champ des caméras, chacun se reconnaît en effet dans ce diagnostic.
La deuxième intuition est la conciliation entre droit commun et réponse personnalisée. Nous sommes partis, tant avec les associations qu'avec les organisations syndicales, d'un principe classique en France : le primat de l'égalité. Chemin faisant, nous nous sommes aperçus que cela n'avait pas de sens de créer un droit spécifique pour les personnes en perte d'autonomie. En effet, plus nous serons capables de répondre à une situation complexe, et plus nous serons capables de répondre à toutes les situations. Pour prendre un exemple, la réalisation de plans inclinés pour les personnes en fauteuil roulant n'intéressera pas grand monde ; il en ira autrement si l'on précise que cette réalisation sera aussi utile à la personne âgée qui commence à avoir du mal à marcher et à tirer sa valise, à la maman avec une poussette, et au jeune qui s'est cassé la jambe et se déplace avec des béquilles. Cette idée d'un droit commun plutôt que de droits spécifiques pour chacun est extrêmement motivante. La découverte d'une transversalité concernant l'ensemble des situations a d'ailleurs été une étape très importante pour le conseil de la CNSA. L'une des principales difficultés auxquelles je me suis heurté comme président est la verticalité de chacun : pour un aveugle, un sourd n'est pas une personne en situation de handicap, puisqu'il n'est pas aveugle. Le risque est donc grand que chacun défende son intérêt, comme nous le voyons avec les associations de malades – ce qui est somme toute logique. Mais nous avons découvert progressivement un élément transversal à toutes les situations, qui intéresse tout le monde.
Nous sommes arrivés à une autre conclusion : le droit commun passe naturellement par des réponses d'équité, mais aussi par des réponses personnalisées. C'est une avancée décisive de la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui parle de projet de vie de la personne. Le législateur de 2004 avait d'ailleurs déjà avancé cette notion avec l'allocation personnalisée d'autonomie (APA). Pour moi, c'est un défi majeur des services publics aujourd'hui : nous avons deux hémisphères, l'un qui demande l'égalité et l'autre qui demande une réponse personnalisée pour chacun d'entre nous.
Au fond, nous avons compris un phénomène important, le renversement de la pyramide – qui signifie qu'on part de la personne. La réponse ne passe plus par un formulaire administratif de la commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (COTOREP), mais par un dialogue avec la personne. Certes, c'est compliqué, et nous avons toujours été conscients qu'il faudrait des années pour aller au bout de l'intuition ; mais celle-ci a été confirmée par le législateur, tant en 2004 qu'en 2005.
Troisième intuition : ce renversement de logique s'entend également du point de vue budgétaire. On vous a certainement parlé des programmes interdépartementaux d'accompagnement des handicaps et de la perte d'autonomie (PRIAC). Il s'agit de partir du besoin pour aller vers le budget. Cela suppose une connaissance claire des besoins – et nous avons mesuré combien nous étions en retard sur ce terrain. Je voudrais néanmoins rendre hommage à Denis Piveteau et à ses services pour la qualité des dossiers remis au conseil : ils allaient chercher toute l'information disponible, y compris avec des variables « proxy », comme disent les statisticiens, pour essayer d'approcher la réalité. Venant moi-même du secteur sanitaire, je pensais que nous étions très en retard ; j'ai découvert que le secteur médico-social l'était encore plus… Mais la logique était là, et la vision claire des situations est un point très important.
Cela n'empêche pas qu'il faille un peu d'intelligence. À notre arrivée à la CNSA, l'administration de l'État avait pour habitude de raisonner à partir du pourcentage de personnes âgées de plus de soixante-quinze ans dans un département Nous avons ajouté un deuxième critère : ce même pourcentage dans dix ans. La combinaison des deux critères donne une vision un peu différente de celle que l'on obtient en se bornant au premier.
Certes, il y a beaucoup de progrès à faire dans les systèmes d'information et la captation de l'information, mais un vrai travail d'intelligence à partir des chiffres n'en est pas moins nécessaire. N'attendons pas pieusement d'avoir un système d'information parfait – nous ne l'aurons jamais. Essayons d'y travailler, mais développons en même temps une intelligence des chiffres et une habileté statistique.
Une fois les besoins identifiés, il faut faire des choix de priorités. Sortons du jeu qui consiste à nier le besoin pour pouvoir dire que le budget est identique à ce besoin. Reconnaissons que les besoins existent, que le budget ne peut répondre immédiatement à tous, et que la situation budgétaire nous impose de faire un choix de priorités. Cette clarté a été précieuse vis-à-vis des acteurs du conseil de la CNSA. Je rends ici hommage aux associations de personnes en situation de handicap, qui ont accepté – sans doute un peu plus que les associations de personnes âgées – d'entrer dans ce raisonnement. Il est primordial d'être reconnu dans son besoin pour pouvoir comprendre la logique d'arbitrage budgétaire et de choix de priorités.
La quatrième intuition est, hélas, toujours d'actualité. Nous avons cherché à faire du conseil de la CNSA un espace public. On pourrait parler de contre-démocratie, au sens non d'opposition, mais de contrefort. Nous avons essayé de découvrir ensemble qu'il était possible d'aller très loin dans la recherche des convergences comme dans l'identification précise des divergences. Il ne s'agit pas seulement d'être pour ou contre, mais aussi de dire pourquoi et à quelles conditions cette position pourrait évoluer. Nous avons vécu là des moments très émouvants. Je pense au rapport d'octobre 2007, que nous avions mis quatre mois à écrire mais qui a fait l'objet d'un vote unanime du conseil – ce fut un moment magique, où nous nous sommes surpris à découvrir que nous étions capables d'élaborer un travail commun. Certes, ce n'était pas de la grande littérature, et il faisait la part belle au compromis ; mais enfin, nous l'avions fait. Je pense aussi à la convention d'appui à la qualité de service des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). Comme vous le savez, la loi avait prévu que la CNSA signe un contrat avec chaque département. Lorsque Denis Piveteau a présenté la première convention-type devant le conseil, celui-ci s'est divisé entre les départements, qui me demandaient de leur donner l'argent et de les laisser s'occuper du reste, et les associations de personnes handicapées, qui refusaient de leur faire confiance et exigeaient une batterie d'indicateurs. Il nous a fallu un an de discussions ; mais en définitive, nous avons fait voter la convention-type à l'unanimité, lors de mon dernier conseil comme président. Trois ans après, lorsque le nouveau directeur de la Caisse, M. Laurent Vachey, a présenté l'évolution de cette convention, le vote a été acquis en quelques minutes. Certains diront que nous avons perdu un an, mais nous avions gagné beaucoup pour la suite.
Cette idée forte, qui est encore d'actualité, n'est rien d'autre que la découverte de la confrontation des points de vue au sens du point d'où je vois.