Intervention de Sébastien Pietrasanta

Réunion du 22 juillet 2014 à 15h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSébastien Pietrasanta, rapporteur :

Nous sommes donc saisis, en première lecture, du projet de loi renforçant les dispositions de lutte contre le terrorisme, déposé le 9 juillet dernier, que vous venez, monsieur le ministre, de présenter en détail.

Non, ce projet ne répond pas à un fait divers et ne fait pas suite à une émotion particulière ; le droit français s'adapte à une évolution de notre société tout en restant fidèle à ses principes constitutionnels. Non, il n'est pas liberticide. Non, nous n'entrons pas dans l'ère de Minority Report, ce fameux film de Spielberg où la société du futur a éradiqué le crime en se dotant d'un système de prévention, de détection et de répression le plus sophistiqué au monde grâce aux extralucides. Non, nos magistrats et nos services de renseignement ne sont pas extralucides mais s'appuient et s'appuieront sur des faits matériels. Non, Internet ne peut être une zone de non-droit où les pouvoirs publics n'auraient pas le droit de cité. Non, faire l'apologie du terrorisme ou provoquer à commettre des actes de terrorisme ne relève pas de la liberté d'expression. Non, le djihadisme n'a rien à voir avec une religion. Nous refusons toute polémique du bouc émissaire, notamment dans cette période particulièrement troublée.

Après plus de vingt heures d'auditions en quelques jours, j'affirme que ce texte est équilibré et répond à une situation préoccupante pour notre pays.

Sur le contexte, je ne détaillerai pas, dans mon propos, l'état de la menace, qui fera l'objet d'une étude détaillée dans mon rapport écrit. Je me bornerai à souligner les grands enseignements que je retire des auditions que j'ai réalisées.

Tout d'abord, je souligne l'ampleur inédite de la menace.

La proximité du théâtre d'opérations syrien explique sans doute une telle ampleur, puisqu'il est assez commode de s'y rendre, bien plus commode en tout cas que pour rejoindre la zone pakistano-afghane. Cette ampleur inédite tient sans doute aussi à la montée en puissance de la propagande sur Internet et, singulièrement, sur les réseaux sociaux.

À la date du 17 juillet, les services français recensaient 896 personnes de nationalité française ou résidant en France concernées par ces filières, soit une progression de 58 % en six mois : 340 sont actuellement en Syrie, dont 7 mineurs et 55 femmes ; 172 sont revenues de Syrie, dont une centaine sur notre territoire ; 33 ont été tuées dans des combats ou dans des attentats suicides.

Les volontaires partant de France constituent le plus fort contingent parmi les combattants européens, dont le nombre est estimé à 1 500 – sur un total d'environ 9 000 combattants étrangers.

Dans le cadre des « filières » djihadistes, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) traite actuellement une soixantaine de procédures judiciaires, impliquant plus de 300 personnes.

Je suis ensuite frappé par le fait que la menace d'attentats par des djihadistes de retour en France et en Europe se concrétise : outre l'attaque contre le Musée juif de Bruxelles du 24 mai dernier, plusieurs projets d'attentats émanant de djihadistes revenus de Syrie sur notre territoire ont été empêchés ces derniers mois grâce à l'intervention efficace de nos services, auxquels je souhaite rendre hommage. En février dernier, l'interpellation dans le Sud de la France de l'un de ces djihadistes revenus de Syrie a conduit à la découverte de plusieurs engins explosifs artisanaux. Plus récemment, les investigations ont confirmé les intentions criminelles de plusieurs de ces volontaires de retour en France qui conservaient des liens avec des réseaux de l'État islamique basés en Syrie et recherchaient sur Internet des armes et des modes de fabrication d'explosifs.

Sur ce point, les auditions ont laissé place à des interprétations diverses. Certains ont expliqué que le but des djihadistes français était avant tout localisé en Syrie ou en Irak et qu'une action à l'encontre de la France n'interviendrait qu'après qu'ils auront été « déçus » par l'absence de concrétisation du projet de création d'un État islamique. D'autres personnes ont, en revanche, souligné le fait que des responsables d'Al-Qaïda appelaient à atteindre leurs objectifs en Europe et en France.

Cela dit, cette discussion n'a qu'une portée limitée : que la menace soit immédiate ou à moyen terme, tous s'accordent sur le fait qu'elle est bien réelle. L'affaire « Nemmouche » en a récemment montré toute l'acuité.

Troisième élément : les Français ou résidents français participent de plus en plus activement aux combats en Syrie et en Irak – comme l'atteste le nombre croissant de morts – mais également aux exactions des groupes djihadistes – je pense à la police de la charia le vendredi. Le nombre de morts dans des attentats suicides – au moins une dizaine, dont deux en Irak, au nom de l'État islamique – augmente de manière significative.

La désinhibition à la violence extrême et les traumatismes induits contribuent à l'aggravation de la menace émanant de l'ensemble de ces personnes à leur retour en Europe.

Quatrième élément : les filières de volontaires francophones se sont structurées. Les djihadistes disposent désormais de brigades, appelées « katibats », francophones.

Cinquième élément, et non le moindre : le phénomène se nourrit de la surmédiatisation du djihad syrien par Internet et les réseaux sociaux , qui contribue à l'accélération des recrutements, notamment chez les plus jeunes. Cette action a été théorisée sous l'expression de « Djihad médiatique ».

Je rappellerai à titre d'exemple qu'en 2007, Ayman Al Zawahiri, nouveau chef d'Al-Qaïda depuis la mort d'Oussama Ben Laden, déclarait que ceux qui mènent le « Djihad médiatique » sont des soldats anonymes de la cause au même titre que ceux qui combattent dans les zones de conflit, et leur promettait, en récompense, le paradis. Ces propos illustrent bien la place essentielle, parfaitement comprise par les terroristes eux-mêmes, qu'occupe désormais la communication sur Internet.

Plus de 44 mineurs, dont 13 filles, ont quitté la France pour la Syrie. La plus jeune d'entre elle, recrutée par Internet et partie de région parisienne pour épouser un combattant en Syrie, est âgée de 14 ans seulement !

Sixième et dernier élément : la diversification des profils des volontaires. La plupart sont inconnus des services au moment de leur départ. 21 % d'entre eux sont convertis et ont été radicalisés dans des délais parfois extrêmement brefs, révélant ainsi des fractures préoccupantes au sein de notre société. Le phénomène s'étend désormais à des catégories socioprofessionnelles plus variées et ce, sur l'ensemble du territoire grâce notamment à Internet.

Ce projet de loi vise toutes les formes de terrorisme. Il se décline autour de quatre axes que je rappellerai succinctement. D'abord, des mesures de police administrative, parmi lesquelles la mesure d'interdiction de sortie du territoire (article 1er), la codécision du ministre de l'Intérieur en matière de gel des avoirs (article 8), l'allongement de 10 à 30 jours du délai de conservation des données dans le cadre des interceptions de sécurité (article 15) ou encore l'extension à l'outre-mer de la loi (article 18).

Deuxièmement, des dispositions renforçant les mesures d'assignation à résidence (article 2) et les étendant à l'ensemble du territoire (articles 16 et 17).

Troisièmement, des incriminations pénales plus dissuasives en matière de terrorisme, au premier rang desquelles la création de l'infraction d'entreprise terroriste individuelle (article 5).

Enfin, des mesures visant à lutter contre la propagande djihadiste sur Internet : il s'agit principalement du transfert des délits de provocation au terrorisme et d'apologie du terrorisme de la loi du 29 juillet 1881 vers le code pénal (article 4) et de la création d'une possibilité de blocage administratif des sites de provocation au terrorisme ou d'apologie du terrorisme (article 9).

J'en viens à mes propositions d'amendements.

Tout d'abord, sur la mesure d'interdiction de sortie du territoire prévue à l'article 1er, nous savons qu'elle aura sans doute un impact dissuasif limité : elle pourra être contournée par des individus très déterminés, qui n'utiliseront pas l'avion et contourneront les postes frontières de l'Espace Schengen. Certes, mais, malgré tout, elle dissuadera sans conteste des personnes non complètement radicalisées.

Ensuite, cette mesure emporte retrait du passeport. J'observe cependant que l'accès à de nombreux pays, dont la Turquie, peut se faire sans passeport, sur simple présentation de la carte nationale d'identité. Je souhaite donc que celle-ci puisse être également retirée contre remise d'un récépissé valant justification de l'identité. Notre collègue Guillaume Larrivé a d'ailleurs déposé un amendement en ce sens.

À ce même article 1er, je souhaite que la personne concernée, qui sera entendue par le représentant du ministre de l'Intérieur, puisse être assistée, si elle le souhaite, d'un avocat. Cette possibilité ne pourra pas être utilisée de manière dilatoire, puisque la personne qui se sera déjà vue notifier la mesure administrative n'aura alors aucun intérêt à recourir à un avocat dans le seul but de retarder le processus administratif.

À l'article 2, le Gouvernement propose de créer une nouvelle infraction s'appliquant aux personnes assignées à résidence, qui entreraient en relation avec des personnes figurant sur une liste pré-établie. La peine proposée est de trois ans d'emprisonnement, alors que deux autres infractions prévues par l'article L. 624-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile sont assorties d'une peine d'un an de prison. Cette peine s'applique à la personne assignée à résidence qui n'a pas respecté soit les prescriptions liées au placement sous surveillance électronique, soit les obligations de présentation aux services de police et aux unités de gendarmerie qui lui sont prescrites. Je propose donc que la peine sanctionnant la nouvelle infraction soit d'un an également.

À l'article 4, je vous proposerai d'élargir le champ d'application du délit de provocation au terrorisme pour incriminer non seulement les propos publics mais aussi les propos privés : cela permettra de sanctionner les prêches « clandestins » en dehors des lieux de culte ainsi que les propos tenus sur des réseaux sociaux ou des forums Internet privés, que la jurisprudence actuelle considère comme non punissables lorsqu'ils sont tenus dans un cercle fermé.

À l'article 5, je présenterai un amendement visant à donner davantage de précision à la définition du nouveau délit d'entreprise terroriste individuelle, afin de mieux en caractériser les éléments matériels qui justifient l'intervention précoce du droit pénal dès le stade des actes préparatoires commis par une personne seule.

Pour que la définition du délit d'entreprise terroriste individuelle ne puisse pas encourir la critique d'incriminer la simple intention criminelle, mon amendement proposera que la constitution de ce délit exige que le projet criminel soit caractérisé, non seulement par la recherche ou l'obtention de produits ou de substances dangereux, mais aussi par un second élément matériel qui pourra consister soit en des repérages, soit en une formation au maniement des armes, à la fabrication d'engins explosifs ou au pilotage, soit dans la consultation habituelle de sites Internet provoquant au terrorisme, sauf motif légitime précisément défini par le texte.

Enfin, à l'article 9, relatif à la lutte contre la provocation au terrorisme et l'apologie du terrorisme sur Internet, j'ai évidemment écouté et lu avec la plus grande attention les critiques des acteurs du monde de l'Internet. J'ai également pris connaissance avec grand intérêt de la recommandation de la commission de réflexion sur les droits et libertés à l'âge du numérique, coprésidée par M. Christian Paul et Mme Christiane Féral-Schuhl, et j'ai beaucoup réfléchi à cette question complexe et délicate. À l'issue de ce processus de réflexion, je suis convaincu qu'il est absolument nécessaire de permettre aux pouvoirs publics d'empêcher l'accès à des sites particulièrement odieux et dont l'effet déterminant sur le recrutement de futurs terroristes est désormais avéré, et qu'il est nécessaire de rechercher l'équilibre le plus adapté entre l'efficacité de l'intervention publique et la protection de la liberté d'expression. L'ordre public numérique ne peut être un vain mot.

J'en suis arrivé à la conclusion que le blocage administratif était la solution la plus efficace, mais qu'il était nécessaire de renforcer les garanties entourant la prise de décision de l'autorité administrative. J'ai forgé ma conviction après m'être posé plusieurs questions : celle de l'opportunité même du blocage ; celle de l'autorité chargée de décider celui-ci ; et celle des garanties devant entourer cette décision.

Sur la question de l'opportunité même du blocage, si les critiques relatives aux possibilités de contournement et au « sur-blocage » sont légitimes et doivent être entendues, elles ne sauraient justifier la passivité des pouvoirs publics pour des contenus hébergés à l'étranger et dont le retrait par l'éditeur ou l'hébergeur n'est pas envisageable. Je partage l'idée que la solution la plus efficace sera toujours le retrait du contenu par l'éditeur et l'hébergeur, mais lorsque ce retrait ne peut pas être obtenu, le blocage est une arme de dernier recours dont les pouvoirs publics doivent pouvoir disposer.

C'est pour cette raison que je vous proposerai un amendement visant à introduire l'idée que le blocage est une mesure subsidiaire par rapport au retrait du contenu par l'éditeur ou l'hébergeur : le blocage ne pourra être demandé au fournisseur d'accès qu'après avoir demandé à l'éditeur ou à l'hébergeur de retirer le contenu, et après leur avoir laissé vingt-quatre heures pour leur permettre de le faire. Ce préalable obligatoire de la demande de retrait sera toutefois écarté pour les sites dont l'éditeur et l'hébergeur ne pourront pas être identifiés à partir des informations figurant sur le site incriminé.

Sur la question de l'autorité chargée de décider le blocage, l'attribution de la compétence au juge judiciaire proposée par certains soulève deux séries de difficultés, les unes pratiques, les autres de principe.

Sur le plan pratique, la procédure judiciaire implique une assignation spécifique et une audience pour chaque instance dont le juge sera saisi afin de respecter le principe du contradictoire. Or on sait que le contournement du blocage passe notamment par la duplication de « sites miroir » après blocage d'un premier site. Il ne me paraît pas possible d'obtenir une efficacité suffisante dans la « traque » de ces sites compte tenu des garanties procédurales inhérentes à toute procédure judiciaire, sauf à réduire ces garanties, ce qui ne serait évidemment pas acceptable.

Sur le plan des principes, ensuite, compte tenu de l'importance prise aujourd'hui par Internet et des troubles à l'ordre public que l'expression sur Internet peut engendrer, la lutte contre les propos appelant au terrorisme par cette voie doit pouvoir relever de la police administrative. Aujourd'hui, celle-ci peut interdire une manifestation, une réunion ou un spectacle, voire ordonner la saisie d'un journal – certes, dans des conditions très strictes – pour prévenir des troubles à l'ordre public. Ce que l'autorité administrative peut faire dans la sphère réelle pour protéger l'ordre public, elle doit également pouvoir le faire dans la sphère numérique. L'indépendance du juge administratif a d'ailleurs été reconnue à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Pour ces raisons, je considère que le blocage des sites doit relever de l'autorité administrative.

S'agissant, enfin, des garanties devant entourer la décision de blocage, toute décision de l'autorité administrative peut faire l'objet d'un recours devant le juge administratif, dont l'indépendance et l'impartialité ne peuvent pas être mises en doute. Il s'agira là d'une garantie essentielle, dont l'importance ne saurait être minimisée.

Cependant, il y aura des cas où, en pratique, cette garantie du recours contentieux ne pourra pas fonctionner : par exemple, dans les cas où l'éditeur du site bloqué sera à l'étranger ou ne sera pas en capacité financière de contester la décision administrative de blocage. C'est pour répondre à ce type de situation que l'article 9 du projet de loi propose de mettre en place une garantie que la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) de 2011 n'avait pas prévue pour le blocage des sites pédopornographiques, en prévoyant qu'un magistrat de l'ordre judiciaire désigné par le ministre de la Justice serait chargé de s'assurer de la régularité des conditions d'établissement et de mise à jour de la liste concernée. Cependant, le texte n'a confié à ce magistrat aucune prérogative vis-à-vis de l'autorité administrative, car il serait extrêmement délicat – pour ne pas dire impossible –, au regard du principe de la séparation des pouvoirs, de confier à un magistrat de l'ordre judiciaire un pouvoir de contrôle sur une décision de police administrative.

Pour ces raisons, je proposerai de confier la mission de s'assurer de la régularité des demandes de retrait de contenu et de la régularité de la liste des sites bloqués à une personnalité qualifiée, qui sera désignée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) pour une durée de trois ans non renouvelable, ce qui permettra de garantir son indépendance. Cette personnalité aura un pouvoir de recommandation vis-à-vis de l'autorité administrative et pourra, si celle-ci ne suit pas sa recommandation, saisir la juridiction administrative.

Avec l'introduction de la notion de subsidiarité et ces garanties renforcées, il me semble que le dispositif de blocage administratif prévu par le projet de loi constituera un bon équilibre entre les nécessités de la préservation de l'ordre public et le respect des libertés, en particulier de la liberté d'expression sur Internet.

Sous réserve de ces différentes modifications, je vous proposerai donc d'adopter ce projet de loi, dont les dispositions sont indiscutablement nécessaires dans un contexte de menace terroriste particulièrement élevée.

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