Je vous remercie de m'avoir invitée pour évoquer cette question de l'« exil fiscal », qui constitue un sujet passionnant et pleinement d'actualité. Mon objectif a été, sans jeter en pâture les intéressés, de comprendre les raisons pour lesquelles des Français s'exilaient et si l'on pouvait définir des profils « type » d'expatriés. Dans le cadre de mes travaux, j'ai rencontré des historiens, des économistes, des conseils en expatriation, des banquiers et des gestionnaires de fortune, ainsi que des Français exilés, connus ou moins connus.
En premier lieu, il convient de souligner que l'« exil fiscal » n'est nullement un phénomène nouveau. Il n'existe pas seulement depuis 1981 ou depuis les années 2010-2011. Mais il est vieux de près d'un siècle : il a débuté lors de la création de l'impôt sur le revenu, en 1907, date à laquelle on a commencé à entendre parler de transferts de fortunes vers la Suisse… Puis, entre 1924 et 1926, la proposition du Cartel des gauches de créer un impôt sur le capital a créé beaucoup d'émoi et de polémiques. En 1936, l'arrivée au pouvoir du Front populaire s'est accompagnée d'une fuite des capitaux hors de France, on a parlé de centaines de tonnes d'or. En 1981, les départs vers la Suisse se sont multipliés. Ce phénomène a touché des noms connus, par exemple M. Latécoère qui s'est installé à Lausanne. Le déplafonnement de l'impôt sur la fortune décidé en 1995, puis l'alourdissement de la pression fiscale à partir de 2010 et 2011 ont également mis l'exil fiscal au coeur de l'actualité.
En deuxième lieu, ce phénomène concerne de plus en plus de jeunes Français : certains d'entre eux rejoignent leurs parents déjà à l'étranger – c'est le cas d'un patron d'un groupe de presse que j'ai rencontré –, d'autres vont créer une entreprise hors de France après avoir obtenu leur diplôme d'école de commerce de renom, telle que l'Essec. Leur société a grandi, s'est développé et enregistre des résultats importants et ces jeunes risquent de ne jamais revenir. Nous pouvons dire que nous les avons « perdus ». On compte également beaucoup d'artistes quittant le territoire français. Je ne parle pas là des cadres dirigeants détachés ou expatriés par leur entreprise.
En troisième lieu, l'exil fiscal ne se limite plus aux très grosses fortunes. Ainsi que me l'indiquaient des responsables de la banque Neuflize, auparavant, les départs à l'étranger concernaient essentiellement des personnes disposant de patrimoines de 10 à 15 millions d'euros. Désormais, on observe le départ de personnes dont le capital est de l'ordre de 5 millions d'euros. Il ne s'agit plus seulement d'artistes ou d'entrepreneurs : les professions libérales, telles que des avocats ou des chirurgiens-dentistes, sont concernées, ce qui est un phénomène tout à fait nouveau. Ce que j'ai constaté c'est que ceux qui partent recréent une activité à l'étranger, constituant aussi autour d'eux une sorte d'écosystème. On voit également des cadres dirigeants qui se voient proposer de partir à l'étranger pour des raisons fiscales ou pour de meilleures perspectives de carrière. C'est ainsi que, récemment, un des principaux dirigeants d'une grosse entreprise est parti s'installer à Singapour.
En quatrième lieu, ce qui me semble très important est que la fiscalité n'est jamais le seul facteur à l'origine d'un départ à l'étranger : d'autres raisons entrent en ligne de compte. Ainsi, la Suisse attire les Français certes par son régime fiscal, mais aussi par le niveau moyen des salaires, plus élevé qu'en France, la faiblesse du chômage et une mobilité sociale plus importante. Certains considèrent que ceux qui restent en France sont tenus de payer le droit de résider sur le territoire national. Ils ne contestent pas l'utilité de l'impôt mais veulent redevenir des citoyens, et non plus seulement des sujets de l'impôt, alors que les impositions, de l'acquisition d'un bien à sa transmission aux héritiers, se superposent, par le biais de l'impôt sur la fortune, de la taxation des plus-values puis des droits de succession. Les Français qui quittent le territoire ont également le sentiment que peu est fait en France pour encourager l'innovation, que les structures institutionnelles sont sclérosées, que le regard porté sur les patrons est systématiquement négatif, que les contribuables aisés sont souvent considérés comme des coupables, tandis que la France est vue comme peu attractive et immobile. L'insécurité fiscale est également pointée par les exilés fiscaux, notamment du fait de l'application de dispositions rétroactives, comme l'illustre la contribution exceptionnelle d'ISF appliquée en 2012. Enfin, beaucoup estiment que la classe politique est peu renouvelée, et s'apparente à une « gérontocratie non créative qui prend zéro risque », dont les jeunes seraient exclus.
Il convient enfin de relever que la réflexion précédant un départ de France est souvent longue, et que de longs mois s'écoulent entre la préparation d'un dossier et la décision effective du départ. Fin 2010-2011, on a constaté un afflux de personnes qui se sont manifestées auprès d'avocats ou de gestionnaires de fortune. Bien sûr, tous n'ont pas sauté le pas.