Intervention de Jérôme Lecat

Réunion du 23 juillet 2014 à 17h00
Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de france

Jérôme Lecat :

Il faut évidemment des passerelles pour créer une culture d'entreprise bicéphale. Les trois dirigeants de Scality vivent à San Francisco et s'imposent de passer une semaine par mois à Paris. C'est à la fois un choix de vie et une condition pour que le staff parisien participe aux décisions.

Comme vice-président de l'ingénierie (VP Engineering), nous avons choisi un Américain de la Silicon Valley, marié à une Française. Pour qu'il se décide à venir à Paris, il a fallu attendre que son épouse ait envie de rentrer en France, à la naissance de son enfant. Inversement, nous avons envoyé huit Français aux États-Unis avec un visa E, afin d'inculquer notre culture d'entreprise, assez française, au pôle américain. Les passerelles fonctionnent dans les deux sens.

La question du retour en France ne s'est pas encore posée, mais nous n'avons pas l'intention de maintenir de force nos employés aux États-Unis. Pour l'instant, tous ceux qui se sont expatriés s'en félicitent, compte tenu des opportunités de carrière qu'ils se sont ouvertes.

En termes d'image, l'affaire Dailymotion a été désastreuse. Il n'est pas choquant que l'actionnaire de référence d'un groupe indique sa volonté à son président. On peut donc comprendre que l'État ait demandé à Orange de ne pas vendre Dailymotion, dans son propre intérêt, mais l'opération n'a pas été expliquée en ces termes aux Américains. Ceux-ci ont retenu qu'un ministre refusait la cession d'une start-up parce qu'il ne souhaitait pas que la pépite française devienne américaine, ce qui leur fait craindre l'absence de liquidité des investissements qu'ils pourraient faire en France. Leur crainte est infondée, puisque les actionnaires français ou la Banque publique d'investissement prennent les bonnes décisions pour assurer la rentabilité économique des sociétés. Le problème est surtout symbolique. C'est l'absence d'explications qui a dégradé l'image de la France.

Par ailleurs, les 35 heures ont causé des dégâts qui durent toujours.

Enfin, certaines rumeurs, qui sont loin d'être neutres, ont la vie dure. Les avocats américains persuadent leurs clients que la France est un pays compliqué afin de leur facturer des honoraires considérables. La presse anglaise donne de la France une image très négative pour attirer le business américain qui voudrait se déployer en Europe. Nous sommes engagés dans une guerre économique, où certains n'usent pas de moyens très propres.

Depuis six mois, cependant, notre image s'est améliorée. La création de la bannière French Tech a été un coup de génie. Les entrepreneurs français à l'étranger qui se sentent rattachés à la France ont découvert qu'ils portaient une dynamique. Il y a cinq ou six ans, quand je suis parti pour les États-Unis, j'avais l'impression d'être un paria de la société française, qui me renvoyait l'image d'un exilé fiscal, alors que mes impôts sont plus élevés aux États-Unis qu'ils ne l'étaient à Paris. J'ai enfin découvert que je n'étais pas seul et j'ai pu expliquer les raisons de mon départ.

Nous avons organisé des actions de communication destinées aux investisseurs américains. Nous en avons invité une dizaine à Paris. Nous avons été reçus à l'Élysée le 11 juin. Nous avons ensuite organisé la French Tech Conference, qui a permis à une centaine de Français de rencontrer l'écosystème de New York. Ces actions ont changé les choses : les investisseurs américains se sont mis à parler aux start-up françaises, qui souhaitent se développer aux États-Unis tout en gardant des centres de R&D en France.

Dans la lettre ouverte que je lui ai adressée, j'appelle l'attention du Président de la République sur le droit du travail français. Une start-up ne peut pas se permettre de mener pendant des mois une procédure de plan social. Son activité consistant à faire des paris, elle s'expose à en perdre certains, ce qui la contraint de licencier tout d'un coup 30 à 70 % de son personnel. Elle n'est pas morte pour autant. En revanche, j'ai vu des sociétés ne pas survivre à un plan social.

J'ai rencontré Mme Emmanuelle Wargon au ministère du travail : elle m'a appris qu'une loi votée en juin 2013 permet de réduire la durée du plan social à trois mois, sur décision unilatérale de l'entreprise, quand le licenciement concerne moins de cent employés. J'ignorais cette excellente mesure, comme les centaines de milliers de personnes qui ont lu ma lettre ouverte au Président de la République. Si un chef d'entreprise français n'est pas au courant, comment les investisseurs américains pourraient-ils l'être ?

Ce n'est qu'un problème de communication parmi d'autres. Au début de l'année, un budget de 15 millions d'euros a été dégagé pour permettre à la French Tech de se faire connaître de l'écosystème américain, mais il n'est toujours pas possible d'utiliser cet argent, ce qui révèle une autre forme de blocage.

Aux États-Unis, les gens qui réussissent apparaissent comme des héros, alors qu'en France, on leur cherche querelle. Je suis surpris par tout ce qu'on peut lire de négatif sur MM. Xavier Niel ou Patrick Drahi, qui ont construit leur entreprise de manière iconoclaste, et créé des milliers d'emplois. S'ils mènent la vie dure à leurs concurrents, c'est avant tout parce que ceux-ci n'ont pas su se moderniser assez vite. Au lieu de fustiger ces deux dirigeants, on devrait les remercier. Quand ils font une entorse à la loi, il est normal de les punir, mais cela fait partie du jeu : ils mesurent les risques qu'ils prennent. Ce sont des hommes que j'admire et je suis surpris que ce sentiment ne soit pas partagé.

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