Intervention de Denis Colombi

Réunion du 24 juin 2014 à 16h00
Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de france

Denis Colombi :

Merci, Madame la présidente. Mesdames et messieurs les députés, mesdames et messieurs, je vous remercie de me donner cette occasion de présenter devant vous mon travail de recherche. Je vais commencer par présenter ma démarche, l'objet de mon enquête et ce que je crois être l'originalité de mon travail.

Je présenterais ensuite deux des résultats auxquels je suis parvenu, lesquels, je l'espère, pourront servir à vos réflexions et à votre travail. Ma thèse porte sur l'articulation entre les marchés du travail et la mobilité professionnelle internationale. C'est un point important : mon objectif est la compréhension des marchés du travail au travers de la mobilité internationale, et l'une des premières questions qui s'est posée à moi a été de savoir de quels marchés il s'agissait. La question dont je suis parti, relativement simple, était la suivante : existe-t-il un ou plusieurs marchés du travail international ? Où les marchés du travail restent-ils nationaux ?

Ma démarche a consisté à m'intéresser aux Français expatriés mais, parce que je voulais analyser des marchés du travail, il m'a fallu adopter un point de vue doublement différent de celui qui est le plus souvent retenu, que ce soit dans le débat public ou dans la recherche. Je vais présenter rapidement ces deux différences.

Premièrement, lorsqu'il est question des expatriés, l'attention se concentre souvent sur ce que l'on peut appeler les « élites de la mondialisation » – terme plus ou moins consacré dans la recherche –, c'est-à-dire les dirigeants d'entreprise, les membres des conseils d'administration des grandes entreprises et le top management des firmes multinationales ainsi que les très riches, au travers de l'attention particulière portée aux exilés fiscaux. Or, ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut, à partir à l'étranger : pour ma part, j'intègre à mon terrain d'enquête des parcours plus modestes, même s'ils sont loin d'être défavorisés. Je me suis ainsi intéressé aux cadres et aux diplômés qui, s'ils occupent des positions importantes dans les entreprises, ne sont pas nécessairement destinés à en devenir les dirigeants ou les membres des conseils d'administrations : traders, responsables marketing, responsables pays, chefs de projets, et, également, un bon nombre de personnes passées par le volontariat international à l'étranger.

Certains font partie, ou feront peut-être partie, de ces fameuses élites internationales, mais même pour comprendre celles-ci, il me semble nécessaire de les saisir en contexte, c'est-à-dire en tenant compte de l'ensemble des situations possibles. Ainsi, en complément d'un travail statistique sur les grandes enquêtes biographiques de l'Insee, que je ne présenterais pas ici, car il porte exclusivement sur des populations qui sont déjà revenues en France, j'ai effectué soixante entretiens biographiques avec des expatriés ou d'anciens expatriés, en me concentrant, pour les quarante derniers, et après une première phase exploratoire, sur deux secteurs particuliers : la finance et l'industrie, l'objectif étant de pouvoir faire des comparaisons entre les deux secteurs. J'ai complété cela par vingt entretiens avec des responsables de mobilité internationale dans des grandes entreprises installées en France, afin de disposer du côté « organisation » de la mobilité. Cet échantillon ne prétend pas, bien évidemment, avoir une représentativité statistique : il ne s'agit pas pour moi de dire des choses comme « les expatriés ont en moyenne telle ou telle caractéristique, sont majoritairement des hommes ou des femmes, ont majoritairement tel diplôme », etc.

Ma démarche est différente : il s'agit d'utiliser ces parcours particuliers pour reconstruire les principes généraux de fonctionnement de certains marchés du travail. De la même façon qu'un archéologue peut, à partir de quelques fragments de squelette, reconstituer l'ensemble d'un animal, j'essaye, à partir de parcours particuliers diversifiés, de reconstituer des marchés en essayant de comprendre ce qui a été nécessaire pour que chacun des parcours analysés soit possible.

J'en viens à la deuxième spécificité de ma démarche : comme je viens de l'évoquer, j'ai procédé à des entretiens biographiques : cela signifie que j'ai demandé à mes enquêtés de me raconter leurs carrières professionnelles, depuis la fin de leurs études ou même avant, ainsi que tous les éléments qui auraient pu l'influencer, les choix qu'ils ont effectués, les différentes étapes ou séquences qu'ils ont traversées. C'est une rupture importante avec la façon dont on se centre souvent sur le seul moment du départ vers l'étranger : la vie des Français de l'étranger ne s'arrête pas, et c'est heureux, au moment où ils passent la frontière. Certains restent définitivement à l'étranger, d'autres reviennent, d'autres encore s'installent dans des vies mobiles, dans différents pays et différents statuts. C'est quelque chose qu'il faut à la fois prendre en compte pour la comprendre, et ensuite expliquer : pourquoi les carrières prennent telles ou telles formes ? Pourquoi les individus sont-ils mobiles, pourquoi reviennent-ils ou restent-ils, etc.

Ce choix de travailler sur des parcours dans leur ensemble plutôt que sur des mouvements ponctuels de population conduit, à mon sens, à changer de façon importante le regard que l'on porte sur ces problématiques : se limiter à la question de « pourquoi partent-ils ? » ne rend pas justice à la complexité des carrières des Français à l'étranger.

Pour comprendre celles-ci, il faut arriver à reconstituer l'espace où elles se déploient : sur quels marchés, dans quels lieux et à quelle échelle ? C'est ce que je m'efforce de faire. C'est à ce changement de regard que je voudrais ici vous intéresser, en présentant deux résultats : le fait d'aller travailler à l'étranger ne signifie pas nécessairement que l'on sort du marché du travail français ; ensuite, les parcours des expatriés ne sont pas le simple produit de forces d'attraction et de répulsion entre les pays.

Le changement de regard que j'évoquais m'a d'abord amené à reformuler certaines perspectives dans mon enquête. Je pensais, lorsque j'ai commencé à travailler sur ce thème, mettre à jour des marchés du travail internationaux. C'était d'ailleurs le but. L'enquête, et c'est l'un des bonheurs de la recherche, a balayé cette première formulation : au fur et à mesure que j'essayais de reconstituer des marchés, je trouvais en fait continuellement le marché du travail français. C'est ce premier résultat que je voudrais ici vous présenter, et on peut le résumer ainsi : il ne suffit pas d'être à l'étranger pour être sorti du marché du travail français.

Sans rentrer dans les détails, je voudrais vous rendre cette proposition parlante au travers d'un exemple, un des parcours que j'étudie, celui de Catherine, nom anonymisé, qui a l'avantage d'être assez représentatif de ce que l'on pourrait appeler une mobilité internationale ordinaire.

Catherine est diplômée d'une grande école de communication. Elle commence sa carrière dans une petite entreprise vietnamienne installée en France, laquelle fait faillite assez rapidement. À ce moment-là, Catherine se demande « qu'est-ce je veux faire, qu'est-ce qui m'intéresse ? C'est l'international ». Elle veut partir pour l'Asie, région pour laquelle elle éprouve une certaine fascination culturelle. Ne parvenant pas à trouver une entreprise en France disposée à l'envoyer là-bas, elle décide de partir par elle-même pour le Vietnam. Elle y passe quelques mois à chercher un emploi, avant d'y trouver un poste dans une entreprise dirigée par un Français qu'elle avait rencontré précédemment en France. Au bout de quelques années, elle décide de changer : elle a l'impression de ne plus rien d'apprendre de nouveau, ni sur son travail, ni sur le pays. Elle envisage d'aller en Birmanie, mais abandonne parce qu'elle trouve que ce pays est trop proche du Vietnam, un petit pays en développement dit-elle, sans nouveaux défis professionnels.

Elle revient donc en France forte de ce qu'elle appelle une « compétence de traduction » : elle peut faire dialoguer entreprises françaises et partenaires asiatiques, c'est-à-dire expliquer à des ingénieurs français qu'elles sont les attentes, pas toujours explicites, de leurs partenaires et clients asiatiques. Cela lui permettra facilement de se faire embaucher par un grand groupe français, qui, après quelques années, l'enverra pour une nouvelle expatriation en Chine, où elle rencontrera son futur mari, un Français de Lyon. Lorsque l'entité où elle travaille se retire du marché chinois, elle revient en France, et trouve sans difficulté un poste à vocation internationale dans une grande entreprise pharmaceutique, à Lyon. Au moment où je la rencontre, elle réfléchit à une troisième expatriation, mais sait que celle-ci sera plus difficile : plus avancée dans sa carrière, elle n'est pas sûre que son entreprise y trouve son compte, et elle doit tenir compte de ses enfants qu'il sera plus difficile de faire bouger lorsqu'ils arriveront à l'adolescence.

Que peut-on retenir de ce parcours ? Au moins deux choses : la motivation de Catherine à partir à l'étranger est guidée par le marché du travail français : elle veut acquérir une expérience internationale parce qu'elle pense que c'est ce qui est attendu sur le marché du travail français, que c'est un avantage et même une exigence. C'est d'ailleurs ce que des responsables d'entreprises que j'ai rencontrés m'ont confirmé. Cela guide très concrètement ses choix : si elle ne va pas en Birmanie, c'est parce qu'elle pense que ce pays ne lui apportera pas un avantage supplémentaire lors de son retour en France. Ainsi, même à l'étranger, ses choix restent guidés par les attentes du marché du travail français.

Ensuite, deuxième enseignement, les ressources ou le capital humain – je dis parfois « capital international » – qu'elle a acquis lors de cette expérience, cette « compétence de traduction » qui, selon ses propres mots, est son « coeur de métier », sont d'abord valorisables en France : le retour lui est presque indispensable pour en profiter pleinement. Si elle s'était installée définitivement à l'étranger, elle aurait perdu tous les avantages de sa mobilité internationale. Elle reste donc attachée à la France, non pas par une simple question d'identité, mais bien par la dynamique proprement économique de son parcours et de sa carrière.

Autrement dit, la carrière de Catherine, bien que se déployant à l'étranger, est une carrière française. Je pourrais donner d'autres exemples. Son départ n'est ni le produit de ce que les économistes appellent des push factors, des facteurs de répulsion comme le chômage, ni de pull factors, des facteurs d'attraction comme les salaires plus élevés à l'étranger, mais plutôt d'une certaine recomposition des marchés du travail en France qui accordent de plus en plus d'importance à l'expérience internationale, où cette dernière constitue un avantage concurrentiel. Cette analyse est également valable pour comprendre le départ de bon nombre de jeunes, qu'ils partent en VIE ou non : ils le font parce que c'est ce que le marché du travail français attend d'eux. Le marché du travail français déborde ainsi très largement les frontières nationales, et c'est quelque chose qu'il me semble important de garder en tête lorsque l'on s'intéresse aux Français à l'étranger.

Si certains Français sont poussés par le marché du travail français à aller à l'étranger, il est inévitable que parmi eux, certains finissent par faire le choix de rester. Ne serait-ce que parce que, et ce n'est pas le moindre des mécanismes, certains vont rencontrer l'âme soeur à l'étranger, et qu'il faut bien, alors, choisir le pays où l'on vit... Mais d'autres mécanismes sont à l'oeuvre et l'un des enjeux de mon travail est d'étudier la diversité des mécanismes qui attachent les individus à un pays et ceux qui, parfois, l'en détachent. C'est là que réside le deuxième résultat que je voudrais vous présenter : il ne faut pas interpréter, comme on le fait trop souvent, le choix de rester vivre à l'étranger comme une façon de « voter avec ses pieds » contre la France et son système. Penser que les expatriés restent à l'étranger parce qu'ils préfèrent, par exemple, le système anglo-saxon est une erreur d'interprétation : cela peut être vrai occasionnellement, quoique cette préférence se révèle plutôt après le départ qu'avant – mais ce n'est en rien nécessaire.

Considérons ainsi un autre parcours, celui de Gaston : trader, diplômé de l'ENS et d'HEC. On pourrait le penser extrêmement mobile, libre de choisir où il veut travailler dans le monde, et donc d'aller dans le pays qui lui semblera le plus attractif. Et un survol rapide de sa carrière, de Paris à Londres puis de Londres à New-York, pourrait donner cette impression. Pourtant, lorsque je lui demande s'il envisage de partir à nouveau ailleurs – comme un pays tourné vers la finance : Taiwan, Singapour… –, il répond sans hésiter par la négative, et ce n'est pas parce qu'il a une préférence nette pour le système américain. À chacune de ses migrations, dit-il, il a dû redémarrer une nouvelle carrière : retrouver des contacts sur place, se refaire une réputation sur des marchés du travail finalement très locaux, et qui fonctionnent en réseau. En arrivant à New-York, personne ne le connaissait malgré ses succès à Londres : il a dû faire à nouveau ses preuves, cela a été difficile, pour lui et sa famille, et il n'envisage tout simplement pas de recommencer. Les marchés du travail de la finance ne sont donc pas si transnationaux que cela, et en fait, beaucoup de traders se déplacent au sein des grandes banques plutôt qu'entre elles lorsqu'il s'agit de passer une frontière – c'est d'ailleurs le cas de Gaston, qui est parti à Londres avec un contrat d'expatriation d'une grande banque française et ne l'a quittée pour une banque américaine qu'une fois sur place, sans que cela n'ait été planifié. Il faut ajouter que, dans le cas de Gaston, sa situation conjugale l'oblige à faire des choix : son épouse est américaine et travaille aux États-Unis, il préfère donc y rester.

Dans son parcours, comme dans bien d'autres, l'attractivité d'un pays est bien difficile à identifier comme une simple somme d'atouts nationaux. Gaston est ici attachée aux États-Unis de la même façon qu'il est désormais difficile pour Catherine de quitter à nouveau la France : c'est là que ses atouts professionnels sont les plus forts, et c'est là que sa vie familiale et sociale l'attache. La différence de localisation entre les deux – l'une en France, l'autre à l'étranger – provient en fait des propriétés spécifiques des marchés du travail sur lesquels ils s'insèrent : l'industrie et la finance.

Je finirais cette présentation en soulignant un point : vous avez voulu, par cette commission, réfléchir à l'attractivité de la France et des autres pays. Pour les personnes que j'étudie, je crois qu'il faut dire que l'un des facteurs essentiels de l'attractivité des pays autres que la France est que, justement, ils ne sont pas la France. Je ne veux pas dire par là que la France aurait à leurs yeux des défauts tels qu'ils la rejetteraient, pas plus que les pays étrangers n'auraient des qualités si séduisantes qu'ils seraient irrésistiblement attirés par eux : au contraire, ils se montrent plus souvent critiques à l'égard de l'une comme des autres, profitant de leur position d'expatrié pour faire la part des choses.

Non : la mobilité elle-même, le fait de pouvoir montrer que l'on est capable de s'adapter à un autre contexte que celui dans lequel on a grandi, la possibilité d'accumuler une connaissance et une maîtrise professionnelle de la mondialisation, voilà des raisons suffisantes d'être attiré par l'étranger en tant qu'étranger. Et cela parce que ces qualités, ce goût de l'étranger, ces compétences sont valorisées et attendues en France. Ce n'est ni le niveau d'imposition, ni la place de l'État et de son administration, ni même la peur du chômage, toutes ces choses sur lesquelles on a tendance à rabattre la question des expatriés, qui font les carrières à l'étranger : c'est, en quelque sorte, l'ouverture de la France vers l'étranger. J'espère que cela sera utile à vos réflexions.

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