C'est celui des deux sujets qui me paraît être au coeur de vos préoccupations. Je m'exprimerai autant au nom de l'Institut des avocats conseils fiscaux, dont je préside la commission de doctrine « fiscalité du patrimoine », qu'en tant qu'avocat patrimonialiste. J'ai eu le regret d'accompagner un certain nombre de personnes vers des destinations qu'elles estimaient, à tort ou à raison, fiscalement plus favorables pour elles – je dis bien « regret » car vous devez comprendre qu'un client délocalisé est pour nous un client perdu. Nous, avocats fiscalistes, n'encourageons en aucune manière l'exil fiscal de nos clients. Nous sommes favorables à toute mesure propre à les convaincre de rester payer des impôts en France car, sans impôts, nous ne percevons pas d'honoraires !
Trois types d'impôts font fuir les Français.
D'abord l'impôt sur le revenu, au sens large. Mais en fait, il n'y contribue pas vraiment : l'impôt sur les revenus d'activité n'est pas ressenti, en France, comme particulièrement douloureux, avec néanmoins une petite réserve en ce qui concerne la fiscalité sur les dividendes, devenue moins favorable – encore que je n'aie jamais vu un client quitter notre pays pour cette raison. En revanche, j'en ai vu beaucoup le faire à cause de la fiscalité sur les plus-values, point très sensible.
L'impôt de solidarité sur la fortune – ISF – est le deuxième à pousser les contribuables à partir.
Le troisième, auquel on ne pense pas a priori mais qui devient de plus en plus déterminant, est constitué des droits de mutation à titre gratuit – DMTG. Il y a toujours eu des gens pour aller mourir en Suisse afin de transmettre en franchise d'impôt leur patrimoine à leurs héritiers français, mais nous avons véritablement constaté une vague de départs à partir de 1995, quand le Premier ministre de l'époque, M. Alain Juppé, a plafonné le plafonnement de l'ISF. Certains se sont ainsi mis à payer plus d'impôt sur leur patrimoine que celui-ci ne produisait de revenus ; ils en ont conclu qu'ils n'avaient d'autre choix que de quitter la France.
Les autorités ne sont pas restées inactives face à ce phénomène et, dès avant la fin de la décennie, plusieurs mesures ont été prises pour tenter de limiter l'exil fiscal.
C'est ainsi que la fiscalité des plus-values s'est enrichie de la fameuse exit tax, impôt de sortie, qui a connu un certain nombre d'avatars mais qui, dans sa dernière version, a trouvé sa vitesse de croisière, en harmonie avec la réglementation communautaire.
En matière d'ISF, le contrôle fiscal des non-résidents s'est accentué ; on s'est mis à les traquer pour bien vérifier combien de temps ils passaient en France – en application de la règle des 183 jours popularisée par la presse, en fait bien plus complexe qu'il n'y paraît à appliquer. Quasi tous les délocalisés à fort enjeu fiscal ont fait l'objet d'un examen de leur situation fiscale personnelle – ESFP – pour s'assurer qu'ils étaient bien partis et certains ont subi un redressement.
Quant aux DMTG, le législateur en a modifié l'assiette par l'article 750 ter, alinéa 3, du code général des impôts, introduisant une spécificité que nous ne partageons qu'avec l'Allemagne : les bénéficiaires résidents français se trouvent soumis à l'impôt sur les donations et successions alors même que l'auteur de celles-ci est résident à l'étranger et que les biens transmis ne sont pas situés en France.
Les contribuables, de leur côté, ne sont pas restés insensibles à ces mesures et s'y sont adaptés. Dans les années 1990, nous avions des entrepreneurs en fin de carrière qui vendaient leur entreprise et partaient ; ou d'autres qui, ayant vendu leur entreprise et ne supportant pas le poids de l'ISF qui s'abattait brusquement sur eux du fait qu'ils n'étaient plus exonérés au titre des biens professionnels, décidaient de partir ; nous avions également ce flux qui ne s'est jamais tari de gens qui voulaient mourir à l'étranger pour économiser les droits de succession.
Dans les années 2000, le profil des contribuables tentés par l'exil a changé. De jeunes entrepreneurs ont commencé à quitter la France, particulièrement depuis la réintroduction de l'exit tax. Âgés de 30 à 40 ans, ils sont venus nous voir en expliquant qu'ils ne disposaient que de fonds ne valant pas encore grand-chose, leur entreprise étant financée par de la love money, mais que leur projet avait bien démarré et qu'ils étaient décidés à partir. D'autres, âgés de 25 ans, après avoir réussi HEC ou Polytechnique, souhaitaient créer leur entreprise et, adressés par un ami, nous consultaient sur la fiscalité des plus-values et j'apprenais par la suite qu'ils étaient partis à l'étranger après avoir découvert ce qu'ils auraient à payer en cas de succès et qui leur a paru insupportable. Je n'ai pas encouragé ce calcul car, avant de payer un impôt sur les plus-values, encore faut-il en réaliser – et où a-t-on de meilleures chances d'y parvenir que dans son pays d'origine, c'est-à-dire dans un contexte que l'on connaît et maîtrise ? Mais certains s'installent dans le pays où, à la faveur d'un programme d'échanges avec leur grande école, ils ont effectué une partie de leurs études et où ils se sentent bien.
La modification de l'assiette des DMTG a eu une autre conséquence : de plus en plus nombreux sont ceux qui, s'étant déjà délocalisés, demandent à leurs enfants de partir de France pour pouvoir leur transmettre, en franchise d'impôt de préférence, leur patrimoine. Ce phénomène pernicieux ne fait que prendre de l'ampleur. Soit le cas d'un quadragénaire dont la part d'héritage sera de 5 millions d'euros à la mort de son père, actuellement âgé de 70 ans. Si le père ne prépare pas sa transmission – ce que l'évolution de la législation a rendu de plus en plus difficile –, les DMTG, après abattement d'assiette, se monteront à près de 2 millions d'euros. Ce père ayant une espérance de vie d'environ treize ans, combien le fils, restant résident français, doit-il gagner, net de charges sociales et d'impôt sur le revenu, en plus de ce qu'il gagne déjà, pour que, d'ici au décès de son père, il puisse récupérer une somme d'environ 2 millions d'euros ? En supposant qu'il soit taxé à la plus haute tranche du barème – 45 % – en raison d'un revenu mensuel de 12 750 euros, il devra gagner, en treize ans, 3,6 millions d'euros nets d'impôts, soit un revenu mensuel supplémentaire de près de 23 000 euros. Autrement dit, pour compenser le coût des DMTG, il devra quasiment tripler sa rémunération.
Cet exemple est celui, quelque peu extrême, de quelqu'un qui gagne bien sa vie et qui n'a qu'à tripler sa rémunération, mais quelqu'un qui gagne 3 000 euros par mois paiera certes un peu moins d'impôts mais aura une marche encore plus haute à franchir puisqu'il lui faudra multiplier par dix ou vingt sa rémunération pour récupérer cet avantage. Voilà, mesdames et messieurs, une forte incitation à aller voir ailleurs. Pour les fonctionnaires, les salariés et les professions libérales, c'est même rédhibitoire et ils partent – c'est moins vrai pour les entrepreneurs.
La dénonciation, sans doute à la fin de ce mois, de la convention fiscale franco-suisse en matière de droits de succession est de nature à accélérer ce mouvement puisque les enfants de résidents suisses perdront la protection dont ils bénéficient aujourd'hui. Or ces départs n'apparaissent pas dans les statistiques : les personnes concernées n'ont rien, sinon un bien en nue-propriété, elles ne sont pas assujetties à l'ISF, ne paient pas forcément beaucoup d'impôt sur le revenu et, quand elles partent, elles ne sont pas soumises à l'exit tax. Il reste par conséquent difficile de les identifier, à moins d'aller voir là où résident les héritiers des groupes Carrefour, Auchan, etc. Ils se trouvent pour beaucoup en Belgique – j'en ai aidé un certain nombre à s'y installer – et ils ont passé la frontière sans faire frémir les statistiques puisque leur départ ne présentait aucun enjeu fiscal, au contraire de ce qui se passera au moment où la transmission de patrimoine aura lieu.
Une solution alternative consiste pour les parents à s'installer dans des pays liés avec la France par une convention en matière de droits de succession et de donation et dont la législation ne comporte pas de DMTG ou bien les fixe à un taux très faible. C'est le cas de l'Italie avec un taux de 4 %, de l'Autriche et de la Suède, où il n'y a pas de droits de succession. Or cette solution qui nous arrangerait puisqu'elle permettrait aux enfants de rester en France, je ne parviens pas à la « vendre » ! J'ai eu du mal à envoyer un seul client en Suède ; le niveau de la dette publique italienne fait craindre que le régime fiscal de faveur ne dure pas et, pour ce qui est de l'Autriche, les germanophones sont de plus en plus rares : bref, ces destinations ne sont pas très séduisantes…
La presse a publié de nombreux articles sur l'exil fiscal, mais aucun à ma connaissance sur le phénomène que je viens de décrire, et qui aboutit à une perte de substance. Ce sont en effet des jeunes qui ont fait leurs études en France, souvent payées avec nos impôts, que nous allons perdre pour la raison idiote qu'ils ne parviendront pas à se constituer un patrimoine après impôts comparable à ce qu'ils récupéreraient s'ils ne devaient pas acquitter de droits de succession.