Intervention de Bernard Cazeneuve

Séance en hémicycle du 15 septembre 2014 à 17h00
Lutte contre le terrorisme — Présentation

Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur :

Je conclurai ce propos liminaire en soulignant qu’il n’est peut-être pas d’autre domaine de l’action publique pour lequel la recherche d’un consensus républicain soit plus nécessaire. Ce consensus renforce notre capacité à lutter contre l’action des groupes terroristes. C’est pourquoi je veux saluer très sincèrement le travail important réalisé par la commission des lois de l’Assemblée nationale, par son président, Jean-Jacques Urvoas, et son rapporteur, qui permet au Gouvernement de vous présenter aujourd’hui un texte enrichi, plus précis, et de nature à susciter – en tout cas je l’espère – l’adhésion d’une vaste majorité de membres de cette assemblée.

Mais avant de vous présenter le détail des dispositions que nous vous proposerons d’adopter afin de lutter efficacement contre le terrorisme, il est nécessaire de mesurer l’étendue de la menace, de la caractériser, de la nommer précisément. Le phénomène auquel nous sommes confrontés n’est certes pas entièrement nouveau. Au cours des décennies passées, la guerre d’Afghanistan, le conflit en Bosnie, la guerre civile en Algérie ont suscité des appels à la guerre sainte et ont produit leur lot de combattants aguerris, prêts à porter en retour la violence terroriste au sein des sociétés dont ils étaient parfois issus. Je mentionnerai ainsi, pour mémoire, le « Gang de Roubaix », actif au milieu des années 1990, situé aux frontières du grand banditisme et du terrorisme islamiste, dont plusieurs membres s’étaient formés en Bosnie avec les brigades internationales de moudjahidin.

Mais ce à quoi nous assistons avec la guerre civile en Syrie, puis en Irak, c’est à une mutation rapide du terrorisme. Encore récemment, le terrorisme était réservé à une poignée d’individus faisant le choix de la clandestinité, au sein de groupes structurés et particulièrement difficiles d’accès. Aujourd’hui, le terrorisme est devenu en « libre accès ». La stratégie suivie par les organisations terroristes, dont la revue quasi officielle, Inspire, offre un exemple saisissant, vise à rendre la terreur accessible au plus grand nombre. Il s’agit bien de pousser à son paroxysme morbide le mot visionnaire d’Andy Warhol, selon lequel, à l’avenir, chacun aura son quart d’heure de célébrité. Mais cette célébrité s’épanouira dans l’avènement de la mort du terroriste et de ceux qu’il aura réussi à atteindre. Tout un chacun peut désormais, sans quitter son domicile, consulter ad nauseam des sites faisant l’apologie du meurtre de masse, du martyre, de l’attentat-suicide ; chacun peut s’autoradicaliser, puis se décider pour un aller simple vers les terres du djihad, le cas échéant en famille.

Tout un chacun peut, avec une facilité déconcertante, acquérir un savoir-faire minimal pour commettre un attentat terroriste dit « de proximité ». La mutation qui s’opère consiste, pour ces organisations criminelles, à tirer parti des nouvelles technologies de l’information, pour inoculer massivement le virus du terrorisme dans les esprits, et pour tromper certains de nos concitoyens, bien souvent les plus jeunes, mais aussi les plus vulnérables, en leur laissant croire qu’ils sont devenus les ennemis de leur propre pays.

Je voudrais citer à cet égard le témoignage de Mériam Rhaiem, revenue le 3 septembre de Turquie avec sa fille de vingt-huit mois, Assia, que son père avait enlevée onze mois plus tôt pour rejoindre la Syrie, où il était parti combattre avec un groupe djihadiste. Évoquant le processus de radicalisation qui a conduit son mari à de telles extrémités, elle a déclaré que tout s’était fait sur internet, qu’il passait ses journées à regarder des vidéos du groupe Front Al-Nosra, à s’isoler, à être en rupture et à ne côtoyer que des gens qui lui ressemblaient. Dans d’autres cas, comme pour Mehdi Nemmouche, accusé d’avoir commis le 24 mai l’attentat meurtrier contre le musée juif de Bruxelles, la radicalisation est intervenue à l’occasion d’un séjour en prison. Dans tous les cas, la banalité apparente du processus d’enrôlement contraste avec l’extrême brutalité de ses conséquences.

Il me faut donc à présent le réaffirmer solennellement devant votre assemblée : le destin de la jeunesse de France ne passe ni par le meurtre, ni par le martyre, ni ici, ni ailleurs. À ceux et à celles qui songent au départ, que ce soit du fait d’une attirance morbide pour la violence, par désespérance, au nom d’un idéal religieux dévoyé, ou même par romantisme et par compassion pour les victimes du régime de Bachar el-Assad, je veux dire qu’ils commettent une erreur funeste, et une faute irréparable. À celles et ceux qui songent à partir, je le redis : le terrorisme n’est pas seulement un crime, c’est aussi un leurre, et c’est surtout une impasse, politique et morale.

La manifestation la plus visible de cette mutation, c’est malheureusement le nombre élevé de citoyens français, ou d’étrangers résidant sur le territoire national, parmi les combattants enrôlés par les groupes djihadistes les plus radicaux. C’est la présence parmi eux de nombreux Français très jeunes, parfois mineurs, et également d’un nombre croissant de jeunes Françaises. Le nombre des jeunes Français radicalisés combattant sur le théâtre d’opérations syrien n’a cessé de croître. Les effectifs combattants sont ainsi passés, depuis le 1er janvier, de 224 à 350, comprenant au moins 63 femmes et 6 mineurs. Le nombre d’individus plus généralement impliqués dans les filières djihadistes, en incluant les personnes en transit, celles qui ont quitté la Syrie, et les individus ayant manifesté des velléités de départ, est passé, au cours de la même période, de 555 à 932, soit une augmentation de 74 %.

L’étude des filières djihadistes au départ de la France, composées pour les deux tiers de ressortissants français, montre qu’il s’agit d’une population jeune et hétérogène, majoritairement issue de familles immigrées, mais comportant également une part importante de convertis – de l’ordre de 20 %. Près de la moitié des individus recensés étaient inconnus des services spécialisés avant leur signalement.

Nous devons donc tout faire pour contenir la menace potentielle que représente le retour en France de combattants formés en Syrie au maniement des armes et des explosifs, qui ont souvent commis les pires atrocités criminelles, endoctrinés par des discours de haine envers l’Occident laïc, et souvent déshumanisés par l’expérience quotidienne et répétée de la violence. Certains, nous le constatons déjà, auront fui de leur propre initiative la Syrie et chercheront sans doute à oublier cette terrible épreuve. Mais nous ne pouvons courir le risque d’en laisser d’autres tenter de reproduire sur le sol français, au nom du djihad, la violence barbare qu’ils auront connue en Syrie ou, désormais, en Irak. Or, parmi les 185 individus identifiés et ayant quitté le théâtre des opérations, 118 sont aujourd’hui de retour en France.

Au demeurant, cette situation n’est pas propre à la France. Au mois de mai dernier, on estimait que 8 500 volontaires, dont environ 2 000 Européens, avaient rejoint les rangs de l’insurrection syrienne, où ils représentaient 10 % des effectifs des groupes radicaux.

Les principaux contingents provenaient du monde Arabe, mais aussi de plusieurs pays européens tels que le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique ou l’Espagne. Le Canada, l’Australie et les États-Unis sont également concernés, comme j’ai eu l’occasion d’en faire le constat lors de mes récents entretiens avec les autorités de ces pays.

Comme vous le savez, le Gouvernement a réagi avec vigilance et fermeté à l’importance de ces menaces.

Au plan interne, tout d’abord, nous avons mis en place dès le 27 avril dernier un plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes. Les mesures du plan ne nécessitant pas de modification de l’état du droit ont été prises immédiatement. C’est ainsi qu’un numéro vert a été mis en place pour permettre aux familles de signaler les risques de départ pour la Syrie, et de bénéficier d’un soutien mis en oeuvre à l’initiative des préfets avec les magistrats du parquet, les élus locaux et les opérateurs sociaux.

Ce dispositif a fonctionné, et je veux d’ailleurs en donner les résultats devant la représentation nationale à l’occasion de ce débat. Le numéro vert a permis deux cent trente-quatre signalements. Par ailleurs, la justice a ouvert soixante et onze procédures relatives aux filières syriennes depuis le 1er janvier, et les forces de sécurité ont procédé à plus de cent dix interpellations. Pas moins de soixante-quatorze individus ont été mis en examen par les magistrats du pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris.

Parallèlement, dans le cadre de l’Union européenne, une série de mesures concrètes a été élaborée au cours d’une réunion de travail tenue le 7 juillet, à l’initiative de la France et de la Belgique, entre les ministres de l’intérieur de neuf pays. Ces mesures concernent notamment les personnes inscrites au fichier des personnes recherchées du système d’information Schengen ; nous travaillons actuellement à la mise en place d’un signalement spécifique, commun à l’ensemble des pays de l’Union européenne, de manière à améliorer les conditions d’utilisation de ce fichier.

Nous avons également décidé de travailler ensemble, en collaboration avec le coordonnateur européen Gilles de Kerchove, à la mise en place de véritables initiatives destinées à développer un contre-discours pédagogique établissant la vérité sur l’action de l’Union européenne en Syrie et en Irak, y compris sur le plan humanitaire, et présentant les risques auxquels s’exposent ceux qui basculent dans les groupes terroristes.

Cette coopération entre les pays de l’Union européenne, que j’ai souhaité développer et approfondir, commence à donner des résultats. C’est ainsi que ce matin même, en Belgique, à Liège, une jeune française âgée de quatorze ans, dont les parents avaient signalé la disparition le 18 juillet et qui avait manifesté à plusieurs reprises son intention de se rendre en Syrie, a pu être retrouvée grâce à un signalement d’Interpol. Cela signifie que la coopération entre nos services de renseignements et nos services de police, au niveau européen, donne des résultats qui s’amplifieront à mesure que cette coopération se développera au cours des prochains mois.

Afin de prévenir les départs pour la Syrie et l’Irak, nous avons jugé indispensable de renforcer notre législation en entravant l’action et la propagande des filières terroristes et en contrariant les projets de ceux qui sont tentés de les rejoindre. C’est l’objet de ce projet de loi, qui s’inscrit dans une tradition juridique française de lutte contre le terrorisme dans le cadre scrupuleux de l’état de droit.

Comme vous le savez, ce dispositif s’articule aujourd’hui autour du délit d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme, pierre angulaire de notre droit antiterroriste, qui a fait la preuve de son efficacité. Pour caractériser l’association de malfaiteurs terroriste, il est nécessaire d’établir l’existence d’une entente entre plusieurs individus, de mettre en évidence leur intention terroriste, matérialisée par un ou plusieurs faits, et ce avant la commission d’un crime et indépendamment de la survenance de celui-ci. Il s’agit donc de ce que l’on appelle une infraction-obstacle qui s’est révélée extrêmement efficace pour prévenir la commission d’attentats.

Au-delà du droit pénal de fond, c’est la spécificité de la procédure qui a fait l’efficacité de la lutte antiterroriste : depuis 1986, les poursuites, l’instruction, le jugement, et même l’application des peines sont centralisés et donc coordonnées au sein du pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris, qui bénéficie d’une compétence concurrente à celle des juridictions locales. Toujours en termes de procédure, il est possible de recourir aux moyens spéciaux applicables à la criminalité organisée : prolongation de la garde à vue, autorisation des interceptions de sécurité ou de la géolocalisation et, dans certains cas, perquisitions nocturnes. De même, l’infiltration, la sonorisation et l’introduction de nouvelles techniques informatiques ont été progressivement prévues par le législateur.

Ces mesures, dont certaines peuvent paraître intrusives, font partie du droit en vigueur avant même que ce projet de loi ne soit débattu. Pour reprendre l’expression utilisée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 mars 2012, ces mesures sont justifiées par un motif d’intérêt général et mises en oeuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif. Je tiens à faire cette précision car j’ai lu des articles au cours des dernières heures dans lesquels il était écrit que ce qui existe déjà était ce que nous nous proposions de faire. Rien de ce que je viens d’évoquer, qui fait déjà partie de notre droit, ne sera amplifié. En revanche, nous créerons les conditions pour que ce qui est déjà prévu soit rendu plus efficace grâce à des mesures que je vais présenter à l’instant.

Les principales mesures du texte qui est soumis à votre examen respectent l’équilibre fondamental entre liberté et protection des citoyens, tout en nous permettant d’adapter notre dispositif à l’évolution de la menace terroriste et à ses nouveaux vecteurs.

L’interdiction de sortie du territoire, prévue à l’article 1er de la loi, permettra aux autorités de s’opposer au départ de nos ressortissants hors de France dès lors qu’il existe des raisons sérieuses de croire que leur déplacement a une finalité terroriste ou que leur retour porterait atteinte à la sécurité publique. Il s’agit là d’une mesure importante qui vient combler une lacune de notre dispositif de lutte contre le terrorisme, puisque cette capacité d’empêcher le départ d’un individu majeur n’existait jusqu’à présent que dans le cadre d’une procédure judiciaire. Ce type de disposition existe en revanche déjà au Royaume-Uni et en Allemagne.

Le fait de quitter le territoire ou de tenter de le quitter en violation d’une décision d’interdiction d’en sortir sera désormais puni pénalement. Pour rendre cette mesure pleinement effective, la commission des lois a souhaité que la personne concernée se voit retirer non seulement son passeport, comme le prévoyait le texte du Gouvernement, mais également sa carte nationale d’identité, contre récépissé.

Mobilisé par une opération de sécurité civile dans l’Aube lorsque ce texte était en débat devant la commission des lois, j’avais dû la quitter lors de l’examen des amendements au mois de juillet. Si j’avais été présent, le Gouvernement se serait prononcé en faveur de cet amendement. Je sais cependant que certains parmi vous se sont interrogés, non pas sur l’opportunité de cette mesure, mais sur ses effets. Je veux remercier Marie-Françoise Bechtel qui a souhaité conférer au récépissé reçu par la personne frappée d’interdiction de sortie du territoire tous les effets matériels de la carte d’identité. Les débats parlementaires pourront de préciser, si besoin est, ces dispositions, et le Gouvernement est tout à fait disposé à conforter les garanties souhaitées par Mme Bechtel.

La prévention du terrorisme dépend également de notre capacité à empêcher la diffusion de messages sur internet appelant au terrorisme ou le glorifiant. En effet, les enquêtes montrent qu’une grande partie des projets de départ pour la Syrie résultent de processus d’auto-radicalisation nourris par la fréquentation de sites sur internet.

Le blocage administratif des sites internet est donc prévu à l’article 9 de la loi et complétera les dispositions de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Elle donnera la possibilité à l’autorité administrative de demander aux éditeurs et hébergeurs, lorsqu’ils sont identifiés, de procéder au retrait des contenus provoquant aux actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et, à défaut, aux fournisseurs d’accès à internet de bloquer l’accès aux sites, à l’instar de ce que le législateur a déjà prévu pour les sites pédopornographiques. Ce blocage, que nous voulons ciblé et limité au strict nécessaire, s’effectuera sous le contrôle d’une personnalité qualifiée, et sera soumis à la juridiction administrative.

De manière logique, les fournisseurs d’accès seront également astreints à l’obligation de surveillance limitée prévue par la loi du 21 juin 2004, au même titre que pour les appels à la haine raciale, la glorification des crimes contre l’humanité ou la promotion de la pédopornographie. Il s’agit de perturber le fonctionnement des sites de propagande, mais également des forums où se nouent les contacts et où s’échangent des conseils en vue de la réalisation d’actes terroristes.

Dans la même perspective, l’apologie et la provocation au terrorisme ne relèveront donc plus du délit d’opinion, et donc de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, mais du droit commun, et certaines des techniques spéciales d’enquête applicables au terrorisme leur seront applicables, comme l’infiltration ou les interceptions de communication, sous le contrôle de l’autorité judiciaire.

Il s’agit de tirer les conséquences de la stratégie mise en place par les groupes terroristes qui, comme Daech, ont intégré la propagande sur internet à leur stratégie afin de s’en servir comme d’une arme. L’exemple sinistre des décapitations de James Foley, Steven Sotloff et David Haines l’a montré de façon dramatique. Il s’agit également de respecter l’esprit et le texte de la loi de 1881, en évitant d’en venir aux rigueurs du code de procédure pénale.

En revanche, et je souhaite insister sur ce point sur lequel j’ai lu beaucoup de contre-vérités, contrairement à ce qui a pu être avancé à tort, les dispositions assurant spécifiquement la protection de la liberté de la presse et des sources des journalistes ne seront en rien affectées par ce texte, et le champ des incriminations d’apologie et de provocation au terrorisme n’est pas modifié. Ces dispositions ne peuvent donc conduire à ce que des journalistes soient demain poursuivis au seul motif d’avoir partagé des vidéos ou fait état de propos de groupes terroristes. Il est particulièrement malhonnête intellectuellement de laisser à penser que tel serait l’objet de ce projet de loi.

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