Intervention de Bernard Cazeneuve

Séance en hémicycle du 15 septembre 2014 à 21h30
Lutte contre le terrorisme — Discussion générale

Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je tiens à vous remercier, au terme de cette discussion générale, pour la qualité des débats que nous avons eu ce soir et qui ont permis à l’ensemble des orateurs de tous les groupes de l’Assemblée nationale d’apporter leur contribution au débat, de faire part de leurs remarques et de désigner des points susceptibles d’amélioration dans le cadre de la discussion qui s’ouvrira demain, afin que notre pays soit correctement armé pour faire face au risque terroriste qui, je l’ai senti, est pris à sa juste mesure dans cette assemblée.

En réponse aux différents orateurs qui se sont exprimés, parfois d’une manière convergente entre la majorité et l’opposition, pour exprimer des inquiétudes, des interrogations et des propositions d’amendements, j’aborderai certains des sujets qui me paraissent les plus importants.

D’abord, comme l’ont souligné MM. Alain Marsaud et Alain Tourret, comment trouver le juste équilibre entre la nécessité d’assurer la protection efficace de nos ressortissants menacés par le risque terroriste sans remettre en cause à aucun moment des libertés fondamentales auxquelles nous sommes tous collectivement attachés ? Contre l’idée que cette loi pourrait être une loi d’exception, voire exceptionnelle, je tiens à dire qu’elle n’est ni l’un, ni l’autre. Il existe des principes généraux du droit et des principes constitutionnels. Nous sommes dans un État de droit où des moyens de police administratifs permettent de prévenir la possibilité de délits. Au regard de l’état actuel du droit constitutionnel, du droit administratif et des principes généraux du droit français, les dispositions que nous avons arrêtées dans ce texte ne présentent rien d’exceptionnel.

Lorsque nous décidons par exemple de confier au juge administratif le soin de contrôler des décisions d’interdiction administrative que nous prenons, nous ne faisons qu’appliquer les principes du droit existant. Il n’y a rien là d’exceptionnel, car il est dans l’ordre du droit administratif de prévenir des troubles à l’ordre public. Ainsi, lorsque nous décidons d’interdire par un acte administratif la sortie du territoire d’un individu dont nous sommes convaincus, au terme des enquêtes engagées, qu’il pourrait quitter le territoire national pour commettre des actes de terrorisme d’une extrême gravité, nous respectons les principes du droit administratif. Et lorsque nous demandons au juge administratif de contrôler les conditions dans lesquelles s’applique notre décision, nous obéissons aussi au principe, posé par la séparation des pouvoirs, selon lequel le juge administratif doit être chargé du contrôle des actes de l’administration visant à prévenir des délits ou d’éviter des troubles à l’ordre public.

Lorsque je lis ou entends dire que la loi que je présente aujourd’hui devant vous est une loi d’exception, qui remet brutalement en cause l’ensemble de l’architecture juridique française pour nous permettre, au nom de la sécurité, de rogner des libertés fondamentales auxquelles les Français sont attachés – comme si tel était l’objectif même de cette loi, et non pas de protéger les Français contre ce risque –, je me demande si ceux qui prononcent ces paroles sont bien informés de l’état du droit, de l’ordre juridique dans lequel nous raisonnons, des principes constitutionnels et des principes généraux du droit qui régissent le fonctionnement de l’État et de l’administration.

Je tiens à insister sur ce point essentiel pour que, dans nos débats, nous puissions aller au fond des choses lorsqu’il s’agira de ces équilibres. Je reviendrai donc sur deux sujets : l’interdiction administrative de sortie du territoire et, pour répondre à Mme Laure de La Raudière, le blocage de l’internet.

Pour ce qui concerne tout d’abord l’interdiction administrative de sortie du territoire, certains parlementaires, comme M. Marc Dolez, ont exprimé des craintes que je considère comme légitimes et qui appellent réponse. Légitimes, elles ne le sont pas parce qu’elles seraient fondées, mais parce qu’il n’est jamais mauvais d’avoir un tel débat. La question est donc de savoir si la liberté fondamentale d’aller et de venir serait remise en cause par l’adoption de cette disposition visant à empêcher la sortie de ceux dont un nombre suffisant d’éléments en notre possession nous permet de penser qu’ils vont partir s’engager dans des groupes terroristes, et si le contrôle du juge administratif permet d’assurer la protection de ceux qui se trouveraient ainsi empêchés de sortir.

En premier lieu, la véritable préoccupation en termes de libertés publiques et de droits de l’homme n’est-elle pas d’éviter que de jeunes – ou moins jeunes – ressortissants français s’engagent sur le terrain d’opérations djihadiste, où l’on sait qu’ils procéderont à des actes qui les exposeront dès leur retour à des condamnations pénales et, surtout, détruiront leur psychologie, tant ces personnes auront fréquenté la violence sous la forme de décapitations, d’exécutions, de crucifixions et d’autres actes dont les vidéos diffusées sur internet témoignent de la réalité sur ce théâtre d’opérations à l’étranger.

Par quelle funeste inversion du raisonnement, qui met un incommensurable bazar dans tous les esprits, le fait d’empêcher des ressortissants de notre pays de commettre des actes hautement attentatoires à l’idée que nous nous faisons des droits de l’homme et propres à la fois à occasionner des violences d’une extraordinaire barbarie et, au-delà de leurs victimes, à détruire la psychologie de leurs auteurs, et de vouloir en préserver ces citoyens dès lors qu’on est convaincu qu’ils accompliront ces actes, en leur interdisant administrativement, sous le contrôle du juge, de les commettre, remettrait-il en cause les libertés fondamentales, comme s’il existait une liberté de tuer, de décapiter, d’assassiner ou de se détruire psychologiquement, et comme si les libertés fondamentales auxquelles nous sommes attachés étaient destinées à le permettre ? Je ne peux accepter ce raisonnement, compte tenu de la gravité extraordinaire des faits dont il est question, et parce que le juge administratif, en charge du contrôle des conditions dans lesquelles nous procédons à cette interdiction et qui peut agir à cette fin en référé, est un juge des libertés.

Un deuxième raisonnement que je n’accepte pas, maintes fois utilisé et galvaudé, et qui repose sur une idée fausse, est qu’il y aurait d’une part un juge judiciaire garant des libertés, et de l’autre un juge administratif dont la fonction serait d’empêcher systématiquement que ces libertés soient reconnues. C’est ignorer la jurisprudence du juge administratif et son apport à la reconnaissance des libertés, fondamental dans la République depuis des décennies, et même des siècles. Certains parlementaires qui sont également d’excellents juristes, passés parfois par le conseil d’État, savent bien que, depuis l’arrêt Benjamin de 1933, le Conseil d’État, le juge administratif, est constamment protecteur des libertés publiques et individuelles.

L’idée qu’il faudrait s’en remettre toujours au juge judiciaire parce que le juge administratif ne saurait jamais préserver la liberté individuelle et publique est donc une idée fausse, qui traduit une méconnaissance de l’état du droit, et cette question mérite dans cette assemblée un autre traitement que celui qui lui est parfois réservé par les médias, lesquels ont à ce propos des lumières et des connaissances que la plupart d’entre vous n’avez pas.

Madame de La Raudière, j’aimerais vraiment me laisser convaincre par vous mais, malgré mes efforts pour me mettre votre place, je n’y parviens pas.

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