Intervention de Jacques Repussard

Réunion du 11 septembre 2014 à 14h00
Commission spéciale pour l'examen du projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte

Jacques Repussard, président de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, IRSN :

La question est légitime. Il existe auprès de l'ASN des groupes permanents d'experts, composés d'experts individuels chevronnés qui examinent notre rapport sur les sujets majeurs, nous entendent, recueillent les observations de l'exploitant. Et, souvent, un consensus se dégage, qui s'étend aux exploitants eux-mêmes, sur ce qu'il faudrait faire, compte non tenu des questions de délais et de financement qui nous échappent. Le système est d'autant plus solide qu'il inclut ainsi une possibilité d'analyse critique du travail de l'expert institutionnel. Nos experts savent qu'ils devront rendre compte de leurs travaux quant au fond.

En ce qui concerne le projet de loi, j'indiquerai d'abord celles de ses dispositions qui me paraissent de nature à renforcer la sûreté nucléaire, ensuite celles qui pourraient être améliorées par le débat à venir avec le Gouvernement et le Parlement.

Parmi les très nombreux sujets dont traite la loi et qui n'ont pas tous, loin de là, à voir avec la sûreté nucléaire, deux innovations en particulier devraient la renforcer – un objectif que nous poursuivons en tant qu'institution, mais qui préoccupe également tous nos concitoyens, ce qui laisse espérer un consensus politique national analogue à celui de 2006 sur la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire.

Premièrement, le pilotage de la ressource énergétique en général est confié à l'État, et à travers lui à la nation, ainsi investis d'une mission claire obéissant à des règles précises. En matière de nucléaire, il est particulièrement bienvenu de susciter ainsi un débat sur les besoins du pays à long terme, car les choix dans ce domaine demandent du temps, des discussions, une planification : c'est sur une décennie au moins que s'éprouvent les décisions en matière d'investissement ou de changement de mode de production. On l'a vu au cours des dernières années, l'absence de planification et de mécanisme de surveillance par le Parlement a fait obstacle à la prise de décision ou entraîné des choix industriels contestés, ce qui n'est pas propice à la sûreté nucléaire.

Le texte de loi recourt à des formules fortes qui renvoient à la notion de vigilance de la nation. Car la sûreté nucléaire, c'est aussi la nation elle-même qui en est comptable. Ainsi, la catastrophe de Tchernobyl était inscrite d'avance dans la déliquescence de l'Union soviétique, dans la séparation complète entre le système et le plan de production et dans la manière de gérer les équipes au sein des centrales. En associant la nation à la réflexion sur l'énergie par l'intermédiaire de la démocratie locale et régionale, notamment des CLI, on incite chacun à s'interroger sur la sûreté nucléaire, ce qui est en soi bienvenu.

En matière de sûreté nucléaire, nous faisons en réalité un pari, longtemps occulté au niveau politique, sur le bénéfice global de l'énergie nucléaire, qui suppose l'absence d'accident. Il s'agit d'un pari parce que le risque zéro n'existe pas. Nous devons le gagner en tant que nation : aussi longtemps que nous aurons des installations nucléaires et que nous utiliserons les technologies que nous connaissons aujourd'hui, il s'agit pour les exploitants, comme pour les contrôleurs que nous sommes, d'éviter un accident qui neutraliserait tous les gains économiques procurés par l'énergie nucléaire. L'enjeu est majeur.

Ce qui nous amène au second volet particulièrement bienvenu du projet de loi, qui porte sur le filet de sécurité qu'est le système français de sûreté nucléaire. Celui-ci a été élaboré par la loi de 2006, qui fonde la sûreté nucléaire sur trois piliers. Le premier est l'exploitant, que cette loi désigne sans ambiguïté comme le responsable pénal de la sûreté nucléaire de ses installations. Le projet actuel a le grand intérêt de mieux codifier la phase de démantèlement, désormais toute proche pour une partie des installations. Le deuxième pilier est la police administrative, à propos duquel le texte propose des améliorations qui nous paraissent opportunes car, même si elles ne sont pas de notre ressort, elles rendent notre travail d'expertise plus utile. Je ne les détaille pas, puisque Pierre-Franck Chevet les a exposées.

La question des moyens est extrêmement sensible. Je sais moi aussi gré au Gouvernement de ses arbitrages budgétaires, qui nous sont favorables compte tenu du contexte et du mécanisme de financement actuels. Ainsi, la baisse planifiée de la subvention versée à l'IRSN sera compensée par une hausse, dans des proportions presque équivalentes, de la contribution déjà acquittée par les exploitants. On va ainsi atteindre le plafond autorisé par la loi de finances qui a instauré ce dispositif il y a quelques années, ce qui doit nous inciter encore davantage à réfléchir à l'avenir de ce mode de financement. Nos moyens sont préservés, ce qui est préférable au projet initial du ministère des finances mais ne suffit pas à nos besoins : il faudra donc faire des choix, peut-être revoir le rythme de progression sur certains sujets ; nous ferons avec ce que nous aurons. Mais l'essentiel est préservé. En outre, pour la première fois, le Gouvernement a considéré cette année – contrairement à 2013, année catastrophique pour nous du point de vue budgétaire – que c'était le budget de l'IRSN tout entier qu'il fallait sauvegarder au nom de la sûreté nucléaire, et non simplement la part qui finance l'appui à l'ASN. Car la recherche menée à l'IRSN, c'est l'expertise de demain : nous l'avons fait valoir l'année dernière et, cette fois, nous avons été entendus. Nous ne pouvons que nous en féliciter.

La vigilance de la société est le troisième pilier de la sûreté nucléaire. Elle est ici abordée explicitement à propos des CLI, ce qui constitue un progrès.

À ces trois piliers, il faut à mes yeux en ajouter un quatrième : la science. Il figure partout dans les documents internationaux ; la nouvelle directive européenne sur la sûreté nucléaire, qu'il nous faudra transposer, le mentionne sans ambiguïté. En d'autres termes, la sûreté nucléaire ne peut être absolue, mais elle dépend de l'état de l'art et c'est compte tenu de celui-ci que la police administrative se prononce. Voilà pourquoi elle a besoin d'une expertise.

Malheureusement, dans le corpus législatif actuel, ce quatrième pilier n'est qu'implicite. La loi de 2006 disposait simplement que l'ASN est consultée par le Gouvernement sur la part de la subvention de l'État à l'IRSN correspondant à la mission d'appui technique de l'institut à l'ASN. C'est tout à fait insuffisant pour nous doter d'une assise juridique. L'ASN est une autorité administrative indépendante alors que l'IRSN est un établissement public de l'État. L'application des règles générales qui en découlent entrave au niveau institutionnel un dialogue pourtant satisfaisant au quotidien. Par exemple, le président de l'ASN ne peut siéger avec voix délibérative au conseil d'administration de l'IRSN. Il faut remédier à cette situation.

La première lacune qui nous est apparue dans le texte est d'ailleurs la surprenante absence de mention des missions de l'IRSN. Celui-ci ne tient pourtant aujourd'hui qu'à un fil puisque, de la loi de 2001 qui l'a créé et qui a été abrogée, ne reste qu'un cavalier qui mentionne la création de l'Institut et astreint ses agents au secret professionnel lorsqu'ils ont accès à des données confidentielles. C'est d'autant plus paradoxal que le code de la défense, le code du travail ou le code de la santé publique contiennent des dispositions relatives à l'IRSN, qui concernent par exemple la sécurité nucléaire ou la comptabilité des matières nucléaires. Nous travaillons d'ailleurs avec le cabinet de la ministre de la santé, dans le cadre de la loi de santé publique en préparation, à une modification du code de la santé publique en vue d'habiliter l'IRSN à accéder aux données médicales des patients, car l'argument a pu être utilisé par certains directeurs d'hôpital pour nous empêcher d'enquêter dans son établissement. Bref, il nous semblerait utile – comme à l'ASN, d'ailleurs – que la loi récapitule dans un bref article, destiné à la partie législative du code de l'environnement, les missions essentielles de l'Institut et le système dual de contrôle en vigueur, afin de les graver dans le marbre.

Des missions de l'IRSN découle naturellement la nécessaire transparence de ses travaux. Aujourd'hui, c'est du seul bon vouloir du président de l'ASN que dépend la publication de certains avis de l'IRSN, les autres n'étant publiés que tardivement ou ne l'étant pas du tout. Nous pouvons en discuter entre nous, mais cette situation n'est en tout cas pas idéale. Mieux vaudrait préciser dans la loi que les avis de l'IRSN sont des documents publics auxquels les décisions de l'ASN doivent faire formellement référence – ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, de sorte que les citoyens ne savent pas sur quoi se fonde la décision.

S'agissant enfin de l'interface entre les deux organes, je répète que le président de l'ASN n'a qu'une voix consultative au conseil d'administration de l'IRSN, alors que l'ASN devrait être associée au pilotage stratégique de l'appui technique et aux grands choix opérés en conseil d'administration. Rappelons également la nécessité de veiller à la continuité entre les deux institutions lors des arbitrages budgétaires.

Nous avons soumis au ministère de l'écologie – un peu tard, hélas – ces différentes dispositions que nous appelons de nos voeux. Elles n'ont malheureusement pas été retenues par Mme Royal, non parce qu'elles n'étaient pas pertinentes mais au motif qu'il ne fallait pas surcharger le volet nucléaire de la loi. Nous comprenons cet argument, mais nous regrettons que nos propositions, qui étaient prêtes, aient été laissées de côté après une première étude par l'administration du ministère et les cabinets ministériels et une validation à ce niveau. Nous aimerions étudier avec le Gouvernement et le Parlement le moyen de les réintroduire soit dans le texte, soit, pour éviter d'alourdir celui-ci, dans l'habilitation du Gouvernement à légiférer par ordonnance.

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