Je me félicite de cette pratique et j'aimerais qu'elle s'étende au Sénat, qui ne l'a pas adoptée jusqu'à présent. J'en profite pour vous présenter l'ensemble des membres de la délégation qui m'accompagne aujourd'hui, à savoir Mme Virginie Beaumeunier, rapporteure générale, M. Umberto Berkani, rapporteur général adjoint, qui a piloté l'équipe d'instruction, et les deux rapporteurs du présent avis, M. Julien Barbot et Mme Audrey Sabourin, qui pourront être amenés à prendre la parole pour répondre à certaines des questions que vous nous poserez.
Pour établir notre rapport, nous avons dû compulser une masse considérable de chiffres et de données confidentielles portant notamment sur l'ensemble des marchés de travaux passés par les sociétés d'autoroutes depuis la privatisation. J'insiste sur le fait que le document qui vous a été remis dans un souci de transparence vis-à-vis de la représentation nationale constitue une version confidentielle, comprenant nombre de secrets d'affaires qui ne seront pas intégrés à l'avis qui sera rendu public demain – les sociétés d'autoroutes nous ayant communiqué certains chiffres à la condition expresse qu'ils ne soient pas rendus publics. Ce document de plus de 150 pages est dense et austère, mais je vais m'efforcer d'en résumer le contenu en insistant sur les principaux constats que nous avons faits ainsi que sur les recommandations les plus novatrices que nous nous sommes permis de formuler.
Le réseau autoroutier français a été construit et est exploité depuis les années 1960 sous le régime de la concession de service public. Compte tenu de l'ampleur des investissements nécessaires, ce régime présentait, en matière autoroutière, quatre caractéristiques originales, qui se sont progressivement effacées avec le temps. La première était la pratique de l'adossement, à savoir que les recettes issues de l'exploitation des sections autoroutières existantes – les plus rentables – étaient affectées au financement de nouvelles sections, moins rentables ; la deuxième était le corollaire de l'adossement : les sections d'une même zone géographique étaient attribuées de gré à gré, sans mise en concurrence, à un unique concessionnaire ; la troisième était le recours systématique à l'endettement – c'est toujours le cas ; enfin, la quatrième caractéristique était l'indifférence aux résultats financiers à court terme, permise par une dérogation comptable qui autorisait les concessionnaires d'autoroutes à immobiliser en « charges différées » les pertes résultant du paiement des charges financières.
Ce régime assez original s'est modifié au fil des années, notamment en raison de sa remise en question par le Conseil d'État et la Commission européenne. Les infléchissements qu'il a connus au début des années 2000 ont conduit à des modifications du cadre juridique et comptable des concessions autoroutières, qui ont coïncidé avec une ouverture, limitée dans un premier temps, du capital des sociétés concessionnaires à des sociétés privées à partir de 2002.
Le réseau autoroutier français est aujourd'hui mature. Notre pays compte 11 882 kilomètres d'autoroutes dont 9 048 kilomètres concédés à dix-neuf sociétés concessionnaires d'autoroutes – SCA. Parmi celles-ci, les sept SCA « historiques » représentent, à elles seules, 92 % du chiffre d'affaires du secteur, qui s'est élevé à 8,9 milliards d'euros en 2013. À l'exception de COFIROUTE, filiale de Vinci, qui a toujours été une société privée, les six autres SCA « historiques » ont été privatisées en 2006 – après un grand débat en 2005 où nous avons joué un certain rôle – pour un montant total de 14,8 milliards d'euros, au profit des groupes Vinci, qui possède ASF et ESCOTA en plus de COFIROUTE, Eiffage, qui possède APRR et AREA, et Abertis, un groupe espagnol qui possède SANEF et SAPN.
L'avis qui nous a été demandé ne porte pas sur les conditions de la privatisation, ni sur le bilan qui peut être fait des intérêts financiers de long terme de l'État. Dans la mesure où il ne nous appartient pas d'ouvrir ce débat relevant clairement du débat politique, nous ne nous sommes pas prononcés sur la question de savoir si la privatisation s'est faite dans de bonnes conditions et s'il ne serait pas judicieux, comme se le demandent certains, de procéder à une renationalisation des sociétés d'autoroutes.
À votre demande, l'Autorité a fait porter sa réflexion sur trois sujets. Premièrement, à la suite du rapport remis par la Cour des comptes en juillet 2013, quel bilan peut-il être fait de la régulation, par l'État concédant, du secteur des autoroutes ? L'État régule-t-il bien ce secteur, ou peut-on parler d'une « rente autoroutière » injustifiée qu'il faudrait limiter – le cas échéant, et si tel est le cas, dans quelles conditions ? La rentabilité exceptionnelle des concessions autoroutières rémunère-t-elle un risque, ou n'est-elle que le produit d'une situation contre laquelle l'État pourrait faire davantage ?
Deux des trois groupes qui ont racheté les SCA en 2006 sont des groupes de BTP, à savoir Vinci et Eiffage. En 2005, alors que le Gouvernement s'apprêtait à privatiser les sociétés d'autoroutes, ce qui était alors le Conseil de la concurrence, intervenu à la demande d'une association indépendante d'entreprises du BTP, avait tiré la sonnette d'alarme en soulignant le risque qu'il y avait à vendre ces sociétés à des groupes de BTP. Cette hypothèse était tout à fait plausible d'un point de vue industriel : les entreprises du BTP, dont les revenus sont par nature très cycliques, ont tout intérêt à les rééquilibrer grâce à des revenus réguliers tirés de l'exploitation autoroutière. Dès lors, comme cela avait déjà été constaté pour COFIROUTE – on pouvait logiquement craindre que les sociétés d'autoroutes ne confient préférentiellement les travaux qu'elles souhaitent effectuer à leurs filiales dédiées au BTP, donc à un coût supérieur à celui qui pourrait résulter d'une vraie mise en concurrence. Or, la privatisation des SCA, en leur faisant perdre leur statut de pouvoir adjudicateur, allait les soustraire aux obligations résultant des directives européennes : en matière de commande publique, elles pourraient désormais faire ce qu'elles voudraient – à l'instar de COFIROUTE qui, n'étant soumise à aucune obligation, confiait systématiquement aux filiales de Vinci la réalisation de ses travaux de construction ou d'exploitation. Nous avons mis en garde le Gouvernement, en insistant sur la nécessité de faire figurer, dans les contrats de concession, des obligations de mise en publicité et d'appels d'offres identiques à celles existant pour les anciennes sociétés d'économie mixte – et fort heureusement, nous avons été entendus in extremis. La deuxième partie du rapport dresse le bilan qui peut être fait, neuf ans plus tard, de l'application des recommandations que nous avions formulées en 2005.
Sur un plan plus conjoncturel, nous nous sommes interrogés sur le plan de relance autoroutier. Que faut-il penser de l'intention supposée de l'État d'y consacrer 3,6 milliards d'euros – le chiffre reste à confirmer – en échange d'une prolongation de la durée des concessions, qui pourrait aller, dans au moins un cas, jusqu'à six ans ? L'Autorité de la concurrence formule des recommandations en vue de rééquilibrer le plan, afin qu'il prenne mieux en compte les intérêts de l'État et des usagers.
La régulation des péages est la principale variable soumise à l'action de l'État. Nous avons analysé les hausses de péage constatées depuis la privatisation, ainsi que les conséquences de ces hausses en termes de rentabilité. Le phénomène n'est pas propre à la France, mais on peut aujourd'hui parler d'une rentabilité exceptionnelle des sociétés concessionnaires d'autoroutes, qui ne nous paraît justifiée ni par le risque propre à leur activité, ni par l'évolution de leurs charges, ni même par le poids de leur dette.