Le montant cumulé de cet avantage depuis 2006 s'élève à 3,4 milliards d'euros.
Enfin, l'Autorité a constaté que, dividendes exceptionnels inclus, les dividendes versés par les sept SCA « historiques » entre 2006 et 2013 ont représenté 136 % de leur résultat net, pour un total de 16,7 milliards d'euros – 14,9 milliards d'euros hors COFIROUTE, qui était déjà une société privée. Certes, ces dividendes ont, pour une part, servi à rembourser la dette contractée par les actionnaires des SCA pour les acquérir, mais ils ont aussi en grande partie servi à les rémunérer ; et la part des dividendes correspondant à la rémunération ira croissant à mesure que la dette d'acquisition sera remboursée.
Faute de risque lié aux prix, au volume ou à la dette, nous estimons que la rentabilité exceptionnelle des SCA est assimilable à une rente injustifiée et mériterait une régulation plus forte de la part de l'État.
Le deuxième constat que nous faisons porte sur la dévolution des marchés de travaux des sociétés concessionnaires d'autoroutes, attribués pour une part importante à des entreprises liées. Je rappelle qu'Abertis n'a pas d'intérêts dans les BTP, alors que Vinci et Eiffage sont des entreprises de travaux publics. Avec l'appui de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes – DGCCRF –, nous avons passé au crible l'ensemble des marchés passés depuis 2006, afin de vérifier si les recommandations que nous avons formulées en 2005, et qui ont été intégrées dans les contrats de concession, ont été respectées.
Formellement, les obligations de publicité des appels d'offres et de mise en concurrence ont été mises en oeuvre par les sociétés d'autoroutes. Et pourtant, il apparaît qu'une part importante – et croissante – des marchés de travaux des SCA, dont le montant représente 4,5 milliards d'euros depuis 2006, a été attribuée à des entreprises liées. Ainsi, c'est environ 35 % – en nombre – des marchés de travaux qui ont été en moyenne attribués à une entreprise liée par les SCA appartenant aux groupes Vinci et Eiffage, soit une proportion très supérieure à celle que l'on observe pour les marchés attribués à ces mêmes entreprises par les SCA qui ne leur sont pas liées. En valeur, cette part, qui est identique pour APRR et AREA, monte à plus de 50 % pour ASF et ESCOTA, ce qui met en évidence que ce sont principalement les marchés d'un montant élevé qui sont attribués à des sociétés liées à Vinci.
Il n'est pas possible d'affirmer avec certitude que cette part a augmenté depuis 2006, en raison du manque d'exhaustivité des données antérieures à cette date. Toutefois, on peut s'interroger sur l'évolution de la part des marchés en montant attribuée par ESCOTA à Vinci, qui est passée de 3 % pour la période 2002-2005 – juste avant la privatisation – à 58 % pour la période 2010-2013. Cette part des marchés de travaux attribuée à des entreprises liées n'est pas contestable en elle-même, puisque les appels d'offres sont publics et qu'une mise en concurrence a bien lieu ; quant à la qualité des prestations fournies, nous n'avons pas à en juger. L'Autorité constate toutefois que, même si les obligations de publicité et de mise en concurrence sont formellement respectées, certaines SCA font des choix contestables lors de leur application : ainsi, nous avons observé qu'ESCOTA sous-pondère de manière très significative le critère de prix dans la note globale de l'offre et opte le plus souvent pour des formules de notation du prix ayant pour effet de neutraliser ce critère, ce qui fait que des offres d'un prix très nettement supérieur se trouvent parfois beaucoup mieux notées que d'autres d'un prix plus faible.
Un tel choix ne peut se justifier que dans le cas où la prestation la plus chère est aussi d'une qualité très supérieure à celle des autres, ce qui est peu vraisemblable dans la mesure où toutes les entreprises ayant vocation à intervenir dans ce domaine présentent un niveau d'expérience comparable, et où un kilomètre d'enrobé bitumineux est peu susceptible de présenter une grande différence de qualité avec un autre, réalisé par une entreprise concurrente. En résumé, chaque SCA applique des méthodes qui lui sont propres pour juger de la qualité des offres qu'elle reçoit pour la réalisation de travaux autoroutiers, et certaines font même abstraction du critère de prix, ce qui fait que les offres les plus chères peuvent aussi être les mieux notées. Peut-être faut-il y voir la marque d'un certain « bon sens paysan » ; toujours est-il que nous ne comprenons pas comment l'application de certains systèmes de pondération peut aboutir à ce que l'on ne construise pas au meilleur coût !
Le risque de voir les sociétés d'autoroutes présenter des liens avec le BTP est d'autant plus important que l'appartenance des SCA aux groupes Vinci et Eiffage favorise, en elle-même, les échanges d'informations avec les sociétés liées de travaux routiers, ce qui les place ainsi dans une position plus favorable que leurs concurrentes lors des appels d'offres. Ainsi les présidents des filiales des sociétés autoroutières siègent-ils parfois au conseil d'administration de la holding ou de l'entreprise de BTP qui lui est liée, ce qui peut conduire à des échanges d'informations sur les travaux futurs.
On peut d'ailleurs s'interroger sur les différences dans les parts de marché de Vinci et d'Eiffage selon que les marchés sont attribués par des SCA qui leur sont liées ou non. Par exemple, Vinci remporte 40,6 % des marchés de travaux d'ASF, mais seulement 17 % des marchés d'APRR et 22,8 % de ceux de SANEF – qui appartiennent au groupe Abertis. De même, Eiffage remporte 27,7 % des marchés d'APRR, mais seulement 8,3 % des marchés d'ASF et 7 % des marchés de SANEF. Une telle constatation est très parlante : à qualité égale, on ne comprend pas bien pourquoi une entreprise obtiendrait souvent un marché dans un cas et beaucoup plus rarement dans l'autre.
La vérité commande toutefois de dire que si les groupes de BTP confient les travaux à des entreprises liées à des coûts pouvant être supérieurs à ceux qui résulteraient d'une vraie mise en concurrence, cela n'influe pas sur le coût des péages. En effet, les investissements prévus par les contrats de plan sont compensés – via une augmentation supplémentaire du tarif des péages – non pas à leur coût réel, mais à un coût estimé ex ante. La formule tarifaire est ainsi conçue que, quel que soit le prix auquel les investissements sont effectivement réalisés, celui-ci n'a aucune influence sur les péages. C'est donc là un sujet intéressant pour la concurrence, mais pas spécialement significatif en termes de conséquences sur l'évolution des tarifs des péages.
J'en viens aux treize recommandations que nous formulons à l'issue du constat que nous avons dressé. Ces recommandations peuvent être classées en trois catégories : l'amélioration de la régulation des péages, la dévolution des travaux et le plan de relance autoroutier.
Tout d'abord, forts de l'expérience, nous estimons qu'une nouvelle formule d'indexation des tarifs des péages devrait être mise en oeuvre. Actuellement, ces tarifs sont indexés sur la seule inflation : en principe à hauteur de 70 % de l'inflation hors tabac, en fait entre 80 % et 85 % de celle-ci. Or, une telle indexation ne nous paraît pas pertinente, car elle ne tient pas compte des coûts supportés par les sociétés d'autoroutes, qui sont pour l'essentiel des coûts fixes évoluant selon d'autres variables que l'inflation. Elle a ainsi contribué à déconnecter les tarifs des péages des coûts supportés par les SCA, déconnexion qui se manifeste par la rentabilité exceptionnelle que j'ai évoquée. Pour être efficace, la régulation devrait donc idéalement partir de ces coûts – ce que les Américains appellent la tarification cost-plus. Toutefois, je ne vous cache pas qu'une telle formule est très difficile à mettre en oeuvre, car elle suppose une information très détaillée. S'il ne nous semble donc pas raisonnable d'aller dans cette direction, il convient néanmoins de corriger les principaux défauts de la formule actuelle.
Une remise à plat de la formule tarifaire actuelle permettrait de mieux tenir compte de l'activité réelle des SCA. Nous avons vu que le chiffre d'affaires de ces dernières dépendait en grande partie de l'évolution du trafic autoroutier, elle-même corrélée à la croissance du PIB, à la démographie et au prix du carburant, c'est-à-dire des variables sur lesquelles ces sociétés n'ont aucune influence. Or, il nous paraît contestable que l'évolution du trafic leur bénéficie sans que cela corresponde à la rémunération d'une activité propre. Aussi proposons-nous de déduire cette évolution de la formule garantie à partir de l'inflation. La nouvelle formule tarifaire pourrait donc être la suivante : 70 % de l'inflation hors tabac – comme prévu dans le décret de 1995 – auxquels s'ajouterait la stricte compensation des investissements non prévus dans la concession, corrigée de l'évolution du trafic.
Nous avons mesuré, pour la période 2004-2013, l'impact qu'aurait eu la formule proposée sur l'évolution du tarif des péages, sans tenir compte de la compensation des investissements (paragraphe 413) et en en tenant compte (paragraphe 415). Dans les deux cas, l'application de cette formule aboutit en moyenne à des hausses ; dans le second cas, elle aboutit à des hausses pour toutes les SCA, sauf deux : AREA et COFIROUTE. Cependant, il convient de comparer la colonne « variation » et la colonne « variation réelle », qui retrace l'évolution des tarifs de péage résultant de l'application de la formule actuelle.
Par ailleurs, nous sommes favorables, à l'instar de la Cour des comptes, à une remise à plat de la régulation et à un renforcement des pouvoirs de l'État. Il nous semble en effet que celui-ci a été défaillant, faute d'avoir su créer un rapport de force avec les sociétés d'autoroutes. Nous le constatons tant en matière de négociations tarifaires – on a garanti jusqu'à 80 % ou 85 % de l'inflation alors que la loi du contrat de concession fixe 70 % – qu'en matière de compensation des investissements. À ce propos, je souhaiterais vous faire part d'une anecdote étonnante. On peut désormais, grâce au système de télépéage, passer le guichet du péage à vitesse réduite, sans s'arrêter. Non seulement ce système a procuré des revenus aux sociétés d'autoroutes, puisqu'il fonctionne par abonnement, mais il leur a permis d'économiser de la main-d'oeuvre et, surtout, il rend l'autoroute plus attractive, en augmentant la fluidité du trafic et en diminuant les bouchons. Cet investissement a pourtant été compensé par l'État, sous la forme d'une hausse du tarif des péages, au motif qu'il améliorait le bilan carbone ! On peut donc s'interroger sur le point de savoir si l'État n'a pas été trop généreux en matière de compensations des investissements. À cet égard, il faudrait être plus strict dans la distinction que l'on fait entre ce qui relève de l'obligation générale des sociétés d'autoroutes – l'entretien et les investissements nécessaires à l'activité – et ce qui relève d'une contrainte imposée par l'État au titre de la stimulation de l'investissement public. Mais nous ne sommes pas tout à fait d'accord sur cette ligne de partage…
Comment renforcer la régulation ? Il nous semblerait judicieux d'étendre le périmètre de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires – ARAF – à l'ensemble des transports terrestres : autocars, autoroutes. Le régulateur pourrait ainsi émettre en toute indépendance un avis sur les contrats de plan, exercer un pouvoir d'information et de sanction. Nous proposons également que la loi tarifaire des contrats de plan soit limitée à la seule compensation des investissements, sans aller au-delà de l'augmentation réglementaire.
Afin de limiter la rente, nous envisageons, parallèlement à la révision de la formule tarifaire, l'insertion de deux clauses dans les contrats de plan. La première serait une clause de réinvestissement partiel des bénéfices. Pourquoi ne pas prévoir qu'une partie à définir des bénéfices soit réinvestie de façon à permettre l'autofinancement des investissements, pour lesquels on recourt aujourd'hui à l'emprunt ? Une telle clause permettrait de diminuer l'avantage fiscal consenti par la déductibilité des emprunts. La seconde serait une clause de partage du bénéfice, que l'État pourrait légitimement imposer au-delà d'un seuil de rentabilité à définir. Les bénéfices qui lui seraient ainsi rétrocédés permettraient à l'État de dégager des ressources budgétaires pour financer d'autres projets d'infrastructures. Il n'est pas absurde, dans une économie régulée, que l'État, lorsqu'il s'aperçoit ex post que la rentabilité d'un monopole qu'il a confié au secteur privé est trop forte, préempte une partie des bénéfices pour les redistribuer. Loin d'être soviétique, un tel système de régulation d'un monopole privé est normal, judicieux et démocratique.
S'agissant des marchés, nous faisons également plusieurs recommandations. Ainsi nous souhaiterions que le montant au-delà duquel les obligations de publicité et de mise en concurrence sont imposées soit abaissé de 2 millions à 500 000 euros, qu'un avis de pré-information soit systématiquement publié six mois avant le lancement de l'appel d'offres et que la procédure restreinte ne soit pas utilisée aussi souvent qu'actuellement. Nous nous étonnons que le contentieux des marchés de travaux publics pour les autoroutes soit inexistant : les sociétés de BTP se plaignent auprès de nous mezza voce, mais elles ne font jamais valoir leurs droits… On peut les comprendre : c'est un secteur oligopolistique où elles sont peu nombreuses. Dès lors, pourquoi la commission des marchés, qui est présidée par un membre de la Cour des comptes et qui a pour mission de surveiller et de vérifier les conditions de passation des marchés par les sociétés autoroutières, ne pourrait-elle pas se voir confier la prérogative de saisir le juge du contrat, c'est-à-dire le juge administratif, lorsque des pratiques douteuses ou contestables sont observées en la matière ? Telles sont nos propositions pour renforcer la concurrence dans l'attribution des marchés.
J'en viens – et ce sera ma conclusion – au plan de relance envisagé par le Gouvernement, qui est un enjeu d'actualité, puisqu'il a été notifié à la Commission européenne, qui doit rendre sa décision avant la fin du mois d'octobre. Il est prévu, dans ce cadre, de confier aux SCA le soin de réaliser 3,6 milliards d'euros de travaux sur l'infrastructure autoroutière, dont le transfert de portions gratuites vers des portions concédées. En contrepartie du financement de ces travaux par les sociétés d'autoroutes, la durée des concessions serait prolongée de deux à six ans, dans un cas exceptionnel.
Nous ne sommes pas opposés à la relance de l'emploi et de l'investissement par un plan massif d'investissement. C'est une bonne chose, notre économie en a besoin. Au demeurant, il ne nous appartient pas de critiquer le souhait de l'État, qui n'a plus beaucoup de ressources budgétaires disponibles, de faire financer ce plan de relance dans le BTP. En revanche, en tant qu'experts de la concurrence, nous le mettons en garde : il risque, sur le long terme, de faire une mauvaise affaire. En effet, dans un système où la concurrence ne joue pas dans le marché mais pour le marché et où le pouvoir de négociation est à éclipse, puisqu'il n'existe que lors de l'attribution et de la remise en jeu des concessions, plus l'État retarde le moment de la négociation plus il perd de son pouvoir et plus il retarde la mise en oeuvre de nouvelles conditions qu'il pourrait imposer, notamment pour contrôler les péages et « caper » cette rentabilité exceptionnelle. Toutes ces années de prolongation sont du pain bénit pour les sociétés d'autoroutes, non seulement parce qu'elles ont, après le « Paquet vert » de 2009, qui leur avait offert une prolongation d'un an, une nouvelle occasion d'obtenir un report de l'échéance des concessions, mais aussi parce que, les investissements étant amortis, ces années supplémentaires seraient des années de profit net. Et ce profit serait d'autant plus important que les travaux seraient ponctuels alors que la concession serait prolongée pour tout son périmètre.
Nous mettons donc en garde l'État concédant : s'il est appliqué en ce sens, ce plan de relance risque de lui être défavorable ainsi qu'aux usagers, qui le paieront indirectement par la hausse des tarifs de péage. Bien entendu, nous ne nous y opposons pas – il répond à un intérêt public que l'on peut comprendre et l'État n'a pas d'autres moyens de financer la relance de l'investissement dans le BTP –, mais nous insistons sur le fait qu'il est nécessaire que l'État reprenne la main et profite de cette discussion avec les sociétés d'autoroutes pour imposer, dans le cadre d'un donnant-donnant, une révision de la formule tarifaire, l'insertion possible de clauses de partage ou de réinvestissement du bénéfice. C'est l'occasion unique de le faire, car les concessions prendront fin au mieux en 2031, au pire en 2036 – c'est très loin.
On peut penser ce que l'on veut de ce qui a été fait en 2006 et du bilan que nous venons de dresser à partir de chiffres provenant des sociétés d'autoroutes elles-mêmes. Mais, là, l'État a une responsabilité historique : s'il prolonge les concessions sans rebattre les cartes ni reprendre la main dans les négociations, il perd le pouvoir pour très longtemps. Le risque serait alors que les sociétés d'autoroutes invoquent derechef, dans plusieurs années, une crise du BTP pour demander une nouvelle prolongation, de sorte que ces concessions ne prendront jamais fin et que l'État ne récupérera pas l'infrastructure qu'il a concédée. Il y a donc, là aussi, une valeur d'exemple : l'État ne doit pas se montrer naïf, il doit créer un rapport de force avec les sociétés d'autoroutes et impose ses conditions lors d'une négociation qui, disons-le, sera très favorable aux sociétés d'autoroutes à cause de l'avantage considérable que représente la prolongation de la concession.