J'en viens aux conséquences pratiques de la réduction du temps de travail sur le dialogue social et les conditions de travail, notamment pour les cadres.
Les innovations des lois « Aubry » et, plus largement, le processus de négociation des 35 heures ont-ils donné un nouvel élan au dialogue social dans les entreprises ? La question fait débat. Le bilan dressé à l'occasion de la loi du 19 janvier 2000 met en avant qu'en l'espace d'un an et demi, 26 000 accords d'entreprise ont été signés ; ils ont concerné environ 3 millions de salariés et ont entraîné la création ou la sauvegarde de 170 000 emplois. Grosso modo, on est passé d'un flux annuel d'environ 10 000 accords d'entreprise à un flux de près de 30 000 accords. Avec ce pic, la part d'accords d'entreprise relative au temps de travail a fortement progressé. Ce dernier reste aujourd'hui le deuxième thème de négociation au sein des entreprises.
Faut-il toutefois relativiser ces chiffres, comme l'avait fait, en 2004, le rapport de la mission d'information sur l'évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail ? Ce document soulignait que le bénéfice des allégements de cotisations était conditionné à la signature d'un accord, donc à une contrainte pour les entreprises. Reste que les lois « Aubry » ont induit un mouvement significatif de négociation, tant au niveau des branches que des entreprises.
Il faut aussi s'interroger sur la manière dont celles-ci se sont approprié les outils de la loi du 20 août 2008. Rien, dans le bilan statistique, ne permet de conclure que cette appropriation ait été effective. Selon la DARES, les accords d'entreprise sur le temps de travail sont, malgré leur proportion élevée, sensiblement moins nombreux en 2010 qu'en 2009. Cette baisse est même légèrement plus marquée que celle du volume d'ensemble des accords d'entreprise ; elle témoignerait, selon la DARES, d'une faible appropriation par les entreprises des possibilités d'aménagement et de dérogation offertes par la loi de 2008. Notre analyse est que les entreprises, notamment les grandes et les moyennes, n'ont pas souhaité s'engager dans une remise en cause des accords collectifs de RTT conclus dans le sillage des lois « Aubry » ; le plus souvent, elles ont préféré la continuité, moyennant d'éventuels aménagements de l'organisation du temps de travail.
La DARES estime, par ailleurs, que 12 % des salariés disposent d'un compte épargne-temps. Ce taux s'élève à 32 % pour les salariés au forfait-jours et à 10 % pour les autres. Les possibilités d'utilisation du CET ont été ultérieurement modifiées par différentes lois, sur lesquelles je ne reviens pas. Il faut surtout retenir que le CET est devenu un outil largement diffusé, qui permet aux salariés de concilier vie professionnelle et vie personnelle à un horizon qui peut s'étendre du moyen terme jusqu'à la vie entière.
Pour les cadres, le dispositif du forfait-jours a été pleinement utilisé par les entreprises. Selon la DARES, la part des salariés à temps complet visés par ce forfait est passée de 5 % en 2001 à 12 % en 2011, soit environ 1,3 million de salariés. Le succès du dispositif s'explique par le fait qu'il a permis de réguler la durée du travail des cadres, qu'ils exercent des fonctions d'encadrement ou d'expertise, même s'il a pu, un temps, sembler fragilisé par le contentieux. Comme vous le savez, la CFE-CGC et la CGT ont déposé des recours devant le Comité européen des droits sociaux, en vue de faire déclarer le forfait-jours contraire à l'article 2, paragraphe 1 de la Charte sociale européenne révisée, lequel impose « une durée raisonnable au travail journalier et hebdomadaire ». Dans des résolutions en date du 4 mai 2005, le comité des ministres a suivi ce raisonnement, mais sa position a seulement valeur de recommandation.
Dans un second temps, le contentieux s'est noué devant la chambre sociale de la Cour de cassation, qui, par un arrêt du 29 juin 2011, n'a pas censuré le dispositif en lui-même – en l'espèce, il s'agissait de celui mis en oeuvre par la convention de branche de la métallurgie. La chambre sociale a précisé que « toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires ». Dans leur commentaire de l'arrêt, la doyenne de la chambre sociale et le conseiller Philippe Florès estiment que cette décision « trouve un point d'équilibre entre la flexibilité voulue par le législateur, qui inspire le forfait en jours, et les limites nécessaires résultant des exigences de sécurité de nature à la fois constitutionnelle et européenne ». Si la Cour de cassation reste particulièrement vigilante en la matière, en réitérant en particulier son exigence d'un suivi régulier de l'activité des salariés, elle a donc conforté le principe du forfait-jours.
Notre droit du travail est-il toujours adapté aux évolutions des conditions de travail et aux évolutions sociétales, s'agissant en particulier de la remise en cause du paradigme qui avait fondé notre législation : la coïncidence entre unité de temps et de lieu et la démarcation claire entre activité professionnelle et vie personnelle ? On peut légitimement se poser la question au vu de l'influence des nouvelles technologies, de leur diffusion et des changements d'habitudes qu'elles induisent, pour les anciennes comme pour les nouvelles générations. Du fait de ces outils, la vie personnelle et la vie professionnelle sont toutes deux présentes l'une dans l'autre, pendant les temps et dans les lieux qui leur sont respectivement dévolus. Cette mutation majeure, non seulement des relations de travail mais aussi des relations sociales et sociétales, induit une déconnexion entre la présence physique et la disponibilité mentale. Elle bouleverse aussi notre droit, et certaines branches professionnelles l'ont déjà prise en compte. C'est le cas, par exemple, de la fédération Syntec, dont l'accord d'avril 2014 contient un avenant qui prévoit une obligation de « déconnexion des outils de communication à distance », afin de garantir l'effectivité du respect par le salarié des durées de repos quotidiennes et hebdomadaires.
Afin d'améliorer l'articulation des temps de vie, certaines entreprises se sont engagées à mettre en oeuvre de bonnes pratiques. En mai dernier, une cinquantaine d'entre elles se sont ainsi engagées à respecter la Charte des bonnes pratiques lancée par le ministère du droit des femmes en partenariat avec l'Observatoire de la parentalité en entreprise, qui reconnaît au salarié un « droit à la déconnexion ».
De façon plus générale, on peut s'interroger sur l'impact de la réduction du temps de travail sur les conditions de travail : en particulier, se traduit-elle par une intensification qui les dégraderait ? Telle qu'elle ressort des enquêtes, la réalité appelle une réponse nuancée.
Interrogés en 2003, la moitié des salariés estimaient que la RTT avait amélioré leur situation. Pour la plupart des bénéficiaires des 35 heures, l'activité se caractérise, il est vrai, par une flexibilité accrue, mais aussi par une meilleure prévisibilité des horaires et une pression temporelle moins forte. En clair, l'impact de la RTT dépend d'un paramètre fondamental : l'autonomie dont dispose le salarié dans l'organisation de ses tâches.
D'autres études, en particulier celles de la DARES et l'enquête Sumer, mettent en évidence des évolutions négatives, voire une dégradation des conditions de travail en raison d'un cumul de contraintes accrues – rythme de travail ou postures, par exemple. Pour les employeurs, le passage aux 35 heures a été lié à des modifications de l'organisation du travail visant à accroître la productivité, afin de boucler l'équation économique. En définitive, le travail semble s'être intensifié par le passage aux 35 heures, qui a conduit à concentrer l'activité sur cinq jours dans la semaine, voire moins.
Ces évolutions conduisent à un changement d'approche des conditions de travail. L'accent est mis, désormais, sur la qualité de vie au travail dans le cadre d'une démarche globale incluant non seulement les risques psychosociaux, mais aussi les attentes des personnes en matière de réalisation et de développement personnels, d'organisation collective du travail, d'articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, notamment par la prise en compte du temps de transport. Les salariés d'une entreprise située en région parisienne sur la ligne A du RER, interrogés en interne par le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur les facteurs de risque psychosocial, avaient placé au premier rang d'entre eux les conditions de circulation sur cette ligne.
Je ne reviendrai pas sur les principales évolutions de notre droit en matière de durée du travail, indissociables de la diminution tendancielle de cette dernière ; elles ont été le vecteur d'un changement radical de notre droit du travail vers une nouvelle articulation entre la norme étatique et la norme négociée.
Notre pays est confronté à un débat stratégique, qui revêt aussi une dimension communautaire. Face à l'évolution de l'économie mondiale et à la libéralisation des échanges, deux voies s'offrent à lui dans un cadre apparemment harmonisé. La première est la voie contractuelle pure, choisie par le Royaume-Uni – rejoint depuis par d'autres pays qui ont adhéré à l'Union – avec la clause de l'« opt-out », laquelle permet de s'affranchir des normes communautaires si un accord collectif est conclu. La seconde, jusqu'alors choisie par notre pays, est la voie négociée, qui articule l'ordre public social et la négociation dans l'entreprise. Ce qui est en jeu, c'est la capacité à faire évoluer notre modèle afin de concilier les besoins des entreprises et les aspirations des salariés. Reste aussi un problème, et non des moindres : l'effectivité de la norme et son application.