Pour juger du rapport entre compétitivité et réduction du temps de travail, nous disposons de données souvent qualitatives et d'informations remontant des services déconcentrés du ministère. Il en ressort que l'entreprise qui est en mesure d'utiliser les souplesses offertes par le code du travail dispose d'un avantage comparatif reposant sur l'articulation des règles de droit et de l'organisation du travail. J'ai eu à connaître par exemple une entreprise dont les commandes enregistrées par les voyageurs représentants placiers (VRP), arrivant le vendredi après-midi, ne pouvaient être traitées que le lundi, ce qui décalait les livraisons à la semaine suivante. Après une réflexion interne, l'avancement des communications de données au jeudi a permis, d'une part, aux VRP de bénéficier de JRTT le vendredi, d'autre part, à l'entreprise d'expédier les commandes plus tôt. De la sorte, cette dernière a réussi à concilier ses besoins de mieux répondre aux attentes de sa clientèle et les aspirations de ses salariés.
Certaines entreprises se sont saisies des potentialités nées des lois de réduction du temps de travail quand d'autres n'en ont pas été capables. Cette différence de réaction est liée à des paramètres comme la présence de représentants du personnel, le positionnement des organisations syndicales ou la capacité de l'entreprise à réfléchir à son organisation du travail. L'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) avait fourni un appui de conseil aux entreprises, ce qui s'avéra déterminant pour les plus petites d'entre elles.
L'évaluation du lien entre l'aménagement du temps de travail et la compétitivité devrait se fonder sur une approche diversifiée selon l'activité de l'entreprise, la gestion des ressources humaines, la politique du personnel et celle du recrutement. Les positions pratiques des entreprises du bâtiment et de l'artisanat se sont révélées souples et ont pris en compte la nécessité d'offrir aux jeunes des conditions de travail satisfaisantes pour pouvoir les attirer ; parmi ces éléments figurait l'établissement de la durée hebdomadaire moyenne du travail à 35 heures. Ces salariés, évoluant dans des secteurs considérés comme pénibles et peu attractifs, ont ainsi pu bénéficier d'un standard social minimal promu par le corps social. En attirant ainsi des jeunes formés, ces entreprises ont vu leurs compétences renforcées.
Des entreprises confrontées à un fléchissement de l'activité économique ont utilisé les dispositifs d'aménagement du temps de travail, et les salariés ont préféré prendre des JRTT plutôt que de se retrouver au chômage partiel. Les 35 heures ont eu des effets en période de croissance, mais elles ont également joué un rôle d'amortissement lors de la décélération de l'activité économique, même si celui-ci s'étiole au bout d'un certain temps.
La réduction du temps de travail a été financée à la fois par les entreprises et par les salariés, à travers la modération de leurs salaires. La collectivité a également participé par le biais du lien entre la RTT et les barèmes des cotisations sociales – reste à savoir si cet effet de diminution du coût salarial global était souhaité ou non.
S'agissant du forfait-jours, ce dispositif n'a pas été conçu pour que le cadre travaille six jours par semaine et treize heures quotidiennement, mais pour disposer d'une norme juridique qui se trouve en phase avec la réalité. En effet, le décompte de la durée du travail d'un cadre ne s'opérait souvent que lors d'une rupture conflictuelle du contrat de travail, le juge saisi devant procéder au calcul des heures supplémentaires. Le code du travail ne vise pas à exercer une régulation ex post, mais bien à régir la relation de travail dans son déroulement. Dans cette optique, le forfait-jours a permis à certaines catégories de la population – les journalistes, par exemple – de bénéficier de la RTT et d'un nouveau décompte de la durée du travail.
La déconnexion me semble une piste à ne pas négliger, les entreprises devant se saisir de cette question. Au sein même de ma direction, je m'aperçois que l'absence d'une régulation interne pourrait déboucher sur la mise à disposition permanente du salarié. L'arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation auquel j'ai fait allusion présente l'intérêt de sécuriser le dispositif du forfait-jours au regard du droit interne et du droit international, tout en encadrant le recours à ce mécanisme. Le forfait-jours ne relève pas l'employeur de son obligation de santé et de sécurité ; celui-ci doit notamment surveiller l'adéquation entre la charge de travail et la disponibilité du salarié, afin d'éviter les cas de « burn-out ». La chambre sociale de la Cour a voulu signifier que l'entreprise – entrepreneurs et organisations syndicales – devait s'assurer de l'effectivité des normes qu'elle mettait en place. La viabilité du dispositif dépend de cet aspect qui protège le salarié de situations extrêmes.
Il convient de manier avec précaution les données dont nous disposons sur l'intervention de l'inspection du travail du fait des difficultés à obtenir des informations. Dans son activité de contrôle, l'inspection du travail se réfère à 4 à 8 % du total des articles du code du travail se rapportant aux différentes thématiques de la durée du travail ; les sujets qu'elle traite touchent au contrôle de la durée du travail – durée maximale, heures supplémentaires et mécanismes de suivi. Dans certaines activités, à certaines périodes de l'année, les agents expérimentés savent que des heures supplémentaires sont travaillées et ne cherchent pas à les empêcher. En effet, l'objectif est de vérifier que ces heures s'effectuent dans des conditions légales ; elles doivent être déclarées et des limites doivent être posées, ces périodes étant propices à l'accidentabilité au travail.
J'ai cité le chiffre de 170 000 emplois créés ou sauvegardés par les lois « Aubry » ; il date d'une évaluation intermédiaire, effectuée en 2000. Je vous transmettrai une fiche plus complète du bilan de ces lois, au regard des volets offensif et défensif.
En 2003, 200 branches avaient conclu un accord de réduction du temps de travail, ce volume s'avérant très supérieur au flux habituel – situé autour d'une centaine. Incontestablement, les lois « Aubry I » et « Aubry II » ont impulsé un mouvement puissant de négociation de branche.
Les objectifs poursuivis étaient multiples : réduction du temps de travail, adéquation entre vie personnelle et vie salariale, emploi, compétitivité et organisation du travail. Ces buts ont-ils été atteints ? Il convient d'apporter une réponse nuancée à cette question. Ce qui est clair, c'est que la réforme a eu un impact en termes de dialogue social. Certaines entreprises se sont interrogées sur l'organisation du temps de travail, ont modifié celle-ci et ont gagné en efficacité sans dégrader les conditions de travail de leurs salariés, voire en les améliorant. Au sein des entreprises, des discussions ont été lancées sur une meilleure articulation entre vie professionnelle et vie privée ainsi que sur des sujets très prosaïques, comme les délais de prévenance lors du passage d'une période d'activité moyenne à une période de haute intensité, de façon à organiser la vie personnelle en conséquence. Des négociations, menées par des délégués syndicaux et des élus, ont permis, notamment aux femmes, de poser des questions sur la prise en charge des contraintes familiales. En revanche, dans certains secteurs, ces lois ont parfois conduit à une intensification qui a débouché sur une dégradation des conditions de travail.
L'environnement juridique des cadres dirigeants me semble satisfaisant, le juge veillant à ce que cette notion ne puisse être utilisée que si certains critères sont remplis.
Nous disposons aujourd'hui des outils nécessaires ; nous pourrions les aménager, mais la question principale réside dans la prise en main de ces instruments par les branches et les entreprises. Le temps social est long. Notre pays suivra-t-il une voie unilatérale et contractuelle, d'inspiration anglo-saxonne, ou une tradition historique d'une République démocratique et sociale qui privilégie la négociation d'entreprise ? Celle-ci requiert du temps et des interlocuteurs formés et légitimes. Les évolutions de notre droit du travail, au-delà des changements de majorité politique, convergent vers une responsabilisation des acteurs dans l'entreprise, ceux-ci ayant entre leurs mains des outils permettant d'améliorer la performance de l'entreprise.