Intervention de Philippe Vivien

Réunion du 11 septembre 2014 à 11h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Philippe Vivien, directeur général d'Alixio et ancien DRH d'AREVA :

Ce serait une erreur intellectuelle de penser que le couple franco-allemand coût salarialtemps de travail est identique. Au moment de la réunification, il y a eu en Allemagne un consensus national pour privilégier l'emploi sous une forme ou sous une autre, quitte à renoncer à toute augmentation de pouvoir d'achat pendant plusieurs années, en tout cas à l'Ouest. Il est difficile de ne comparer qu'un des membres de l'équation, il faut regarder les deux si l'on veut connaître la performance économique globale. Le génie français étant au moins équivalent au génie allemand, c'est notre compétitivité à l'exportation qui est in fine le point important pour un pays comme le nôtre. Des entreprises comme Safran et Areva n'existent que si elles sont capables d'exporter cette capacité.

En matière de productivité, il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : les 35 heures n'ont pas été un facteur de gains. Elles ont certes permis des transformations, une organisation différente du travail, mais il faut pouvoir absorber le fait de travailler 10 % de moins du jour au lendemain. Lorsque j'étais jeune étudiant en économie, j'ai appris que les comptes de surplus de productivité pouvaient être récupérés par les clients, les actionnaires ou les salariés. Clairement, ils ont profité majoritairement aux clients en raison d'une compétitivité externe. Dès lors qu'il n'y en a plus, il n'y a plus grand-chose à espérer en termes d'exportations. Le lien entre 35 heures et productivité relève vraiment du mythe.

La négociation s'est figée à partir du moment où elle a abouti. On a tellement changé les choses qu'on a peur maintenant de rouvrir la boîte de Pandore. D'autant que, globalement, moyennant du donnant-donnant et du gagnant-gagnant, tout le monde avait limité la casse : l'entreprise par rapport à la baisse du temps de travail, les salariés en obtenant des RTT. Ce sigle, qui n'existe dans aucun autre pays au monde, fait partie aujourd'hui du vocabulaire national, il a même modifié le rapport que l'on a au travail – cela dit sans aucune polémique.

Quand, au moment de la crise de 1991-1992, il a fallu lancer des négociations, les deux parties, entreprises comme salariés, n'ont pas privilégié, contrairement à l'Allemagne, cette régulation au profit de l'emploi. Pourquoi ? Probablement parce que les uns et les autres avaient plus intérêt à travailler sur des mesures d'âge, comme la sortie des seniors de l'entreprise, alors soutenue par la collectivité, que sur le maintien dans l'emploi du maximum de salariés avec des conditions de rémunération et de travail qui auraient généré de nouveaux équilibres. J'ai commencé ma vie professionnelle chez Creusot-Loire, en 1985, à une époque où tous les ouvriers de plus de cinquante ans et les cadres de cinquante-cinq ans partaient en préretraite. Le mode de négociation dans l'entreprise s'en est trouvé extraordinairement façonné : il n'intégrait pas l'emploi.

Pour ce qui est de la formation, dans des entreprises comme Areva ou Safran, 80 à 90 % des salariés sont formés ; le taux d'exclusion de la formation doit être epsilonesque – si je me souviens bien, il était de l'ordre de 3 % sur des périodes de trois ans. De ce point de vue, si l'on veut relancer la négociation sur l'aménagement du temps de travail, il faut se repositionner sur des périodes plus longues.

Quant à savoir si l'on n'est pas parvenu à des organisations optimales, aucune organisation n'est optimale plus de six mois. Quand elles sont trop optimales, elles deviennent figées et on n'arrive plus à les modifier.

S'agissant des textes, ce n'est pas tant leur succession que leur enchevêtrement qui pose problème dans la négociation annuelle. Si vous avez à mettre en place un accord de modulation organisant, par exemple, des équipes de weekend dans les usines, devez-vous considérer qu'un salarié travaillant 24 heures, vendredi, samedi et dimanche ou samedi et dimanche, est à temps partiel ? Quand les entreprises industrielles doivent intégrer à leurs négociations différentes formes d'organisation du travail – en 2x8, 3x8, 4x8, 5x8 ou autre –, l'enchevêtrement des textes est tel que cela leur est juste impossible. Ce n'est pas un texte en tant que tel qui pose problème, car chacun d'entre eux vise à flexibiliser un point particulier ; c'est l'intégralité des textes qui complexifie le sujet au point que les uns et les autres ont aujourd'hui bien du mal à s'en saisir.

Jean-Luc Bérard et moi-même avons signé de nombreux accords dans les entreprises où nous avons travaillé. Le problème n'est pas le dialogue social. Au contraire, c'est ce qui fait la régulation dans l'entreprise. La question est de savoir si l'on est capable de faire confiance, dans l'entreprise, aux partenaires sociaux pour mettre en place, sur la base d'accords majoritaires, l'organisation du temps de travail la plus adéquate. Ne pas leur laisser la possibilité de le faire dessert probablement les organisations syndicales, car c'est leur rôle que de travailler sur l'aménagement du temps de travail. Or c'est un sujet dont elles se saisissent assez peu aujourd'hui.

Il conviendrait de redonner aux uns et aux autres la possibilité de construire ce système de régulation par un accord majoritaire intégrant quelques éléments clés – un horaire de référence et des horaires maximaux – relatifs à la santé du salarié. Il ne faut pas faire n'importe quoi, l'entreprise a une obligation de résultat. Est-on capable de donner, au niveau des entreprises, par accord majoritaire, cette flexibilité – ou souplesse si « flexibilité » est un mot tabou ?

Il y a erreur à se positionner systématiquement au niveau des accords nationaux interprofessionnels. J'en veux pour exemple les 24 heures arrêtées dans le dernier ANI au titre de emplois à temps partiel. Dans des usines comme celles que nous avons pu connaître, Jean-Luc Bérard et moi, 24 heures, c'est en général le temps de travail des équipes de weekend, qui travaillent deux fois 12 heures ou trois fois 8 heures, soit samedi et dimanche, soit du vendredi au dimanche soir. Cela n'a rien à voir avec 24 heures dans des entreprises de services à la personne, par exemple. S'attacher à la symbolique des 24 heures pour tout type d'entreprise n'a pas de sens, il serait plus approprié de fixer le minimum à 20, 22, 24 ou 26 heures en fonction des besoins de l'activité, d'où l'intérêt de la notion de branche. Chacun convient, d'ailleurs, qu'il faudra bien, un jour, s'attacher à n'avoir plus que des branches correspondant réellement à des filières industrielles – vingt, trente ou cinquante au plus –, afin d'avoir un vrai lien entre économie et innovation, entre grandes et petites entreprises pour qui ce doit être un espace de solidarité. C'est à cet endroit que les enjeux du temps de travail au sein d'une filière doivent être positionnés.

Je ne dis pas qu'il faut tuer les grands socles, je dis qu'il faut essayer de mettre en place quelques grands socles à visée protectrice qui s'appliquent à tous, et de donner aux branches, en nombre correspondant à la réalité de la vie française, ainsi qu'aux entreprises la possibilité de mettre en place, par voie majoritaire, les accords qui conviennent.

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