Intervention de Hervé Garnier

Réunion du 4 septembre 2014 à 11h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Hervé Garnier, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail, CFDT :

Je limiterai mon propos à l'impact social des trente-cinq heures mais bien d'autres sujets – l'impact sociétal notamment – mériteraient d'être également traités.

Les lois sur les trente-cinq heures de la fin des années 1990 s'inscrivent dans la longue histoire de la réduction du temps de travail (RTT) qui caractérise depuis le xixe siècle l'ensemble des économies développées. Le temps de travail a, selon les périodes, été réduit soit par l'abaissement de la durée légale hebdomadaire, soit par l'octroi de semaines de congés, soit encore par la diminution des heures supplémentaires.

Le débat sur ce phénomène inéluctable souffre d'être focalisé sur la fixation de seuils d'heures, en ignorant trop souvent la conception et l'organisation du travail. C'est la raison pour laquelle la CFDT, lors de la discussion sur les trente-cinq heures, refusait de parler de réduction du temps de travail et préférait à cette expression celle d'« aménagement et réduction » du temps de travail. Cette position est encore plus pertinente aujourd'hui. Le curseur de la durée légale peut-il jouer encore un rôle structurant dans un monde du travail bouleversé par le développement des nouvelles technologies et par la dématérialisation des lieux de travail ? La question est d'autant plus légitime qu'aujourd'hui, près des deux tiers des salariés travaillent selon des horaires non standards ou atypiques et sous des statuts divers, trop souvent précaires – temps partiel, CDD, intérim, saisonnier.

Je ne reviens pas sur les données économiques chiffrées qui vous ont été présentées par la direction générale du travail (DGT) et par la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, de l'emploi et du dialogue social et sur lesquelles nous nous appuyons également. Au-delà des 350 000 créations nettes d'emplois communément admises, il ne faut pas oublier, comme le soulignait M. Yves Struillou lors de son audition, que 170 000 emplois ont été sauvegardés. En outre, les trente-cinq heures ont permis de revaloriser les temps partiels imposés, dans certains secteurs comme la grande distribution. Au vu des rapports de branche sur la situation de l'emploi, nous estimons à 300 000 le nombre de contrats à temps partiel concernés.

Pour la première fois, sur la période 1998-2002, la France a créé plus d'emplois – environ 1,9 million – que ses voisins tout en gagnant en productivité horaire. Elle affiche un des niveaux de productivité les plus élevés des pays de l'OCDE, performance qui n'est pas étrangère à l'intensification du travail, dont les conséquences peuvent être néfastes pour les salariés.

Deux périodes doivent être distinguées dans la mise en place des trente-cinq heures : celle de l'incitation et celle de la généralisation.

Par-delà les obligations de création et de maintien d'emplois et les contreparties financières, la première période a été dans de nombreuses entreprises l'occasion pour les employeurs et pour les représentants des salariés de s'interroger sur l'organisation du travail et de dynamiser le dialogue social, ou de le restaurer lorsqu'il était inexistant, pour aboutir à des accords gagnant-gagnant : pour les salariés, travailler moins tout en conservant leur salaire ; pour l'entreprise, obtenir plus de souplesse dans l'organisation du travail grâce à la modulation et à l'annualisation du temps de travail et aux forfaits-jours. Cette organisation plus souple a permis de créer de nouveaux emplois, mais aussi de réduire la précarité en permettant de gérer plus facilement la saisonnalité de l'activité ou les variations des carnets de commandes. L'exercice était cependant compliqué car il mettait au coeur des négociations le thème de l'organisation du travail, thème éminemment complexe et jusqu'alors peu traité. Plusieurs accords ou avenants ont souvent été nécessaires dans une même entreprise. Encore aujourd'hui, lorsque la question de la durée du travail se réinvite dans le débat public, on entend – pas assez fort à notre goût – de nombreux directeurs des ressources humaines dire : « Ne rouvrons pas un dossier socialement explosif au risque de remettre en cause les équilibres négociés ! »

Il faut également mettre au crédit de cette période la création des forfaits-jours, prenant acte de ce que la durée hebdomadaire du travail ne signifiait pas grand-chose pour certaines catégories de salariés, principalement les cadres pour qui cette mesure reste un acquis important.

L'autre caractéristique de cette période est donc d'avoir dynamisé le dialogue social dans les branches et les entreprises, quelle qu'en soit la taille. Le passage aux trente-cinq heures s'est effectué au travers de 212 accords de branche et de plus de 72 000 accords d'entreprise. Le mandatement a fourni aux entreprises dépourvues de représentation syndicale une occasion inédite de négocier et de discuter de l'organisation du travail avec des salariés mandatés. La CFDT a été la première organisation syndicale pour le nombre d'accords signés par ses délégués syndicaux comme par les 18 326 salariés qu'elle a mandatés. Nous avons enregistré alors une progression du nombre de nos adhérents de 10 à 15 % par an.

Cette période a été un moment singulier dans notre histoire sociale. Elle a démontré que le dialogue social pouvait être un atout pour le progrès social et économique de notre pays.

La deuxième période, celle de la généralisation, a eu le mérite d'amener toutes les entreprises à s'engager, bon gré mal gré, dans la réduction du temps de travail qui, sans cela, n'aurait pas été appliquée partout. Mais, trop souvent, faute de donner à l'organisation du travail l'importance nécessaire, le dialogue social n'a pas trouvé un second souffle. Nous avons à l'époque déploré que la loi, qui a imposé unilatéralement les trente-cinq heures partout et pour tous sans négociation, ait cassé la dynamique de dialogue social.

Si, à aucun moment, nous ne regrettons notre engagement en faveur des trente-cinq heures, nous pensons que la question de la durée du travail ne peut pas se concevoir aujourd'hui dans les mêmes termes. Depuis longtemps, les activités de services sont devenues dominantes ; une grande part des activités de production dans l'industrie en relève dorénavant ; ces activités mobilisent des ressources et des investissements de plus en plus immatériels qui s'exonèrent de référence précise à la durée du travail. Ces mutations ont eu pour effet de modifier les conditions de travail dans les entreprises. En parallèle, les outils numériques se sont diffusés, structurant des comportements personnels et professionnels et générant une nouvelle flexibilité. Des accords récents cherchent à donner un cadre à de nouvelles formes de travail, télétravail ou travail nomade, afin de protéger les salariés de sollicitations trop invasives – que le droit à la déconnexion vise par exemple à combattre – mais il reste que la discussion sur le temps de travail est devenue encore plus complexe que naguère tout en restant « engluée » dans un débat trop souvent caricatural sur les trente-cinq heures, qui rend impossible le consensus.

Le dialogue social sur le temps de travail et ses usages s'est déplacé vers d'autres sujets liés aux conditions de travail, à l'âge et au genre : la pénibilité, le télétravail, les seniors ou l'égalité professionnelle.

Les trente-cinq heures ont permis une meilleure organisation et des gains importants de productivité. Elles ont donné aux salariés la possibilité d'être acteurs de l'organisation du travail et d'améliorer la qualité de vie au travail.

Aujourd'hui, on ne peut plus parler de durée légale du travail sans aborder les questions du dialogue social et de l'organisation du travail, y compris la santé et les conditions de travail. Le débat ne peut pas se réduire au curseur légal de la durée du travail.

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