Intervention de Franck Mikula

Réunion du 4 septembre 2014 à 11h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Franck Mikula, secrétaire national à l'emploi et à la formation de la Confédération française de l'encadrementConfédération générale des cadres, CFE-CGC :

L'existence de cette commission d'enquête me paraît très salutaire. Je trouve intéressant que vous ayez décidé ensemble de mener une étude objective, propre à dépassionner un sujet qui en a bien besoin.

Il y a aujourd'hui suffisamment de demandeurs d'emploi qui travaillent zéro heure et de salariés qui travaillent à 120 % pour qu'on s'interroge sur une nouvelle répartition du temps de travail entre les salariés. Ce sujet est éminemment politique. Il demande d'arbitrer entre logiques différentes : la santé des travailleurs, la rémunération des salariés, l'organisation du travail dans l'entreprise, le partage des emplois, la sauvegarde ou la création d'emplois.

Les premières lois sur le temps de travail ont été des avancées sociales, le pouvoir politique et le législateur ayant pris conscience de la nécessité d'organiser la protection de la santé des salariés. Les lois Aubry obéissaient à une logique différente, de partage du temps de travail et de création d'emplois. On est obligé de reconnaître que leur succès a été mitigé, et celles qui ont suivi sur le même sujet n'ont rien arrangé.

L'un des problèmes tient à la différence entre les grandes entreprises disposant des outils de ressources humaines adéquats pour négocier des accords d'entreprise et les PME-TPE qui ont connu de grandes difficultés pour s'adapter au dispositif – on comprend aisément qu'une TPE préfère recourir aux heures supplémentaires plutôt qu'à des embauches, tant son activité est fluctuante.

Les trente-cinq heures aujourd'hui ne constituent pas un frein à l'emploi ou une donnée problématique pour les entreprises tant l'adaptation est consommée et tant les contournements possibles sont nombreux. Seul en reste aujourd'hui, au-delà de tout débat idéologique insoluble, le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, que la CFE-CGC souhaite voir maintenu. Cette réforme aura eu le mérite de donner un coup de fouet à la négociation de branche et d'entreprise, ouverte ne serait-ce que pour bénéficier des allégements de charges prévus par les lois successives. Mais ses effets sont aujourd'hui estompés tant les employeurs sont frileux à l'idée de perturber un fragile équilibre, souvent acquis après d'âpres négociations.

Un dispositif mérite qu'on s'y attarde particulièrement : le forfait-jours.

Initialement pour les cadres autonomes et aujourd'hui pour tous les salariés autonomes, un nouveau principe s'est imposé : la suppression de l'étalon horaire au profit d'un étalon journalier. Mais le forfait-jours, mal encadré juridiquement, a donné lieu à de nombreuses dérives que nous souhaitons corriger avec l'aide du législateur.

Il est paradoxal de constater que le temps de travail, qui a historiquement constitué le premier thème de la réglementation sociale, soit aujourd'hui le symbole même de la déréglementation. Toute une série de lois ont visé à introduire de la souplesse dans l'organisation du travail et à autoriser une organisation du temps tenant compte de l'activité de l'entreprise, pour préserver la productivité et la compétitivité. Le point culminant a été atteint avec la loi du 20 août 2008 qui a cherché à affranchir la négociation d'entreprise de toute contrainte conventionnelle ou étatique. La hiérarchie des normes a peu à peu été modifiée, les lois successives apportant chacune son lot de dérogations ; aujourd'hui, les accords d'entreprise peuvent déroger aux accords de branche sur certains thèmes comme le temps de travail.

Pour nous, la loi doit rester un garde-fou ; la négociation collective ne peut être autorisée à déterminer ce que doit être le seuil de protection des salariés.

Le temps de travail et la rémunération des salariés de l'encadrement ont toujours été au coeur de nos préoccupations. Nous nous sommes donc naturellement intéressés de près au forfait-jours, qui fait disparaître toute référence à un nombre d'heures de travail effectif et octroie au salarié une rémunération forfaitaire en contrepartie d'un nombre de jours travaillés dans l'année.

Nous alertons depuis leur consécration législative sur le danger que présentent ces forfaits, tels qu'ils ont été mis en place puis utilisés, pour la santé et la sécurité des salariés de l'encadrement. Nous dénonçons les dérives consistant à surcharger de travail les intéressés sans les rémunérer à leur juste valeur.

Depuis 2000, la législation sur le sujet a fait l'objet de nombreuses modifications qui ont conduit à des aberrations juridiques, créant des situations de stress au travail et des inégalités salariales. Grâce à l'action et à la vigilance de la CFE-CGC, cette législation a par trois fois été reconnue non conforme à la Charte sociale européenne. Le Comité européen des droits sociaux a estimé, d'une part, que la durée du travail sur la semaine ne permettait pas de concilier temps professionnel et temps personnel et, d'autre part, que le forfait annuel en jours ne garantissait pas une rémunération équitable.

Alors que la protection de la santé des salariés est une mission d'ordre public, la multitude des lois sur le sujet a créé une source de stress du fait de l'intensification de la charge de travail sur la journée et sur la semaine, en même temps qu'une insécurité juridique liée à la difficulté pour les entreprises d'assimiler des règles changeantes. De surcroît, dans un contexte de forte tension sur l'emploi, les salariés ne sont plus libres de choisir un autre employeur et acceptent donc des durées excessives de travail. Or toutes les études démontrent la corrélation entre travail excessif et détérioration de la santé. Les modalités d'application du forfait-jours prévues par la loi du 20 août 2008 n'ont fait qu'accroître ces dangers.

Pour autant, nous estimons que le forfait-jours, dans son principe, est pertinent : il permet d'adapter les conditions de travail de certains salariés aux contraintes de l'entreprise tout en leur octroyant des jours de repos. Nous souhaitons donc le maintien de ce principe.

Dès 1998, nous avions proposé la mise en place d'un forfait tous horaires, qui est l'ancêtre de l'actuel forfait-jours et répondait aux besoins de toutes les parties prenantes. Il faut bien comprendre que le forfait-jours est un système dérogatoire aux règles régissant la durée du travail des salariés, et non un simple aménagement de leur emploi du temps. Le législateur n'a pas tenu compte de nos préconisations et, rapidement, les failles de la loi ont permis aux abus de se développer. Depuis une dizaine d'années, le forfait-jours a été dévoyé. Considéré lors de sa mise en place comme un simple outil de gestion des ressources humaines, il a souvent été utilisé comme un mode d'organisation du travail permettant de ne plus se soucier du temps de travail des salariés autonomes, notamment du paiement des heures supplémentaires.

Par ses interventions successives, le législateur a renforcé les travers de ce dispositif, travers qu'ont encore aggravés de nombreux employeurs, qui n'ont pas, ou plus, compris l'objectif de ce forfait..

Au-delà des contentieux qui vont se poursuivre devant les tribunaux sur la réalité de l'autonomie des salariés, sur l'efficacité du contrôle de la charge de travail et sur la mise en place par l'employeur des mesures prévues par les accords d'entreprise ou de branche, des problèmes perdurent alors qu'ils pourraient trouver une réponse dans la loi.

On observe ainsi une inégalité de traitement, injustifiable tant socialement que juridiquement, au détriment des cadres et des salariés autonomes. En effet, aux termes du code du travail et d'une jurisprudence de la Cour de cassation, les salariés soumis au régime du forfait-jours ne peuvent pas être considérés comme des salariés à temps partiel quand bien même ils seraient soumis à un forfait-jours dit réduit. De ce fait, en vertu du code de la sécurité sociale, ils ne peuvent prétendre au bénéfice de la retraite progressive. Cela fait plus de dix ans que la CFE-CGC se bat pour mettre fin à cette inégalité. Nous avons gagné certains combats : ainsi le complément de libre choix d'activité, prime donnée au salarié à temps partiel, a été étendu aux salariés au forfait-jours dit réduit. Une solution en ce sens est donc envisageable en ce qui concerne la retraite progressive. Nous vous demandons aujourd'hui de mettre fin à une situation inéquitable en permettant à tous les salariés au forfait-jours dit réduit d'y accéder.

La rémunération, source de reconnaissance et de motivation en même temps que pilier du pouvoir d'achat et socle irremplaçable pour donner toute sa valeur au travail, aurait dû faire l'objet d'une certaine attention du point de vue juridique et managérial. Les employeurs, bien aidés par l'absence de contraintes législatives, ont choisi un autre prisme. Si la CFE-CGC a toujours oeuvré en faveur d'un forfait-jours, elle a également toujours affirmé que celui-ci devait répondre à des exigences strictes garantissant les droits des salariés concernés. Ces exigences n'ont pas été reprises dans les lois successives ayant consacré puis assoupli ce forfait.

L'une de nos préoccupations majeures reste le pouvoir d'achat des salariés de l'encadrement et nous avons donc souhaité obtenir une garantie minimum de salaire pour les salariés au forfait-jours. C'est la raison pour laquelle nous avons introduit à trois reprises des recours devant le Comité européen des droits sociaux et, à chaque fois, nous avons été entendus. Les raisons de notre action ne sont pas purement théoriques, mais inspirées d'un triste constat : un nombre croissant de salariés soumis à ce forfait-jours sont payés au prorata temporis, en deçà du SMIC. Rares sont ceux d'entre eux pour lesquels un salaire minimum est prévu. Quand c'est le cas, celui-ci est largement en deçà des sujétions imposées. Il est donc impérieux de rendre obligatoires, dans chaque branche, les clauses assurant une rémunération minimale pour les salariés au forfait-jours, ce dans tous les secteurs d'activité et quelle que soit la taille de l'entreprise. Nous recommandons la négociation dans les branches d'une grille de classification spécifique pour les salariés réellement autonomes et leur garantissant une rémunération minimale.

Pour nous, la branche représente la « porte de sortie » sur cette question. Dans la réflexion actuelle sur le devenir des branches et sur leur rationalisation, leur importance et leur capacité normative doivent être selon nous réexaminées.

Le dispositif normatif concernant le temps de travail est d'une grande complexité, ses sources sont diverses et variées – européennes, internationales, constitutionnelles, législatives, négociées dans les branches ou dans les entreprises. Les acteurs de l'entreprise ne sont pas en mesure d'en appréhender l'ensemble de manière exhaustive et efficace. Afin de le sécuriser juridiquement tant pour les salariés que pour les entreprises, nous proposons que, sur les sujets que le législateur n'aura pas tranchés, la branche puisse de nouveau imposer certaines dispositions, notamment en matière de santé, de rémunération et de conciliation des temps de vie.

En conclusion, même si mon propos est assez critique sur certaines évolutions touchant aux modalités d'utilisation du forfait-jours, nous sommes très attachés au principe du forfait et surtout à celui du seuil des trente-cinq heures.

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