Monsieur Pilliard, vous avez insisté sur le fait que vous étiez un praticien et nous nous en félicitons : c'est pour cela que nous vous avons invité. Chacun présente son point de vue en fonction de sa position : vous parlez des entreprises que vous connaissez tout en prenant en compte la globalité de la situation économique et sociale ; nous nous exprimons en tant que législateurs, dans toute notre diversité. Nous disposons également, pour nourrir la réflexion, d'éléments rationnels et objectifs fournis par les données statistiques.
Certains points semblent, selon vous, ne pas devoir faire débat parce qu'ils tiennent de l'évidence ou qu'ils sont largement admis. Or ils paraissent pouvoir faire l'objet de discussion.
Vous avez ainsi avancé que la réduction du temps de travail avait engendré des coûts pour les entreprises et que la collectivité, consciente qu'il s'agissait d'une mauvaise mesure, avait considéré qu'elle devait les prendre en charge à travers des allégements de cotisations, allégements qu'il a fallu compenser pour ne pas trop pénaliser les organismes de protection sociale. C'est oublier que les créations d'emplois concomitantes – qu'elles aient été obtenues grâce à la RTT ou pas – ont contribué à ce que les comptes sociaux soient en meilleure santé puisque davantage de salariés ont cotisé.
Vous avez évoqué la dégradation de la compétitivité. Or la modération salariale, les baisses de cotisations mais aussi les possibilités d'aménager le temps de travail de manière plus flexible ont permis, par exemple, aux grandes entreprises de gérer le temps d'utilisation des machines de manière à améliorer la productivité. La réduction du temps de travail n'a pas eu seulement les effets négatifs que vous dénonciez, d'autant que les situations varient d'une entreprise à une autre. Votre présentation aurait pu être plus modérée.
Vous avez beaucoup insisté sur la spécificité de la France par rapport à d'autres pays européens. Les chiffres relatifs au temps de travail fournis par Eurostat ne permettent cependant pas d'établir un lien direct entre faible niveau de chômage et durée légale du travail élevée. En Europe, les pays qui ont pu s'approcher d'un taux de chômage de 6 %, qui constitue une sorte d'idéal à atteindre – nos ambitions ne vont pas bien en deçà – l'ont fait au prix d'un recours important aux emplois à temps partiel, dont la moitié ont des durées inférieures à des mi-temps. Le temps partiel est une façon de réduire et de partager le temps de travail, mais il est mis en oeuvre différemment selon les pays. Aux États-Unis, avant la crise des subprimes, la moyenne du temps de travail était inférieure à 35 heures en raison du grand nombre de « petits boulots ». Pour nous, la réduction du temps de travail doit avoir pour objectif d'assurer le bon épanouissement de chacun, ce qui suppose un partage différent.
Selon vous, la réduction du temps de travail s'est soldée par une moindre attractivité de la France pour les investisseurs étrangers. Or, jusqu'en 2012, la France a été classée dans les premiers rangs pour les investissements étrangers, si ma mémoire est bonne.
Vous avez affirmé que la réduction du temps de travail était une forme de capitulation qui impliquait que le retour à la croissance n'était pas possible, état d'esprit ravageur selon vous. Mais pourquoi ne pas considérer le fait qu'il faille moins d'heures de travail pour satisfaire l'essentiel de nos besoins comme une bonne nouvelle, dans la mesure où cela s'accompagne d'un meilleur partage entre ceux qui ont un travail et ceux qui n'en ont pas, entre les salariés et les actionnaires ? Rassurez-vous, je ne donne pas dans la caricature qui voudrait que les actionnaires n'existent pas et qu'il est anormal de les rémunérer, même si la France est championne européenne des dividendes versés aux actionnaires au deuxième trimestre 2014 – les chiffres parus il y a un mois ont montré qu'une majorité d'actionnaires était extrêmement bien rémunérée.
Le travail est important dans notre vie – d'autant plus important qu'on n'en a pas et que l'on en souffre –, mais réduire le temps qu'on y consacre peut aussi être envisagé comme un bien pour notre société.