C'est un vaste sujet que l'histoire nous aide à mieux cerner.
Quand la France a décidé de faire sa première exposition universelle, le climat politique et économique n'était pas bon : le pays était ruiné. Dans les trente ou quarante années qui ont suivi, elle a néanmoins organisé trois expositions universelles. À cette époque, presque toutes les grandes inventions du XXe siècle sont venues de France : aviation, automobile, radiodiffusion, découverte de la radioactivité, etc.
Les premières expositions universelles ne sont pas très intéressantes pour nous. En effet, la Galerie des machines montrait des objets physiques et spectaculaires, ce qui ne correspond ni aux technologies ni à la science d'aujourd'hui. La plus intéressante pour nous est sans doute celle de 1900, qui faisait la part belle à l'électricité. Or l'électricité est comme le numérique : on ne la voit pas, elle n'existe que par l'usage qu'elle provoque et les fonctions qu'elle permet. Les défis sont un peu semblables. Montrer des moteurs électriques, c'est bien ; montrer à quoi sert l'électricité, c'est plus intéressant.
La difficulté du terme « numérique » tient au fait que ce n'est pas un terme technologique. Il recouvre plutôt les conséquences et les déterminismes de la révolution d'une société en réseau, mue par des ordinateurs qui traitent massivement de l'information sur nos vies. C'est pour cela que c'est un terme formidable. D'abord, la plupart des gens le disent en français, ce qui signifie que, dans notre pays, on domine un tant soit peu le sujet. Ensuite, le numérique parle aux gens – et en cela, je ferai une différence avec l'informatique.
Le numérique n'est pas non plus un secteur d'activité économique. Pourtant, qu'est-ce qui n'a pas été touché par le numérique aujourd'hui dans nos activités, dans nos vies, dans la manière de conduire des projets ou même de faire de la politique ? Cela signifie que ce n'est certainement pas en lui consacrant un pavillon avec les derniers gadgets à la mode qu'on devra traiter du numérique dans le cadre d'une exposition universelle. Comme le remarque Mme Fleur Pellerin : le numérique, ce n'est pas tant des choses nouvelles qu'une nouvelle manière de faire les choses.
De mon côté, j'avais pris un peu d'avance. Il se trouve en effet que je suis également directeur de l'innovation et de la prospective à l'ENSCI-Les Ateliers, et qu'avec le Centre Michel Serres, nous avons travaillé sur la question de l'exposition universelle de 2025 en faisant appel à des jeunes de tous horizons.
Le numérique impose de nouvelles manières de faire les choses. Nos trois expositions universelles françaises étaient construites à partir du modèle de la « cathédrale », c'est-à-dire un modèle « top-down » – qui vient du haut – où des gens visionnaires décident des organisations urbaines, des sujets d'exposition et prennent des décisions radicales comme l'installation des fameux trottoirs roulants à Paris le long de la Seine, la construction du Grand Palais, etc. Aujourd'hui, du moins pour les tenants de l'innovation très numérique, on est plutôt dans un modèle de « bazar » où on laisse les enthousiasmes s'exprimer, pour créer du foisonnement et de l'énergie.
Dans le cadre de Futur en Seine, que j'ai le plaisir et l'honneur d'organiser et de concevoir, nous avons choisi un modèle un peu différent, le modèle « de la place du marché », intermédiaire entre celui de la cathédrale – modèle très français, adapté à un État centralisé, qui prend des décisions structurelles très lourdes – et celui du bazar. Mais pourquoi avoir choisi la dénomination de « place du marché » ? Parce que c'est un lieu organisé par les puissances municipales, où l'on trouve du connu, comme un marchand de fruits ou de fromages, par exemple, mais aussi de l'inconnu : des promotions, des nouveaux produits, ou un marchand un peu « hacker » un peu sauvage qui vient se présenter.
Ce modèle est intéressant, parce qu'il croise deux éléments qui permettent de construire un futur. Comment cela se traduit-il concrètement dans Futur en Seine ? Par de gros évènements éditorialisés, construits par l'intelligence collective des organisateurs de l'évènement, et qu'on laisse une partie de la fête au porteur de projet, aux start-up, aux sociétés plus anciennes qui viennent, non pas dire ce qu'il faut faire, mais montrer ce qu'elles font, ce qui change pas mal les choses. Je trouve cela très « numérique » et très dans l'esprit de l'époque. En plus de voir des fonctions, de voir des produits, des usages, on y vit une expérience grâce à l'énergie et à l'enthousiasme des gens d'une France qui se renouvelle et que l'on ne voit pas toujours. Le grand apport de Futur en Seine, c'est que les grosses entreprises qui viennent visiter ou exposer se rendent compte qu'il se passe quelque chose. C'est ni bien ni mal, c'est comme cela, et elles en sortent enchantées. Henri Seydoux, le patron de Parrot, a dit : Futur en Seine, c'est le salon des bonnes idées et des bonnes nouvelles. Et cela exprime bien ce concept de « place du marché ».
La difficulté que l'on a rencontrée au début tenait au fait que beaucoup des intelligences productives de l'époque se montraient en logiciels. Or le logiciel, même s'il va « manger » le monde, même si c'est le pétrole d'aujourd'hui, n'est pas spectaculaire en termes cognitifs, en termes de compréhension immédiate.
Il se trouve néanmoins que par les hasards du génie français, nous sommes assez compétents dans ce que l'on appelle « l'internet des objets », les objets connectés, etc. Parce que l'on avait des champions en France, nous avons pu avoir des « attracteur »s un peu plus simples à comprendre dans l'exposition. Aujourd'hui, le village des objets connectés, des « hackers », des nouveaux industriels qui, avec des machines connectées aux ordinateurs réinventent de nouvelles formes d'artisanat ou d'industrie, permet de montrer les conséquences du logiciel et constitue un point d'entrée plus facile pour les gens. De toute façon, une fois que les gens sont sur place, ils vont ensuite voir des éléments logiciels un peu plus compliqués, dont les dimensions visuelles comme les cartographies nouvelles, les visualisations de données, sont assez belles et spectaculaires.
J'observe, et ce sera mon dernier point, que dans tous ces champs-là, le design joue un rôle extrêmement important. Montrer des technologies qui sont domestiquées, transformées par des gens dont le métier est d'en faire des usages, aide, quand on fait une exposition, à partager ces éléments complexes avec le plus grand nombre.