L'idée même de faire une exposition universelle est extrêmement intéressante. On se demande jusqu'où il faudra aller chercher dans les ouvrages de science-fiction pour y trouver ce qui pourrait faire la différence. Il y a cinq ans, le monde était tellement différent, en termes d'usages, pour tout le monde. C'était a fortiori le cas il y a dix ou quinze ans. On finit par se dire que la différence entre les générations serait en fait liée à la technologie : certains (les digital natives) sauraient mieux se servir des technologies, parce qu'ils sont nés avec, qu'ils savent se servir d'un I Pad, etc. En réalité, c'est peu probable. J'enseigne à Sciences-Po et je n'ai pas l'impression que les plus jeunes soient mieux adaptés aux nouvelles technologies. Peut-être même manquent-ils de recul et ne voient-ils pas les corrélations qui peuvent existent entre les modèles d'il y a vingt ans et ceux d'aujourd'hui. Il n'empêche que les usages, eux, ont complètement et radicalement changé. Vous-mêmes devez avoir vu se transformer votre façon de faire de la politique au fur et à mesure que les gens ont commencé à utiliser des réseaux sociaux pour communiquer, etc.
À mon sens, il y a trois points à prendre en compte pour réfléchir à ce que pourrait être l'Exposition universelle 2025
D'abord, il est bien probable qu'il faille complètement renverser la vision traditionnelle, et arrêter de considérer le numérique comme une technologie. Je ne sais pas comment s'est passée l'organisation de la première exposition universelle, mais je suis à peu près certain que l'on s'est dit que la technologie suivrait, et qu'il convenait d'abord d'avoir des idées. Une anecdote m'a fasciné. Elle concerne une entreprise très connue en France, qui a été créée à cette occasion. On avait décidé de construire une ligne de métro Nord-Sud (l'actuelle ligne 4) et il a fallu la faire passer à côté du Sénat. Les sénateurs ayant estimé qu'une ligne de métro aérienne ferait trop de bruit et gênerait les débats, ils ont demandé que cette ligne soit souterraine. Cela impliquait de la faire passer sous la Seine. On a donc gelé la Seine avec des produits chimiques, creusé et découpé des blocs. On a ensuite creusé sous le lit de la Seine, puis on a refermé et refait passer l'eau. Des photos existent, et c'est très impressionnant à voir. Cela date de 1880-1890. Aujourd'hui, on n'oserait pas faire des choses pareilles, parce que l'on réfléchit d'abord à partir des technologies existantes, puis on essaie d'en déduire des idées. On a fait exactement l'inverse en cherchant quoi faire, à partir de ce que l'on souhaitait faire.
Ensuite, on se rend compte que tous les évènements internationaux qui tournent autour du numérique, qui fédèrent aussi bien les industriels que le grand public, les acteurs extérieurs, les politiques, les intellectuels, ont accompli ce renversement et s'intéressent plutôt à l'aspect systémique, culturel, voire politique du numérique.
Voilà pourquoi je pense qu'il serait très important de procéder à une sorte de benchmark des évènements existants sur le numérique. Certains sont extrêmement dynamiques. Allez donc voir le festival South by Southwest, qui se tient tous les ans à Austin. C'est non seulement le plus gros festival de numérique des États-Unis, mais aussi le plus gros festival de cinéma, et le plus gros festival de musique. Dans ces moments-là, on s'aperçoit que les gens se sont approprié la ville, laquelle est devenue foisonnante. Des concerts se déroulent à l'extérieur, en banlieue, des évènements ont lieu à l'intérieur. Il y a des conférences, des démonstrations. Ces démonstrations ne se font pas nécessairement sur un stand, mais dans la vie réelle par les utilisateurs qui sont là et utilisent les technologies mises à leur disposition. C'est ainsi, par exemple, que Foursquare a été lancé à Austin et à SXSW. La société existait déjà, mais une sorte de cristallisation s'est effectuée grâce aux centaines de milliers de visiteurs présents, qui se sont mis à utiliser cette application, et cela a créé un cercle vertueux. Et ce n'est pas le seul exemple. On voit bien que ce sont ces évènements qui portent l'esprit des expositions universelles, plutôt qu'une exposition universelle un peu traditionnelle et très « top down ».
Je prendrai un autre exemple, plutôt radical. Les évènements qui ont la plus forte croissance en termes de participants dans le monde sont liés à la diffusion de jeux vidéo sur internet : des gens qui se filment en train de jouer, ou qui organisent des séances où ils jouent les uns contre les autres. Certains Français ont organisé récemment ces compétitions à Bercy pendant trois jours, et ils ont fait carton plein, avec des billets à 100 euros : il y a eu, chaque jour, 15 000 personnes pour regarder jouer des Coréens contre des Chinois, des Français contre des Russes, etc. Même si c'est compliqué, il faudrait réussir à capter ce phénomène et à faire, dans le cadre d'une exposition universelle, une énorme partie sur ce qui est en train de devenir l'un des médias de masse de notre époque.
Je précise que la façon de l'aborder ne passe pas forcément par la démonstration. Il existe de nombreuses technologies de jeux vidéo, il y a des frameworks (1), des chercheurs, etc. Mais que veut-on montrer ? Des films de Pixar ou les logiciels qui ont permis de faire les films de Pixar ?
Et je ne vous ai parlé que de la France. Si vous allez à Austin, en Corée du Sud, ce ne sont pas des dizaines de milliers de gens qui assistent aux évènements, mais des millions. Les rencontres sont diffusées à la télévision. Elles attirent tout le monde, avec des paris, des équipes professionnelles, etc. il en est de même en Chine, sur un marché encore plus grand. Voici qu'il faut avoir en tête, sinon on risque de conserver un modèle assez traditionnel.
Enfin, je me demandais, avant de venir, quelles étaient les valeurs du numérique : l'ouverture, la liberté, la gratuité (bien que l'argent et les modèles économiques aient un rôle) l'abondance et la fête – surtout la fête, et la fête continue. Dans son ouvrage « Paris est une fête », Hemingway décrit un voyage continu dans la ville de Paris, avec de nombreux évènements et des rencontres. Il finit par partir en week-end dans le Sud de la France avec d'autres grands écrivains. Cela ne s'arrête jamais, tout s'enchaîne. Or cette espèce de dynamisme et d'émotion permanente se retrouve chez les développeurs de logiciels. Et vous la retrouvez de plus en plus chez tous ceux qui adoptent ces valeurs.
D'où ma suggestion : ne serait-il pas intéressant de réfléchir à cette exposition, non pas comme étant un objet donné en 2025, mais plutôt à quelque chose qui se construit en temps réel, avec des étapes successives ? Vous êtes habitués à ce que l'on appelle le « versioning », aux différentes versions de Windows (95, 98, etc.), de Linux (3.14, 3.15, 3.16, etc.) ou de l'iPhone. La sortie de l'iPhone 6 est un évènement monstrueux, plus important que la sortie de l'iPhone 5, laquelle dépassait l'importance de celle de l'iPhone 4. Chaque version est l'occasion de nouveautés.
Ne serait-il pas intéressant, pour présenter une candidature originale, de décider que l'exposition est permanente et commence dès maintenant ? Elle commencerait modestement, avec des premières étapes, en agrégeant les bonnes volontés. Après la version 0.1, il y aurait une version 0.2, puis une version 0.3 etc. jusqu'à la version 1, qui aurait lieu en 2025. En outre, cette façon évolutive de travailler pourrait nous permettre, dans l'hypothèse où nous ne serions malheureusement pas désignés pour accueillir l'exposition universelle de 2025, de nous réorienter vers un autre évènement. Ce serait en tout cas le moyen de créer une dynamique autour d'un sujet précis, avec des étapes clés qui donneraient à tous une visibilité et l'envie d'avancer.
C'est une suggestion. Je ne sais pas si elle est faisable. Mais dans la mesure où l'on sait créer aujourd'hui des iPhone ou des logiciels qui sortent en série, selon un rythme régulier, je pense que l'on pourrait très bien imaginer un projet intéressant le grand public et les entreprises, en se conformant aux modes de management actuel et au format de sortie des produits auquel les gens s'habituent de plus en plus.