Avant les élections européennes, le CESE a considéré qu'il était de son devoir de faire connaître le point de vue de la société civile française sur cette échéance. Hélas, chacun sait comment s'est déroulée la campagne : personne ne s'est intéressé aux questions de fond. La presse nationale préférait parler des candidats plutôt que des enjeux. L' avis du CESE, présenté le 13 mai, à la veille du scrutin, n'a pas davantage retenu l' attention : seuls trois journalistes ont assisté à la conférence de presse de présentation. Il n'y a là rien de nouveau, même si le phénomène s'est amplifié de manière très impressionnante à l' occasion de ces dernières élections. Nous avons pourtant été surpris et déçus par cette absence totale de débat de fond. Mais les politiques ont aussi leur part de responsabilité, les partis français n'assumant pas suffisamment les enjeux européens.
Au-delà du choix des candidats, personne en France ne porte vraiment une parole claire sur l'Europe, au niveau politique. En outre, la majorité et l'opposition, quelles qu'elles soient, ont tendance à faire le grand écart entre Bruxelles et Paris, présentant à l'opinion publique française les décisions prises au sein du Conseil et du Parlement européens comme si elles y étaient étrangères, et expliquant que bien des problèmes de notre pays viennent de là. L'avis du CESE entend donc mettre les politiques face à leurs responsabilités, en particulier en ce qui concerne leur double discours quant aux décisions prises de façon collégiale au niveau européen.
Personne, durant la campagne, n'a parlé des acquis fondamentaux de l'Europe, personne ne les a défendus. La vieille Europe, ce n'est pas seulement la Banque centrale européenne (BCE), le pacte de stabilité, l'union bancaire, qui ont une indéniable importance économique, mais auxquels personne ne comprend rien. Cette approche technique, voire technocratique, contribue au désamour de l'opinion publique vis-à-vis des problèmes européens. C'est pourquoi il est nécessaire de repolitiser ces enjeux européens.
On ne tombe pas amoureux d'un algorithme financier. La vieille Europe, c'est la civilisation de l'autonomie dans la vie de tous les jours. Ce mélange de bien-être, de sûreté et de liberté ne se trouve nulle part ailleurs, et les grands utopistes du XIXe siècle, à commencer par Victor Hugo, étaient loin d'imaginer la situation que nous connaissons. Les États-Unis sont une grande démocratie, mais leur modèle économique est profondément injuste. Quant à la Chine, les libertés individuelles y sont piétinées tous les jours. Le modèle européen et ses acquis ne sont pas suffisamment mis en valeur.
En fait, l'Europe n'est pas achevée. Ces dernières années, la gouvernance de l' Union européenne a eu lieu principalement par la voie de la réglementation, sans tenir compte de la diversité des pays. Aussi les opinions publiques ne s'y retrouvent-elles pas. La Troïka, par exemple – exposée à la redoutable caricature de ces hommes en noir, apatrides, qui sans être très légitimes donnent des leçons à la terre entière –, a été très mal reçue, car elle ne se souciait pas de s'adapter aux cultures et aux habitudes des différents pays. Nous n'avons pas été capables de bâtir un leadership politique en Europe.
Dans certains domaines, on déplore des excès d'Europe, et, dans d'autres, un défaut d'Europe. Nous avons connu une inflation normative sur des sujets non prioritaires, allant jusqu'au le débit des chasses d'eau, mais rien alors des domaines décisifs, comme la fiscalité. C'est cette image que retiennent les opinions publiques. Comme le politique ne s'investit pas suffisamment, la technocratie prend la main.
Les processus décisionnels de l' Europe se sont considérablement complexifiés ces dernières années et sont devenus incompréhensibles, avec la juxtaposition d'un président du Conseil, d'une présidence semestrielle de l'Union, d'un président de la Commission, d'un président du Parlement, sans oublier le président de l'Eurogroupe et celui de la BCE – peut-être en oublié-je quelques-uns. Comment voulez-vous que l'on s'y retrouve ?
Enfin, l'Europe s'est construite en alternant approfondissement et élargissement. Il est urgent de se doter d'un projet mieux défini. La stratégie de Lisbonne a été un relatif échec ; en revanche, la stratégie Union 2020 nous semble porteuse de grands espoirs, dès lors que l'on y met les moyens, en matière d'emploi, d'innovation, d'éducation, d'inclusion sociale, d'énergie. Sur ces cinq points, le CESE soutient les objectifs de la stratégie 2020 : ce nouveau modèle de croissance, sur la base du modèle traditionnel européen, combinant liberté et protection sociale et environnementale, c'est la troisième révolution industrielle. Il ne faut donc pas que ces objectifs restent sur le papier ; tous les moyens politiques doivent être mobilisés. La BCE a un rôle à jouer à cet égard.
La projection européenne est inachevée, parce que la dimension politique n'est pas assez prégnante. S'agissant de l'Ukraine, une voix unique permettrait en effet d'empêcher certaines choses. De même, s'agissant des interventions françaises, au Mali, notamment, où est la prise en charge européenne ? Les efforts financiers de la France sur ces théâtres extérieurs ne sont pas pris en considération. La mutualisation de moyens de défense communs n'est pas à l'ordre du jour. Il faudra bien y venir, pour la crédibilité de l'Europe.
Pour renforcer le projet politique et, en même temps, rassurer nos concitoyens, il faut marquer une pause dans l'élargissement. L'Europe a besoin de frontières. Aujourd'hui, on ne sait pas ce qu'elle est, et cela donne le sentiment d'une fuite en avant. Si l'on ajoute des étages à une maison dont les fondations ne sont pas solides, elle risque de s'écrouler. Il faut donc approfondir la construction européenne.
Il faut également permettre à ceux qui le souhaitent d'avancer plus vite sur des dossiers comme la fiscalité, les régimes matrimoniaux, les aides sociales, l'environnement. L'ingénierie institutionnelle des coopérations renforcées est complexe et doit être dépassée : il faut que la France soit un moteur dans ce processus. Cessons de nous voiler la face : l'Europe – entre Union à vingt-huit, zone euro et espace Schengen – fonctionne déjà à plusieurs vitesses et à plusieurs niveaux. Il convient de confirmer cette avancée.
À cet égard, la première urgence est l'intégration de la zone euro, dont la nouvelle gouvernance politique doit être plus démocratique. Nous suggérons la création d'un Parlement de la zone euro, comprenant des parlementaires européens des pays de la zone euro et des membres des commissions des finances des parlements nationaux. Nous sommes la seule région du monde à avoir une politique monétaire sans les moyens d'une gouvernance politique : nous ne pouvons continuer ainsi. L'exécutif européen et la BCE rendraient des comptes devant ce Parlement, participeraient à la réalisation des objectifs de la stratégie 2020 et seraient politiquement responsables devant ce Parlement de la zone euro.
L'Union européenne, d'autre part, a un problème de crédibilité. Nous ne disposons pas forcément des outils qui permettraient un rapprochement efficace des citoyens et des institutions. Certes, des micro-solutions correspondent déjà à des publics particuliers, tel le programme Erasmus pour les étudiants, mais c'est avant tout la société civile qui doit être davantage prise en compte dans la gouvernance européenne, aussi bien au niveau de la participation des partenaires sociaux, qui devraient être associés aux stratégies, qu'au niveau du droit d'initiative citoyenne, qui doit être mieux connu, moins complexe, mieux valorisé.
Les élections européennes devraient être l'occasion de confronter les différentes conceptions du projet européen en fonction des groupes politiques européens. Or, aujourd'hui, l' électeur ne connaît pas les projets globaux de chaque parti. Il connaît des candidats, qui adhéreront par la suite à tel ou tel groupe, mais il ignore la doctrine fondamentale des groupes parlementaires européens, leur positionnement, leur agenda pour la durée de leur mandat. Pour repolitiser les débats européens, nous suggérons donc de revenir à une circonscription nationale unique. Cela permettrait de proposer une vision politique, et ce serait plus lisible.
Enfin, la communication de l'Europe est franchement mauvaise. Elle est trop exclusivement technocratique et les politiques ne la prennent pas assez en charge. Or il faut mettre des visages sur des clivages. Cela implique que la communication soit portée par les membres de la Commission européenne eux-mêmes et plus largement par les leaders de l' Union.
L' Europe, aujourd'hui, est confrontée à un double défi important. Il faut consolider les fondations de l'union économique et monétaire, parce que nous ne sommes pas au bout de la crise, et en même temps adopter une véritable stratégie de croissance pour l' Europe à vingt-huit. Les deux ne sont pas faciles à porter de front.
L'enjeu du prochain mandat réside d'abord dans l'intégration de la zone euro. Pour cela, il faut que les objectifs économiques soient adaptés aux particularités de chaque pays et, à cette fin, que les partenaires sociaux, au sens large, soient associés à la définition et à l' évolution des réformes au sein de la zone euro. Ainsi, l'opinion publique acceptera mieux les réformes.
Nous avons également besoin d'un budget de la zone euro. S'il existe une volonté politique de se doter d'un budget autonome, nous aurons les coudées plus franches.
Dans l'Europe à vingt-huit, c'est un New Deal européen qu'il nous faut. Si, aujourd'hui, la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie figurent parmi les dix pays les plus puissants du monde, ce ne sera plus le cas dans trente ans : le G20 ne comptera plus aucun pays européen d'ici à 2050. Or, paradoxalement, l'Europe est le seul « pays » du monde sans véritable politique industrielle. Nous considérons qu'il faut, dans une stratégie industrielle offensive, concentrer les efforts d'investissement sur l'économie réelle. L'Europe a des atouts dans des secteurs clés : biotechnologies, nanotechnologies, matériaux nouveaux, chimie verte, numérique, technologies bas carbone… Il faut concentrer les investissements, ne plus les émietter. Les fonds structurels doivent être au service de la croissance : il faut en finir avec les aéroports sans avions et les ronds-points sans voitures. La Confédération européenne des syndicats et plusieurs industriels demandent ainsi un plan d'investissements de 2 % du PIB européen par an sur dix ans. C'est un bon début, mais nous devrons aller plus loin encore.
Enfin, l'Europe sociale est en panne. Elle est la grande oubliée de ces dernières années, et cette situation suscite l'inquiétude qui s'est exprimée dans les urnes. Là aussi, il y a urgence. Depuis les derniers élargissements, le dumping social et fiscal a été démultiplié, et c'est ce qui est le plus fortement ressenti. Nous proposons de créer, au sein de la zone euro, un « serpent fiscal et social », inspiré de l'ancien serpent monétaire, qui permettrait des fluctuations entre des minima et des maxima, pour l'impôt sur les sociétés, les cotisations sociales, l'impôt sur le revenu. Certes, les assiettes sont différentes d'un pays à l'autre, mais, avec la volonté politique, la mécanique pourrait suivre. Ce serpent serait mis en place entre les pays qui le souhaitent, évidemment : ce n'est pas quelque chose que l'on peut imposer.
De même, nous considérons qu'un salaire minimum européen, en valeur absolue, n' a aucun sens : il faut une expression en parité de pouvoir d'achat et en productivité horaire. C' est pourquoi nous proposons de retenir un salaire médian dans chaque pays : un salaire minimum pourrait être, par exemple, 60 % du salaire médian de chacun des pays. Si l' Allemagne adopte une telle position l'année prochaine, et que le dumping est un peu réduit, notamment dans l'agroalimentaire, cela fera du bien à tout le monde. C'est une question de justice sociale.
Les indicateurs sociaux ont certes le mérite d'exister, mais ils devraient être précisés qualitativement. Les indicateurs de l'emploi, par exemple, n'offrent pas de visibilité sur l'emploi précaire ou l'emploi à temps partiel.