Intervention de Guillaume Duval

Réunion du 18 septembre 2014 à 16h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques :

La question de la réduction du temps de travail (RTT) est, depuis longtemps, un sujet important pour Alternatives économiques. Je m'y intéresse particulièrement à la lueur de mon expérience allemande : peu de Français le savent, ce sont les Allemands, notamment le secteur de la métallurgie, qui ont inventé les 35 heures au milieu des années quatre-vingt-dix.

Je voudrais essayer de montrer que la réduction du temps de travail est une bonne solution pour partager le travail dans un pays où le taux de chômage est élevé, et que les 35 heures, telles qu'elles ont été appliquées en France, ont été un grand succès sur le plan social et économique. Malgré cela, il est indéniable que les 35 heures sont un échec politique : bien des Français les considèrent en effet comme une difficulté.

Depuis trente ans, tout le monde a réduit le temps de travail. Les Allemands l'ont fait dans les mêmes proportions que nous : si l'on en croit l'enquête Emploi d'Eurostat, un salarié allemand travaille en moyenne moins longtemps qu'un salarié français – 34 heures par semaine en Allemagne contre 35 heures en France. Les données d'Eurostat montrent que, dans tous les pays que l'on cite régulièrement en exemple – le Royaume-Uni, la Suède, la Belgique, le Danemark, l'Irlande et surtout les Pays-Bas –, les salariés travaillent moins longtemps qu'en France.

La spécificité de la France réside dans la répartition entre temps partiel et temps plein. Les statistiques que je viens d'évoquer concernent l'ensemble des salariés, temps partiels et temps pleins confondus. Les gens qui travaillent réellement plus que nous sont les Turcs, les Roumains et les Grecs. Il n'y a que deux pays où l'on travaille moins longtemps à temps complet qu'en France : la Finlande et l'Irlande. Quant au temps partiel, il n'y a que trois pays en Europe – la Suède, la Belgique et la Roumanie – où les travailleurs à temps partiel travaillent en moyenne, chaque semaine, plus longtemps qu'en France. Mais, dans notre pays, la proportion des temps partiels, même si elle n'est pas négligeable, reste parmi les plus faibles d'Europe.

La France a préféré réduire le temps de travail des salariés à temps complet, plutôt que de développer simplement un temps très partiel, sur des durées très courtes, qui touche principalement les femmes. Cela explique qu'elle soit l'un des pays où le temps de travail des hommes et celui des femmes diffèrent le moins : chaque semaine, un salarié allemand travaille en moyenne 39 heures, contre 38 pour un salarié français, alors qu'une salariée allemande travaille 30 heures, contre 33 pour une salariée française. L'écart entre les salariées françaises et allemandes s'est accru au cours des vingt dernières années. Il faut se rappeler que, à l'origine, dans le modèle allemand, l'homme est seul à travailler tandis que la femme reste à la maison : le miracle de l'emploi en Allemagne s'explique par l'entrée massive des femmes sur le marché du travail, où elles occupent des emplois à temps très partiel. Grâce aux 35 heures, le temps de travail des hommes et celui des femmes se sont rapprochés en France, tandis qu'en Allemagne, comme dans la plupart des autres pays, ils se sont plutôt écartés, en raison du développement du temps partiel féminin.

Les 35 heures sont-elles mauvaises du point de vue sociétal ? Apparemment, la société française dans son ensemble ne le pense pas, puisqu'elle serait très réticente à suivre le modèle allemand ou néerlandais, qui, pour réduire le temps de travail global, a recours au travail à temps partiel ou très partiel féminin. Il ressort en effet de toutes les enquêtes que les personnes qui travaillent à temps partiel souhaitent travailler plus longtemps et qu'elles ont profité pour le faire de toutes les possibilités qui leur étaient offertes, dont les 35 heures. La plupart des gens qui étaient à temps partiel n'ont pas vu leur temps de travail se réduire et se sont, au contraire, rapprochés du temps plein.

Le fait que les temps de travail des hommes et des femmes soient plus proches en France que dans d'autres pays n'est pas forcément le signe que nous sommes plus près de l'égalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. Il faut tenir compte, en effet, de l'inégalité du temps de travail domestique, qui reste forte. Quand les femmes salariées travaillent autant que les hommes et qu'elles ont une double journée en s'occupant chez elles des tâches ménagères, elles sont handicapées à la fois dans leur vie personnelle et dans leur vie professionnelle.

Les 35 heures sont-elles une mauvaise mesure sur le plan productif et économique ? Je ne le crois pas non plus. Le travail à temps partiel présente de nombreux inconvénients au regard de la productivité. En général, on perd chaque jour un quart d'heure le matin quand on arrive au travail pour boire un café et discuter avec ses collègues, puis un quart d'heure le soir quand on commence à penser aux courses à faire et aux enfants à aller chercher. La perte de temps est donc supérieure pour une demi-journée à temps partiel – une demi-heure sur 4 heures – que pour une journée à temps complet – une demi-heure sur 8 heures. En outre, dans les entreprises qui ont beaucoup de temps partiels, la coordination et la transmission des consignes entre les employés qui se succèdent aux postes de travail nécessitent une organisation complexe et coûteuse.

Le fait que la France ait privilégié des temps partiels plus longs n'est un inconvénient ni sur le plan sociétal ni sur le plan productif. Avant la mise en place des 35 heures, les Français qui avaient un emploi étaient les travailleurs les plus productifs du monde, mais les chômeurs étaient nombreux. Après les 35 heures, nous sommes toujours l'un des pays les plus productifs du monde, où ceux qui ont un emploi produisent le plus de richesses. Si la France représente l'indice 100 pour le produit intérieur brut (PIB) par emploi, l'Allemagne est à 79, le Royaume-Uni à 72, les États-Unis à 95.

La France n'a pas connu de dérive des coûts salariaux après la mise en place des 35 heures, ce qui prouve que les mesures de soutien et d'exonérations ont été bien calibrées. Certes, le coût du travail a baissé davantage en Allemagne qu'en France au cours des quinze dernières années, mais c'est à peu près le seul exemple que l'on puisse citer en Europe, et, malgré les 35 heures, le coût du travail a moins augmenté en France que dans les autres pays de l'Union. Les 35 heures n'ont pas entraîné de décalage particulier dans le partage de la valeur ajoutée, qui est resté extrêmement stable dans les entreprises.

Quant aux exportations françaises, elles se sont accrues durant la période de mise en place des 35 heures et les comptes extérieurs de la France se sont retrouvés brièvement en excédent. Certes, ils se sont ensuite rapidement dégradés pendant les années 2000. Mais c'est une erreur que d'imputer cette dégradation aux 35 heures. L'économie italienne, qui n'a pas connu de réduction du temps de travail, a subi la même évolution.

Le facteur principal, en la matière, c'est l'appréciation de l'euro par rapport au dollar. Alors qu'un euro coûtait 0,9 dollar en 2000, il en valait 1,6 en 2008, juste avant la crise. Cela a été un énorme choc de compétitivité. Alors que, en 2000, le coût du travail d'un Français était inférieur de 14 % à celui d'un Américain, il est devenu supérieur de 17 % en 2010 : cela ne s'explique pas par l'évolution différente des salaires, mais par l'évolution de la parité eurodollar. Il en a été de même, dans des proportions un peu plus fortes encore, avec le Japon, mais aussi et surtout avec la plupart des pays émergents. En 2000, le coût du travail d'un Coréen valait 51 % du coût du travail d'un Français, contre 46 % en 2010. Le coût du travail des Coréens a beaucoup augmenté. Cependant, le won n'étant pas indexé sur l'euro, mais sur le dollar, l'écart avec la Corée s'est tout de même accru durant la décennie 2000. On constate le même phénomène avec Taiwan, le Mexique et la plupart des pays émergents. C'est avant tout pour cette raison que, durant cette période, l'industrie française s'est fait lessiver, comme celle des autres pays d'Europe à l'exception de l'Allemagne.

Les 35 heures se sont aussi traduites par un niveau exceptionnel de créations d'emplois : plus de 600 000 pendant une année, et 2 millions durant la période 1997-2001. C'est un niveau d'emploi que nous n'avions jamais connu en France, même pendant les Trente Glorieuses. Certes, la période était relativement faste sur le plan économique et les autres pays d'Europe ont également connu des créations d'emplois. Mais on compte plus de créations d'emplois en France qu'ailleurs.

L'un des principaux arguments de ceux qui critiquent la réduction du temps de travail consiste à dire que, si elle permet bien de partager le travail, elle risque de casser la croissance et de détruire des emplois. Or cette crainte ne s'est pas vérifiée pendant la période de mise en place des 35 heures. Cela a au contraire dopé la croissance et l'emploi en France. Sur les vingt-cinq dernières années, la France a créé deux fois plus d'emplois que l'Allemagne. Cette bonne performance de l'emploi en France pendant la période 1997-2001 est essentiellement liée aux 35 heures.

Les 35 heures ont également été une excellente chose pour le pouvoir d'achat des salariés. Le gain annuel de pouvoir d'achat des salaires nets n'a jamais atteint de si hauts niveaux que durant cette période.

Les 35 heures n'ont pas non plus été une mauvaise affaire pour l'industrie, même si les entreprises de services ont connu quelques difficultés de mise en oeuvre. L'introduction des 35 heures a en effet permis d'accroître la durée d'utilisation des équipements : alors que, en 1996, ils étaient utilisés en moyenne 50 heures par semaine, ils l'étaient 55 heures en 2000, soit une augmentation de 10 %. Des industries très capitalistiques ont donc été en mesure de produire 10 % de richesses en plus sans avoir besoin d'investir un euro de capital de plus. Il s'agissait d'un effet très important, qu'avaient anticipé les inspirateurs de la réduction du temps de travail. On peut bien dire que la mise en place des 35 heures a été une bonne chose pour la compétitivité industrielle de la France.

Mais, si les 35 heures ont été une excellente affaire pour l'économie, elles ont été – et sont toujours – vécues de façon très négative par la société française. Ainsi Lionel Jospin a-t-il payé cette réforme en 2002. Quinze ans plus tard, les socialistes se la voient reprocher à chaque élection. Rien de surprenant à cela. Les 35 heures sont une politique de solidarité entre les chômeurs et les salariés, et une politique de solidarité est toujours difficile à vendre. La théorie des jeux explique ce grand classique : ce qui fait l'optimum de la société et de l'économie dans son ensemble ne fait pas forcément l'optimum des individus. Avec les 35 heures, les gens ont vu leur salaire horaire augmenter significativement, mais leur salaire mensuel a été bloqué pendant plusieurs années, pour limiter le choc des 35 heures. Ils ont également vécu une intensification du rythme de travail, par suite des différentes mesures qu'ont prises les entreprises, telle la suppression des pauses.

Les 35 heures ont fait 2 millions d'heureux – ceux qui ont trouvé un emploi –, mais 16 millions de malheureux – ceux qui avaient déjà un emploi et ont vu leur salaire mensuel bloqué. Certes, ces derniers ont eu davantage de congés, mais ce n'est pas ce qui a le plus de valeur à leurs yeux, même si, en cas d'abolition des 35 heures, ils pleureraient sans doute leurs RTT perdues – autant que les hôteliers et les restaurateurs ! Je ne prétends pas que les 35 heures ont créé directement 2 millions d'emplois – les enquêtes tablent plutôt sur 350 000 emplois directs –, mais ils ont dopé l'activité, permettant de proposer un travail à 2 millions de personnes. Or, une fois que, grâce aux 35 heures, elles ont été embauchées par des entreprises, elles ont très vite oublié pourquoi elles avaient enfin pu trouver un emploi et se sont mises à protester avec leurs collègues contre le blocage des salaires et l'intensification du travail.

Ainsi, en faisant le bonheur de la société et de l'économie, on a mécontenté tout le monde. Pourtant, la réduction du temps de travail, cela marche, par exemple en Allemagne, où IG Metall est capable de faire passer le temps de travail à 29 heures et de baisser les salaires de 10 % chez Volkswagen, en expliquant que c'est la condition indispensable pour ne pas perdre des milliers d'emplois. Mais, chez Volkswagen, 80 % des salariés sont adhérents d'IG Metall, et un représentant du syndicat explique la réforme à quatre salariés. En France, il n'y a pas de corps intermédiaire pour expliquer aux gens l'intérêt d'une telle politique. C'est pourquoi la réduction du temps de travail n'a pas marché sur le plan social et politique.

Il me semble aujourd'hui indispensable de réexaminer la question de la réduction du temps de travail en pensant aux 5 millions de personnes inscrites à Pôle emploi. Loin d'être un fanatique de la décroissance, il me semble au contraire que la croissance est une condition indispensable pour réduire le chômage. Mais la croissance seule ne suffira pas, compte tenu du nombre de chômeurs que nous avons atteint. Pour autant, je ne suis pas un chaud partisan des 32 heures ni de la semaine de quatre jours. Les 35 heures étaient la fin du cycle de réduction du temps de travail vue sous l'angle de la réduction hebdomadaire. D'ailleurs, cela ne s'est quasiment jamais traduit par une réduction hebdomadaire, mais, pour l'essentiel, par les fameux jours de RTT supplémentaires.

Il faut réexaminer la question de la réduction du temps de travail sur des cycles plus longs. Je serais plutôt partisan de formules prévoyant six mois de congé sabbatique rémunéré tous les cinq ans ou un an de congé sabbatique rémunéré tous les dix ans : ce type de mesure, qui représente aussi 10 % du temps de travail en moins, poserait les mêmes problèmes de financement et de mise en oeuvre, et produirait les mêmes effets sur l'emploi. Cela répondrait mieux, en tout cas, à une demande sociale et aux besoins de la société : cela permettrait aux gens de se former, de changer de secteur d'activité et, éventuellement, de faire le tour du monde avant d'être dans un fauteuil roulant ! Je suis d'accord pour dire qu'il faut allonger la durée de vie au travail et retarder le départ à la retraite, mais cela ne sera acceptable pour les Français que s'ils ont le droit de prendre leur retraite pendant qu'ils travaillent. Utiliser à nouveau le levier du temps de travail permettrait en même temps de répondre à une demande sociale et de réduire le chômage.

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