Le rôle de l'euro dans la désindustrialisation française et européenne est indéniable. Certes, la France échange surtout avec le reste de la zone euro ; mais, quand le cours des autres monnaies diminue, la concurrence est nécessairement plus rude, puisque l'offre venue de l'extérieur de la zone euro est très avantagée. Ce contre-argument ne tient donc pas la route. Les industriels vous diront d'ailleurs sans doute la même chose que moi. L'euro cher a aussi ses avantages – pour les consommateurs : le pétrole, les iPhone, les iPad sont moins chers… – et c'est la raison pour laquelle rien n'a été fait. Mais il est certain que la cherté de l'euro est la cause principale de nos difficultés industrielles.
La bonne résistance de l'Allemagne, malgré l'euro cher, s'explique par trois facteurs, qui font de ce pays une exception.
Tout d'abord, elle est démographiquement sur le déclin. Les Français se félicitent souvent que notre pays ait beaucoup d'enfants ; mais il faut les loger, les nourrir, les éduquer, leur offrir des téléphones portables et des vêtements de marque, ce qui coûte très cher. Les Allemands n'ont pas ce problème ; leur population vieillit, comme la nôtre, mais ils ont si peu de jeunes que le rapport entre actifs et inactifs est bien plus favorable chez eux. Ils dépensent plus d'un point de PIB de moins que nous pour l'éducation, tout en payant mieux leurs professeurs et en surchargeant moins les classes.
Cette différence démographique a surtout des conséquences sur les prix de l'immobilier : depuis quinze ans, ils ont été multipliés par 2,5 en France, alors qu'ils sont restés stables en Allemagne. Ils vont maintenant du simple au triple – 1 300 euros le mètre carré pour un logement neuf en 2011 en Allemagne, 3 800 euros en France. C'est un écart phénoménal.
Dans ces conditions, il a été beaucoup plus facile de tolérer une austérité salariale prolongée. Il n'y a eu, je l'ai dit, aucun dérapage salarial en France dans les années 2000, mais il est vrai que l'austérité salariale a été plus forte en Allemagne.
Ensuite, il y a eu la chute du Mur de Berlin. Les Allemands ont souvent l'impression d'avoir payé cher la réunification ; ils ont le sentiment que le processus a été compliqué. C'est vrai, mais ils en tirent maintenant de très grands bénéfices, puisqu'ils ont pu mettre la main sur le tissu industriel des pays d'Europe centrale et orientale. Ils exportent deux fois et demie plus que nous, mais ils importent aussi deux fois plus que nous, notamment en provenance de ces pays. Auparavant, ils utilisaient la France pour produire à bas coût ; maintenant, ils vont en Pologne, en République tchèque, en Slovaquie... Or le coût du travail en Pologne demeure cinq fois inférieur à ce qu'il est en France. Cela offre à l'industrie allemande un avantage compétitif majeur.
Nous n'avons pas su faire la même chose aussi bien. Nous essayons maintenant de tisser des liens similaires, avec le Maroc par exemple, mais c'est moins facile : les pays du Maghreb sont moins stables politiquement, et n'ont pas la même tradition industrielle.
Enfin, les Allemands sont spécialisés depuis très longtemps dans les machines et les grosses voitures, et cette spécialisation a rencontré la demande des pays émergents, qui s'équipent, construisent des usines et achètent des voitures.
Voilà les trois raisons du succès allemand. La France n'est pas seule à échouer là où ils réussissent : l'Espagne, l'Italie sont dans la même situation.
Les 35 heures n'ont pas accru le déficit public, bien au contraire : leur mise en place a coïncidé avec un important rééquilibrage des comptes publics – vous vous souvenez sans doute du débat sur la « cagnotte ». Elles ont également permis d'améliorer considérablement nos comptes sociaux, malgré les allègements de cotisations.
Le débat sur ces allègements dépasse celui des 35 heures. C'est une politique menée depuis un quart de siècle, et qui est au coeur de nos difficultés industrielles d'aujourd'hui. Les baisses de cotisations pour les bas salaires ont été utilisées par les gouvernements de droite comme de gauche pour essayer de créer des emplois pour les personnes peu qualifiées. Beaucoup d'emplois payés au salaire minimum ont, de fait, été créés. Mais force est de constater qu'il y a toujours autant de chômeurs peu qualifiés : ces emplois ont souvent été occupés par de jeunes diplômés.
Il y a donc beaucoup de salariés au SMIC en France – environ 15 %, contre souvent 2 à 3 % dans les autres pays. Le seul pays qui se trouve dans une situation similaire à la nôtre, c'est la Bulgarie. Le fait que ces smicards soient souvent de jeunes diplômés engendre des difficultés sociales ; de plus, nous avons ainsi créé des trappes à bas salaires, puisque les cotisations augmentant au-delà du SMIC, les entreprises sont dissuadées d'augmenter les salaires.
Cette situation a pu avoir, dans les années 1990, des conséquences positives pour notre insertion dans la division internationale du travail : il était intéressant d'installer une usine en France, puisqu'il y avait des gens qui avaient un BTS que l'on pouvait payer au SMIC. De plus, le Gouvernement proposait des aides à l'installation dans des zones en difficulté. Ce fut le cas pour Toyota à Valenciennes ou Daewoo en Lorraine. Mais, dans l'Europe des vingt-huit, cette insertion bas de gamme dans le marché international, avec l'installation d'usines-tournevis, ne fonctionne plus – d'autres pays sont forcément moins chers encore.
En revanche, le coût du travail qualifié est en France plutôt plus élevé qu'ailleurs ; c'est un point qu'avait souligné le rapport de Louis Gallois. Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi et le pacte de responsabilité avaient pour objectif de corriger ces problèmes – l'action des élus a empêché que l'on aille dans ce sens-là. On a continué à alléger le coût du travail à proximité du SMIC.
Les allègements de cotisations sociales posent donc problème, en effet ; mais c'est parce qu'ils ont des effets négatifs sur la compétitivité-coût, avec notamment un coût trop élevé du travail qualifié. Ils ont eu pour conséquence une insertion plutôt bas de gamme dans la division internationale du travail.
Il est de bonne guerre de m'accuser de donner des chiffres trop optimistes de créations d'emplois ; j'ai repris l'estimation souvent donnée de 350 000 emplois créés grâce aux 35 heures. À tout le moins, il faut admettre qu'elles n'ont pas eu l'effet malthusien de destruction d'emplois que certains avaient annoncé, puisque 2 millions d'emplois ont été créés pendant la période de mise en place de la réforme.
Faut-il alors aujourd'hui allonger le temps de travail ? Cela ne créerait sans doute pas d'emplois. Ce serait donc un signe supplémentaire d'un « dé-développement » français : nous nous rapprocherions de la Roumanie, de la Turquie et de la Grèce, plutôt que des Pays-Bas et de l'Allemagne. Nous y serons peut-être contraints, mais il est, je crois, impossible de désirer aller dans ce sens.
Qui doit fixer la durée du travail ? Ma conviction est simple : si ce pouvoir est laissé aux entreprises, nous entrerons forcément dans une logique de moins-disant social et de disparition des acquis sociaux. Dans la logique d'une entreprise, la concurrence menace forcément, et il est inéluctable de demander aux salariés d'accepter des sacrifices.
Le système allemand est très différent. Il a été assoupli, mais il est très contrôlé au niveau des branches – la logique des branches continue de dominer, notamment en matière de temps de travail, mais celles-ci rassemblent de moins en moins de salariés. L'Allemagne se rapproche donc plutôt en ce moment de la logique française, tant en établissant un salaire minimum qu'en prévoyant une extension des conventions collectives. Jusqu'ici, celles-ci ne s'appliquaient que lorsque le patron adhérait au syndicat patronal signataire de la convention ; en conséquence, la moitié des salariés allemands seulement sont aujourd'hui couverts. Désormais, ce devrait être l'État qui décidera d'étendre la convention collective à l'ensemble d'un secteur, que les patrons adhèrent ou non au syndicat patronal. On va donc plutôt vers une plus grande régulation publique.
Bien sûr, certains acteurs ont des raisons de vouloir que s'installe la loi de la jungle. Mais ce ne serait bon ni pour la société ni pour l'économie : ce serait très mauvais pour notre demande intérieure. Vous le dites, monsieur le président, notre pays ne va pas très bien. Mais nous sommes parmi ceux qui vont le moins mal : le coût du travail n'ayant pas diminué en France, la demande intérieure a pu se maintenir. Nous avons ainsi, au passage, sauvé la zone euro : si nous avions suivi le mouvement de la Grèce, de l'Espagne, du Portugal, la monnaie unique se serait effondrée depuis longtemps. Mais si nous avons sauvé l'euro, c'est en maintenant le coût du travail et les dépenses publiques, et c'est la raison pour laquelle nous sommes aujourd'hui en difficulté en matière de compétitivité extérieure, puisque les autres pays ont diminué fortement leur demande intérieure et leur coût du travail. Nos échanges avec l'Espagne étaient excédentaires, ils sont maintenant déficitaires.
Peut-être serons-nous obligés de nous lancer dans une course au moins-disant social, de suivre la direction que vous indiquez, c'est-à-dire d'augmenter la durée du travail et de diminuer les salaires. Je ne crois pas un instant que cela aiderait la société et l'économie de notre pays comme de l'Europe. La demande intérieure française représente 20 % de la demande de la zone euro : si elle diminue, les tendances déflationnistes qui nous menacent déjà ne feront que se renforcer.
Enfin, madame Fraysse, vous avez raison de me reprendre : beaucoup de Français n'ont sans doute pas été mécontents des 35 heures. En tout cas, si l'on supprimait les jours de RTT, ils seraient sans doute extrêmement mécontents, et c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles les patrons ne s'y essaient pas. Ceux-ci ne sont d'ailleurs pas si mécontents non plus, du moins ceux qui sont vraiment sur le terrain et qui ne sont pas des idéologues : ils savent ce qu'ils ont gagné avec cette réforme, en termes de flexibilité et d'organisation du travail notamment. Ils ont donc toute raison de se montrer prudents.