Intervention de éric Hebras

Réunion du 24 septembre 2014 à 16h00
Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de france

éric Hebras, avocat associé au cabinet Genesis :

Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, de me donner l'occasion de m'exprimer comme avocat sur ce sujet difficile.

Je m'efforcerai d'éviter de répéter ce qu'ont déjà fort bien exposé mes confrères, me concentrant sur la situation des entrepreneurs, à la fois comme particuliers et comme chefs d'entreprise. Sans anticiper sur ma conclusion, je préciserai d'emblée qu'à mon sens, la stigmatisation des départs à l'étranger, qu'ils concernent les personnes physiques ou les personnes morales, n'est pas souhaitable, car elle paraît inutile, voire contre-productive.

Le constat général qui se dégage à la fois de ma pratique habituelle et du sentiment des chefs d'entreprise que je conseille est le suivant : la fiscalité en France est omniprésente et trop lourde ; les taux d'imposition en France sont trop élevés.

Sans m'attarder sur des enjeux déjà fort bien résumés par mes confrères, je dirai simplement que, pour les personnes physiques – jeunes entrepreneurs ou entrepreneurs adultes, c'est-à-dire assez éloignés de l'âge de la retraite –, le problème principal est la fiscalité des plus-values. Le fait que les plus-values réalisées par les particuliers lors de la cession de leurs titres ou de leurs actifs se voient appliquer les prélèvements sociaux et l'impôt sur le revenu au taux marginal alourdit excessivement leur taxation. Ma consoeur Nicole Goulard l'a rappelé devant vous, le taux minimum est de 32 %. Cette situation suscite l'incompréhension des entrepreneurs, généralement enclins à réinvestir ces sommes dans l'activité économique, ce qu'ils peuvent d'autant moins faire qu'elles sont davantage taxées.

Du côté des personnes morales – les entreprises elles-mêmes –, le taux d'impôt sur les sociétés auquel sont assujetties les petites et moyennes entreprises est manifestement jugé trop élevé. L'existence d'un taux de 15 % pour les revenus nets inférieurs à 38 120 euros paraît totalement anachronique. Les dirigeants de PME souhaitent se voir appliquer un taux d'imposition correspondant à leur activité, d'autant que les grands groupes, eux, peuvent bénéficier d'un taux effectif d'imposition bien inférieur au taux théorique.

Quant à l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), il pose aux entrepreneurs un problème moins financier que psychologique.

Plus qu'au taux d'imposition lui-même, les entrepreneurs sont sensibles à l'excès de lois et d'instructions. On peut citer l'exemple flagrant de l'année 2011 où se sont succédé quatre lois de finances. D'une manière générale, nous avons trois lois de finances par an, auxquelles s'ajoute la loi de financement de la sécurité sociale avec ses aspects fiscaux, qui sont cruciaux. Trop de lois, donc, mais aussi trop de changements législatifs, parfois en six mois seulement, par exemple à propos des cessions d'actions en 2012. Il arrive même que des annonces ne se traduisent finalement pas en actes – par exemple sur la réduction à 5 % du taux de TVA – alors que leurs effets avaient été anticipés par les entreprises. De telles situations génèrent d'importantes lourdeurs administratives.

En outre, les textes ne sont jamais entièrement abrogés mais s'ajoutent les uns aux autres, ce qui les rend encore plus complexes et difficiles à comprendre. Les commentaires de l'administration fiscale deviennent indispensables et l'administration elle-même peine à suivre.

Cette situation conduit également à multiplier sans cesse les exonérations, exemptions et exceptions. S'agissant par exemple de l'imposition des plus-values des particuliers, on est passé d'un taux proportionnel à la soumission à l'impôt sur le revenu puis, après la « révolte des pigeons », à l'instauration de nouveaux abattements, de sorte qu'aujourd'hui plusieurs types d'abattements se superposent les uns aux autres.

D'une manière générale, on observe le développement de lois de plus en plus complexes qui nécessitent – et c'est à mes yeux le plus gênant – des formalités administratives de plus en plus problématiques pour les entreprises. Cela nuit à la compréhension du dispositif, décourage les investissements et génère des coûts croissants de conseil ou d'expertise comptable.

Un bon exemple est fourni par la déductibilité des intérêts financiers. Une règle prévalait auparavant qui n'était peut-être pas sans défauts mais avait le mérite de la simplicité. Plusieurs textes nouveaux ont été adoptés à partir de 2008-2009 et il n'en existe aujourd'hui pas moins de six ou sept qui limitent la déductibilité. Les entreprises doivent bien suivre, comme l'administration elle-même, tenue de produire de nouveaux formulaires. L'incompréhension s'installe, d'autant que les objectifs poursuivis ne sont pas clairs.

Il y a par ailleurs beaucoup trop de lois temporaires, qui ne valent parfois que pour un an. On citera l'imputation des déficits subis à l'étranger par les PME ou le taux de 19 % qui s'est appliqué aux plus-values réalisées lors des cessions de titres des PME au moment où elles ont été soumises à l'impôt sur le revenu.

On constate aussi qu'un nombre croissant de textes temporaires est pérennisé. S'agissant par exemple de la contribution exceptionnelle à l'impôt sur les sociétés, les taux sont modifiés mais la mesure est prorogée.

Il est un aspect moins manifeste mais souligné par nombre d'entrepreneurs. Lorsque l'on évoque l'exil des forces vives, on parle souvent des droits de mutation, des plus-values, mais on oublie la quantité des taxes qui pèsent aujourd'hui sur les entreprises et qu'il est bien difficile de dénombrer. Selon un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, il existerait ainsi 309 taxes dites affectées, c'est-à-dire qui ne figurent pas dans le budget général ; « toutefois », précise le rapport, « le décompte arrêté par le Conseil est probablement en deçà du nombre réel de taxes affectées ». L'Inspection générale des finances estime, quant à elle, que quelque 192 taxes ont un rendement inférieur à 150 millions d'euros ; il ne dépasse pas 100 millions d'euros pour 179 d'entre elles, contre 3 en Allemagne et 17 en Belgique. Ces taxes, qui relèvent souvent de la fiscalité indirecte et bénéficient d'une forme d'invisibilité, ne sont en réalité pas si invisibles ni indolores qu'il y paraît et leur multiplication pose problème.

Comment expliquer que l'on en soit arrivé là ? Le sentiment du contribuable – c'est mon impression personnelle, mais aussi celle de nombreux confrères et entrepreneurs – est que le législateur ne lui fait plus vraiment confiance et que la politique fiscale qui et menée en est le signe. D'une certaine manière, on laisse entendre que le contribuable serait toujours un fraudeur potentiel. On peut aisément comprendre que le contribuable lui-même ne fasse plus guère confiance à un tel législateur.

Comment se manifeste cette défiance du législateur ? Premièrement, à l'occasion du contrôle fiscal. Tous mes confrères font état d'une véritable stigmatisation des entreprises lors des contrôles. Les pénalités pour manquement délibéré – c'est-à-dire pour mauvaise foi –, qui s'élèvent à 40 %, sont presque systématiquement appliquées par les vérificateurs. En outre, si l'obligation de fournir une comptabilité informatisée lors du contrôle ne posera aucun problème aux grands groupes, l'objectif de maîtrise de leurs flux, notamment à l'international, n'est pas du tout adapté à la situation des petites entreprises. Pour en discuter assez régulièrement avec des vérificateurs, je sais que, de leur avis même, cette disposition ne leur facilite pas la tâche et complique celle des entreprises, sans apporter le moindre bénéfice. Le contribuable est stigmatisé comme fraudeur potentiel et le fait que cette obligation impose de plus en plus souvent de procéder au contrôle dans les locaux de l'administration plutôt que dans ceux de l'entreprise ne pourra que nuire à la qualité du débat oral et contradictoire.

Deuxièmement, depuis quelques années, le législateur veut légiférer sur tous les cas de fraude potentielle. Cette volonté peut se comprendre mais elle trouve ses limites en ce qu'elle donne elle aussi au contribuable l'impression qu'on le croit naturellement enclin à frauder. Deux réformes introduites par la loi de finances pour 2014 en attestent. La première concerne l'abus de droit. Jusqu'alors et depuis plusieurs années, cette notion était régie par une réglementation assez précise et satisfaisante. Le législateur a voulu l'étendre à tous les schémas qui auraient l'optimisation fiscale pour but principal, et non plus exclusif. La seconde est l'obligation de déclarer tous les schémas d'optimisation fiscale. Les deux mesures ont évidemment été censurées par le Conseil constitutionnel. Elles n'en suggèrent pas moins que le législateur préfère anticiper sur la fraude dont le contribuable est à ses yeux susceptible, plutôt que laisser la jurisprudence se prononcer sur les cas qui le justifient ou les vérificateurs gérer les situations de fraude.

Les opérations d'apport-cession, réalisées en sursis d'imposition, fournissent un exemple révélateur de ce zèle excessif. En 2011 et 2012, la jurisprudence du Conseil d'État avait clairement défini les conditions dans lesquelles de telles opérations pouvaient être qualifiées d'abus de droit. Le législateur a souhaité revenir sur cette jurisprudence en créant un régime non plus de sursis mais de report d'imposition. En d'autres termes, il s'est défié de la jurisprudence et lui a préféré un système très strict qui entraîne d'importantes obligations déclaratives, de manière à se prémunir d'avance contre toute fraude. Cela revient à considérer que les personnes qui procèdent à des apports de titres le feraient a priori en vue de frauder, ce qui est pour le moins stigmatisant. Pour le dire autrement, on légifère pour traiter des situations de fraude exceptionnelle.

Dans un tel climat, comment s'étonner que le contribuable ne fasse lui-même guère confiance au législateur ? J'en veux pour preuve le fait que 14 grandes entreprises seulement aient souhaité rejoindre la cellule créée auprès de la Direction générale des finances publiques, précisément dans le but de susciter la confiance.

C'est ainsi que l'on pousse le contribuable à des extrémités : le départ à l'étranger, les transferts de sièges sociaux. Le problème n'est pas seulement que les personnes physiques et morales aient tendance à aller chercher ailleurs la stabilité fiscale qui fait défaut en France, mais aussi que nos dispositifs législatifs les dissuadent de réinvestir dans notre pays – c'est peut-être là la difficulté principale. On ne peut empêcher les départs dans le contexte actuel de mondialisation, mais il faut éviter que ceux qui partent cessent d'investir ici. N'oublions pas qu'une personne physique, même non résidente, peut réinvestir en France et y être imposée à raison des revenus de source française dont elle dispose. Mais aujourd'hui, en raison notamment des conditions de la résidence fiscale définies par l'article 4 B du code général des impôts, elle a tout intérêt à ne pas le faire. De même, lorsque des chefs d'entreprise créent des holdings à l'étranger, ils ont toutes les raisons d'y partir également, sans quoi l'administration fiscale tend à requalifier cette délocalisation, jugée ipso facto fictive ou frauduleuse. Le problème est donc le suivant : comment faire en sorte que les personnes, physiques ou morales, ne cèdent pas tous leurs actifs en partant à l'étranger ?

Au total, on observe aujourd'hui une instrumentalisation de la politique fiscale qui est source d'insécurité. Les entrepreneurs ont le sentiment que la fiscalité sert de variable d'ajustement aux politiques gouvernementales et n'obéit qu'à des motifs idéologiques, ce qui implique qu'elle a vocation à être régulièrement modifiée en fonction des politiques menées. Pour procurer davantage de sérénité aux entrepreneurs français, il faut que la conduite de la politique fiscale elle-même soit plus sereine et plus neutre.

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