Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 1er octobre 2014 à 16h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, accompagné de M. François Clanché, inspecteur général de l'INSEE, chef du service statistique ministériel de la sécurité :

Je suis convaincu que tous ceux qui sont réunis dans cette salle souhaitent que la sécurité fasse l'objet, dans notre pays, d'un débat dépassionné et lucide, capable de faire la lumière sur la réalité des actes d'incivilité et de délinquance commis. Pour créer les conditions de la confiance et de la transparence nécessaires à ce débat, j'ai décidé de rendre compte chaque semestre à votre Commission, ainsi qu'à la commission des Lois du Sénat, de l'état des chiffres dans ce domaine, qu'ils soient valorisants ou qu'ils m'exposent au contraire à la critique et au questionnement. C'est la règle en matière de finances publiques ; il est temps que nous l'adoptions également pour nous livrer à un exercice d'évaluation adossé à des outils statistiques fiables.

Cet exercice exige que les chiffres soient au préalable élaborés avec une rigueur incontestable et dans des conditions qui en permettent le contrôle par la représentation nationale. Par le passé, vous le savez, trop de chiffres ont été construits à des fins d'affichage. Les travaux que le Gouvernement a confiés à l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et à l'Inspection générale de l'administration (IGA) ont montré le peu de rigueur qui a pu présider à l'élaboration de certaines statistiques : indexation en dégradations de nombreuses tentatives de cambriolage, déclassification massive de plaintes, et même aménagements de notre calendrier grégorien au terme desquels le mois de février n'était plus le seul à compter vingt-huit ou vingt-neuf jours, et parfois moins encore. Ces pratiques regrettables ont privé les forces de sécurité d'un outil d'évaluation précieux et d'un instrument fiable de pilotage de leur action au service des Français.

Mon prédécesseur, Manuel Valls, a souhaité rompre avec ces pratiques. Dès juin 2012, il a ainsi mis un terme à la politique du chiffre – pratique contestable ne permettant pas une conduite satisfaisante de la politique publique de sécurité. Nous avons également abandonné le « chiffre unique » de la délinquance, indicateur dépourvu de pertinence statistique et de rigueur scientifique puisqu'il conduit à additionner, par exemple, des dégradations sur véhicules et des vols à main armée.

Au-delà, le ministère de l'Intérieur a engagé une réforme ambitieuse afin de disposer d'instruments reflétant en toute transparence les conditions de sécurité dans lesquelles vivent nos concitoyens. Cette volonté s'est d'ores et déjà concrétisée dans la création d'un nouveau tableau de bord, plus opérationnel et rendant mieux compte de la réalité contemporaine des phénomènes de délinquance et de nuisances. Le déploiement de nouveaux logiciels de collecte des faits constatés par les policiers et par les gendarmes – logiciel de rédaction des procédures de la police nationale (LRPPN) et logiciel de rédaction des procédures de la gendarmerie nationale (LRPGN) –, plus fiables et plus rigoureux, sera achevé en début d'année prochaine.

Enfin, suivant les préconisations de la mission d'information parlementaire présidée par les députés Jean-Yves Le Bouillonnec et Didier Quentin, nous avons décidé d'inscrire le traitement des statistiques de la délinquance dans le cadre du service statistique public en créant un service statistique ministériel de la sécurité intérieure. Composé de statisticiens de l'INSEE et placé sous l'autorité conjointe des directeurs généraux de la gendarmerie et de la police nationales, ce service – dont le chef, M. François Clanché, inspecteur général de l'INSEE, est présent à mes côtés – est officiellement installé depuis un mois. Croisées avec les enquêtes annuelles conduites par l'INSEE, les données qu'il produira devraient apparaître aussi incontestables que les statistiques économiques ou les chiffres élaborés par l'INSEE pour différents ministères. Le débat se portera donc désormais sur la réalité révélée par le chiffre et non plus sur le chiffre lui-même.

C'est dans cet esprit que j'ai proposé de venir rendre compte régulièrement des chiffres de la délinquance devant les commissions des Lois de l'Assemblée nationale et du Sénat, afin que le Parlement dispose de toutes les informations nécessaires à l'exercice de son contrôle et que les parlementaires puissent répondre aux interpellations des Français. Cette démarche de transparence renforcera le lien entre le ministère de l'Intérieur et le Parlement, entre la représentation nationale dépositaire de l'intérêt général et les forces de l'ordre qui accomplissent chaque jour un travail remarquable pour garantir la sécurité de nos concitoyens. C'est donc avec plaisir que j'ouvre ce cycle devant vous aujourd'hui.

L'information statistique sur la sécurité et la délinquance repose sur deux types d'outils : d'une part, les enquêtes de victimation menées auprès des ménages, au premier rang desquelles l'enquête « Cadre de vie et sécurité », créée en 2007 sous l'impulsion de l'Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP) et réalisée tous les ans par l'INSEE ; d'autre part, l'enregistrement des plaintes et des constatations d'infractions par les forces de police et de gendarmerie. Ces deux sources d'information se complètent et doivent être croisées pour s'assurer d'une bonne appréhension des phénomènes étudiés ; le SSM a pour mission d'en tirer le meilleur parti afin d'éclairer les citoyens et leurs représentants, ainsi que les acteurs en charge des politiques de sécurité.

La modernisation des systèmes d'enregistrement des infractions – achevée pour ce qui est de la gendarmerie et en cours de finalisation dans la police nationale – permettra d'enrichir l'information statistique disponible et de la rendre plus fiable. Pourtant dans l'immédiat, ces changements d'outils génèrent des discontinuités dans les séries de chiffres, ces ruptures statistiques compliquant provisoirement le travail d'analyse des données. Certaines évolutions observées dans les courbes peuvent ainsi résulter des changements dans les pratiques d'enregistrement par les brigades et les commissariats, plutôt que des variations effectives du nombre d'infractions. Ainsi la systématisation de l'enregistrement des infractions conduit-elle mécaniquement à une augmentation du chiffre, alors même que le nombre des actes reste constant.

Côté gendarmerie, ces ruptures ont été observées lors du déploiement d'une nouvelle application de saisie. Identifiées par l'ONDRP, elles ont été confirmées en 2013 par une mission de l'IGA. Côté police nationale, elles ont commencé à apparaître en 2013, lors de la mise en place du LRPPN, et se poursuivront jusqu'à la fin de son installation, au début de l'année 2015. Modifiant les conditions de rédaction des procédures dans les unités de sécurité, ces dispositifs emportent naturellement des conséquences en matière de traitement statistique.

L'une des premières tâches du SSM sera d'analyser l'impact de ces ruptures et d'en tenir compte pour construire des analyses statistiques sans équivoque. La confrontation avec l'enquête annuelle de victimation, en particulier, sera cruciale dans la validation des résultats issus des enregistrements administratifs. Ce travail complexe prendra plusieurs mois, mais il est dès à présent possible de donner des indications sur les tendances récentes de la délinquance, car certains types d'informations ne sont pas affectés par les changements intervenus.

Après plusieurs années de baisse, le nombre de cambriolages avait augmenté significativement – de près de 45 % – durant les années 2009 à 2012. Cette tendance, que l'on observe à la fois dans l'enquête de l'INSEE et dans les données administratives, a d'ailleurs été notée chez plusieurs de nos voisins européens. Nous ne connaissons pas encore les résultats de l'enquête de l'INSEE réalisée cette année – ils seront présentés par l'ONDRP en novembre –, mais les données enregistrées par les forces de police et de gendarmerie montrent clairement un arrêt de la hausse des cambriolages de résidences principales à compter du début de l'année 2013, et une légère tendance à la baisse depuis le début de l'année 2014. Ainsi, au cours des huit premiers mois de l'année 2014, on a enregistré 7 300 cambriolages de résidences principales de moins que durant la même période en 2013, soit une baisse de 4,9 %. Cette évolution marquée – la tendance s'est confirmée, voire amplifiée pendant l'été – résulte du plan anti-cambriolage lancé en septembre 2013. En revanche, le nombre de cambriolages de résidences secondaires a augmenté de 800 faits – soit de 7 % – sur la même période. J'ai donc demandé au préfet de police de Paris ainsi qu'aux directeurs généraux de la police et de la gendarmerie d'intensifier le plan ministériel de septembre 2013 et de le rénover en recourant de manière massive aux unités de forces mobiles ainsi qu'aux réservistes, en priorité dans les départements les plus touchés par les atteintes aux biens et les cambriolages. Il s'agit de concentrer les efforts et les moyens dans un cadre d'espace-temps déterminé, afin de dissuader les délinquants.

S'agissant des vols d'automobiles ou liés aux automobiles et de ceux de deux-roues motorisées, les résultats des derniers mois s'avèrent également positifs. Ainsi, en août 2014, on a enregistré 180 vols de voitures de moins qu'en août 2013, ce qui correspond à une diminution de 2,3 %. Une fois prises en compte les variations saisonnières, la baisse est régulière depuis le début de l'année 2014, venant confirmer une tendance lourde à l'oeuvre depuis plusieurs années, en France comme chez nos voisins. Pour autant, plus de 500 000 vols liés aux véhicules – vols à la roulotte, vols d'accessoires, de pots catalytiques ou encore de carburants – ont été enregistrés en 2013, soit 25 % des atteintes aux biens, pour un préjudice estimé à 1,2 milliard d'euros. J'ai donc décidé de lancer très prochainement un plan ambitieux de lutte contre les vols et les trafics de véhicules et de pièces détachées.

Les vols à main armée sont plus rares que par le passé : on en a dénombré 286 en août dernier, chiffre historiquement bas pour un mois d'été. Depuis le printemps 2013, on constate une baisse régulière de cette catégorie d'infractions, qui a reculé de 19,4 % sur les huit premiers mois de l'année 2014. Le nombre de vols violents sans armes à feu est plus élevé que celui des vols à main armée – 7 800 en août dernier –, mais il diminue de quelque 14 % par rapport à août 2013. Ainsi, alors que pour les années 2008-2012, les analyses de l'ONDRP sur la base de l'enquête de l'INSEE n'ont pas fait apparaître d'évolutions marquantes, à la hausse ou à la baisse, du nombre des vols ou tentatives de vol avec violence, ce type d'infractions connaît un recul significatif depuis un peu plus d'un an.

Les coups et blessures volontaires non liés à des vols sont apparus moins nombreux au cours de l'été 2014 que durant l'été 2013. Depuis le début de l'année, on observe une très légère tendance à la baisse.

Les violences intrafamiliales, en hausse depuis quelques mois maintenant, constituent un vrai sujet de préoccupation tant elles touchent à l'intimité de nos concitoyens. S'il est difficile d'apprécier précisément cette augmentation en raison des ruptures statistiques déjà évoquées, la tendance ne saurait être niée, d'autant que les pouvoirs publics ont suscité une véritable prise de conscience incitant les victimes à se faire connaître auprès des services de police et des unités de gendarmerie. La prévention de ces violences reste délicate et doit impérativement passer par une meilleure information et formation de l'ensemble des acteurs au contact des victimes – enseignants, surveillants, médecins, associations –, que seule peut autoriser une action ciblée et coordonnée de tous les ministères concernés. Cette approche interministérielle, actuellement à l'oeuvre, devrait donner lieu à des mesures concrètes à brève échéance.

Enfin, les escroqueries et infractions économiques et financières enregistrées par les services de police et les unités de gendarmerie sont en hausse depuis quelques mois. Cette augmentation s'explique pour une large part par la progression importante des plaintes pour falsification et usage frauduleux de cartes de crédit : 3 600 faits enregistrés en août 2014, soit 600 de plus qu'en août 2013. Cette évolution s'inscrit dans une tendance apparue au début des années 2010 et liée au développement du commerce électronique. Plus récemment, on a également observé une nette augmentation du nombre de procédures liées à des falsifications et usages de chèques volés, mais il convient de vérifier si cette évolution est significative et durable. Sans attendre de savoir si la hausse de ce type d'infractions résulte d'un renforcement de l'enregistrement des plaintes ou de la fréquence des faits réels, nous avons proposé d'initier une action interministérielle liant, dans un mouvement à la fois préventif et répressif, le ministère de l'Intérieur, celui de l'Économie et des finances et celui de la Justice. Nous travaillerons également avec les professionnels de la banque afin d'obtenir des résultats aussi probants que ceux que nous avons enregistrés par ailleurs.

Dans les mois à venir, le SSM affinera et complétera encore ses analyses en travaillant à la fois sur les faits de délinquance eux-mêmes et sur l'impact des nouveaux systèmes d'information sur les données établies. Il informera l'ONDRP de ses travaux méthodologiques et continuera à lui transmettre des données aux fins de diffusion publique.

À partir de l'été 2015, quand il sera capable de produire régulièrement des chiffres répondant pleinement aux normes de qualité de la statistique publique, le SSM publiera lui-même des indicateurs mensuels de la délinquance enregistrée, à l'image de ce que font l'INSEE et les autres services statistiques ministériels dans leurs domaines de compétence. Nous progresserons ainsi sur la voie de la fiabilité, de la rigueur et de la transparence, permettant à la représentation nationale d'exercer ses prérogatives de contrôle et lui fournissant de véritables outils d'évaluation des politiques publiques. Pouvoir, grâce à un SSM à l'expertise incontestable, mesurer en permanence le décalage entre les objectifs et les résultats obtenus par le ministère de l'Intérieur constituera un progrès démocratique et mettra fin à l'instrumentalisation des chiffres de sécurité.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion