Intervention de Sophie Delcourt

Réunion du 6 octobre 2014 à 15h00
Mission d'information sur la candidature de la france à l'exposition universelle de 2025

Sophie Delcourt, directrice du marketing et des partenariats d'Europa City :

Innover est une tâche à la fois complexe et risquée. Il nous faut pouvoir imaginer à quoi ressembleront nos modes de vie et nos envies dans dix ans. Pour y parvenir, l'étude des grandes tendances de fond constitue un outil très utile, nous permettant d'appréhender non pas des détails, mais de grandes orientations. C'est de cette manière que toute l'équipe de notre projet réfléchit afin d'inscrire ce nouvel espace dans le temps à venir d'ici dix ans.

Premier élément qui bouleverse de façon accélérée nos modes de vie aujourd'hui, la révolution digitale fait émerger une nouvelle donne qui apparaîtra à l'horizon d'une dizaine d'années. Cette révolution change tout d'abord les individus, non seulement en leur apportant de nouveaux outils, mais surtout en leur conférant une nouvelle façon de se penser. Armés de ces outils, les individus ont l'impression de pouvoir prendre le pouvoir – d'en avoir à la fois la légitimité, la capacité et la puissance. Les individus se sentent le droit et la compétence de le faire et savent que seuls, ou organisés en réseau, ils ont la possibilité de s'emparer de l'ensemble des domaines de la vie qui les intéresse, de manière à la fois exhaustive et éclectique, de s'organiser, de faire entendre leur voix et, à leur échelle, de faire changer les choses.

Le deuxième élément que modifie cette révolution digitale, c'est notre besoin d'être ensemble : nos vies sont digitalisées, numérisées, codées. Nous avons donc de plus en plus besoin d'assouvir notre besoin fondamental d'être humain – celui d'être ensemble, de sentir la proximité, la créativité et l'empathie, de réinvestir autour de nous ce qui est matériel et tangible et de cesser de vivre cette existence virtuelle ne répondant pas à nos besoins d'avant la technologie.

Notre projet constitue une tentative de réponse, aussi partielle soit-elle, à ce grand changement qu'est l'avènement des sociétés du temps libre. Jusqu'à aujourd'hui, nous avons vécu dans des sociétés du temps contraint – soit par notre besoin physiologique de nous nourrir et de dormir soit par notre temps de travail qui organisait l'ensemble de notre temps. Jean Viard, sociologue et grand spécialiste de la question du temps choisi, avec lequel nous travaillons très régulièrement, nous apprend qu'au cours d'une vie moyenne de 700 000 heures, nous travaillons pendant 70 000 heures seulement pour avoir droit à une retraite. Le temps libre devient donc majoritaire. Au quotidien, l'INSEE estime que notre temps libre représente cinq heures par jour. Et, parce qu'il est majoritaire, il va aussi devenir le temps normatif : il va produire pour la société du futur les nouvelles normes et les nouveaux rituels.

Cette société du temps libre fait aussi émerger l'envie d'enrichir celui-ci au maximum. On a en effet l'impression que c'est au cours de ce temps-là que l'on s'épanouit et que l'on laisse vivre sa personnalité – qu'il est le « temps pour faire notre bonheur ». Il est donc très important pour les individus de l'investir émotionnellement et physiquement. C'est à partir de cette société du temps libre qu'il faut inventer la nouvelle façon dont nous allons vivre la ville et les espaces, réorganiser la société de consommation et la manière dont nous vivons avec les autres.

Émerge également une société de l'amateurisme, au sens propre et noble du terme : une société des gens qui aiment et se consacrent à leurs passions, une société dans laquelle nous nous consacrons à ce qui nous est agréable, ce qui nous fait envie, ce qui nous plaît. Nous allons devenir des êtres de plaisir.

Paradoxalement, alors que notre temps libre devient majoritaire, nous avons le sentiment qu'il est rare, notre vie s'étant beaucoup accélérée du fait de la technologie et du fait que nous soyons en relation avec un nombre croissant de personnes. Faisant l'objet de plus en plus de sollicitations par unité de temps, nous avons besoin d'obtenir des réponses à nos envies qui soient denses en termes d'offre d'activités rassemblées dans un même lieu et un même temps. Nous voulons être partout et tout faire à la fois. Enfin, ce besoin fondamental d'être ensemble ressurgit pendant ce temps libre : nous voulons y être avec les autres, mais sans abolir notre individualité et donc pouvoir faire tous des choses différentes ensemble.

Nous assistons à la naissance de l'« économie expérientielle ». Jusqu'à présent, nous avons connu grosso modo trois grandes phases économiques : le temps de la production primaire des matières brutes ; celui de l'industrialisation et de la fabrication de produits manufacturés ; enfin, le temps tertiaire fondé sur la fourniture de services. Or, sous l'impulsion du phénomène que je viens de décrire, nous voyons émerger une « économie expérientielle » – système dans lequel la valeur ajoutée ne réside plus dans le bien ou le service mais dans l'expérience émotionnelle, intellectuelle et sensorielle que fait vivre la consommation. Loin de se substituer à l'économie des biens et services que les marques et les entreprises vont devoir continuer à produire, cette économie expérientielle s'y ajoute. Mais l'expérience vécue est ce qui va faire la différence pour le consommateur. Le consommateur devient co-auteur : ce qu'il recherche et ce qui fait qu'il va s'intéresser à un bien ou un service, c'est l'expérience. Cela signifie que tout passe par sa subjectivité. Le consommateur se place au centre de l'expérience et demande à ce titre aux marques de s'intéresser à lui en tant qu'individu aux multiples facettes, dans ses rôles familial et citoyen.

Le comportement des marques évolue également : auparavant, celles-ci produisaient des biens et des services. Aujourd'hui, elles deviennent des médias, c'est-à-dire des émetteurs de contenus, de narrations, de sensations, de créations de liens et d'événements qui tous sont gratuits. Les marques offrent une expérience pour pouvoir ensuite monétiser des biens et services.

Cela aboutit à une remise en cause totale de la notion de magasin physique en tant que lieu de distribution et d'achat. Dans un monde où l'achat est complètement dé-corrélé de la présence ou de l'absence en magasin du consommateur, du co-auteur, où le commerce contraint et les courses hebdomadaires vont être automatisés grâce au numérique et au digital – au sens où notre réfrigérateur fera les courses lui-même –, je n'aurai plus qu'une seule raison d'aller en magasin : le plaisir que je vais y trouver, l'expérience que les marques vont pouvoir m'y faire vivre. Le magasin est voué à devenir une scène d'expression, un lieu de rencontre où le consommateur vivra une expérience inouïe ayant pour but son plaisir et non sa nécessité. Le commerce va donc entrer demain dans l'ère du loisir et de « l'expérientiel ».

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion