Intervention de Danielle Auroi

Réunion du 7 octobre 2014 à 16h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanielle Auroi, présidente :

Le 23 juillet dernier, j'évoquais devant vous les risques d'aggravation de la crise ukrainienne, suite au tir d'un missile contre un avion civil de la Malaysian Airlines. Alors qu'une précédente communication du 15 juillet reflétait nos espoirs d'améliorations de la situation, au retour de notre mission effectuée à Kiev et à Odessa début juillet, cet événement tragique nous faisait redouter le pire.

Il m'a donc paru important de faire un nouveau point aujourd'hui, en vous présentant les nouvelles évolutions importantes en cours depuis l'été.

Tout d'abord, s'agissant de l'enquête sur le tir contre l'avion de la Malaysian, la responsabilité directe de ce drame n'a pu encore être clairement établie. Certes un premier rapport a été rendu public le 9 septembre : il exclut la piste d'une erreur technique ou humaine et il en résulte clairement que l'avion a bien été abattu, par un équipement lourd.

L'a-t-il été suite au tir d'un missile sol-air de type Buk venant de Russie, comme certains experts le suspectent ? Une enquête complémentaire sera nécessaire avant la publication du rapport final attendu pour… l'été 2015. Il faut éviter l'oubli dans cette affaire et attendre ces résultats.

Mais l'été 2014 a été également le théâtre d'autres événements et évolutions.

Sur le terrain militaire, la situation s'est détériorée. Le risque est grand de se retrouver, en Ukraine comme dans d'autres États de la région, dans une situation de « guerre gelée ». Selon un rapport publié le 3 octobre par le Haut Commissariat pour les réfugiés, le nombre de tués dans la crise ukrainienne est maintenant estimé à environ 3600 personnes. Il convient de ne pas oublier non plus les « déplacés » dont le nombre, selon l'ONU toujours, s'élève à 800 000 ; le problème des réfugiés concerne également les populations de Crimée, il convient de le souligner.

L'affaire des « convois humanitaires » russes a entraîné des tensions supplémentaires. Finalement certains de ces camions ont pu entrer en Ukraine et livrer une partie de leur chargement, avant de repartir en Russie.

Par ailleurs des bombardements importants de l'artillerie russe ont eu lieu le long de la frontière, laissant aux séparatistes une zone tampon leur permettant de recevoir des livraisons. Les bombardements de zones habitées ont eu des « effets secondaires » : ils ont poussé dans le camp des séparatistes de nombreux habitants de la région et fait basculer une partie de ceux qui se disaient « neutres ».

Malgré les progrès de l'armée ukrainienne sur le terrain au début de l'été, Vladimir Poutine, en fournissant des renforts massifs à ses alliés séparatistes à partir de la mi-août, a réussi à mettre l'armée ukrainienne à genoux.

Cela n'est pas très étonnant : lors de notre mission en Ukraine, nos interlocuteurs nous ont à plusieurs reprises fait valoir que l'armée ukrainienne n'était pas assez équipée.

Le Président Porochenko a été contraint de signer un cessez-le-feu et un « accord de paix » le 5 septembre à Minsk, et à se désengager de la zone contrôlée par les rebelles. Officiellement il s'est déclaré très satisfait de cet accord, disant espérer qu'il constituera la base d'une solution pacifique au conflit. Il a du moins réussi ainsi à éviter la descente des séparatistes jusqu'à Marioupol, qui leur aurait ouvert un nouvel accès à la mer Noire, et il a évité la reprise de Slaviansk qui avait été durement reconquise le 5 juillet.

Ce cessez-le-feu a été violé à plusieurs reprises depuis son entrée en vigueur, révélant la fragilité de la situation sur le terrain. Il divise par ailleurs la classe politique : le Premier Ministre, Arseni Iatseniouk, affiche une attitude beaucoup plus radicale que le Président Porochenko. Il accuse Vladimir Poutine de vouloir « éliminer l'Ukraine en tant que pays indépendant » et demande la protection de l'OTAN.

Les divers représentants de l'Union européenne, s'ils ont salué cet accord, ont déclaré espérer qu'il sera un premier pas vers une solution politique durable, fondée sur le respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Mme Ashton a précisé en outre le 15 septembre que l'Union européenne continuait à condamner l'annexion illégale de la Crimée. Le Président Barroso a pour sa part souligné que les relations entre l'Union européenne et la Russie subiraient des dommages « irréversibles » si la question de l'Ukraine n'était pas résolue selon les principes internationaux, dans le respect de la souveraineté de l'Ukraine. L'Union européenne est dans une situation délicate de lisibilité : il est difficile pour elle de couper complètement les ponts avec la Russie.

Le Président Porochenko a consenti à cet accord pour des raisons militaires mais aussi politiques. En effet une échéance importante se profile, celle des élections législatives anticipées qu'il a annoncées pour le 26 octobre. Il a tout fait pour les obtenir, ce qui n'était pas évident au départ. Lors de notre mission en Ukraine début juillet, les conditions pour l'organisation de telles élections n'étaient pas remplies. C'est dans cette perspective que la coalition gouvernementale à la Rada s'est auto-dissoute le 24 juillet.

Le Président Porochenko espère bien sûr de ces élections une majorité solide qui le soutienne, pour en finir avec l'actuel Parlement qui l'empêche de mener à bien des réformes de fond, par exemple dans le domaine de la lutte contre la corruption. Or, les vagues de mobilisation qui ont envoyé sur le front de l'Est des soldats mal entraînés, mal équipés et qui sont morts en grand nombre ont entraîné, en l'absence de succès réels sur le terrain, de nombreuses critiques à son égard. Cela risquait de le mettre en difficulté à l'approche des législatives.

La situation a également évolué au regard de l'accord d'association Union européenneUkraine. Début juillet lors de notre mission – ainsi que nous l'avons rappelé dans notre communication du 15 juillet – la ratification de cet accord par la Rada semblait loin d' être acquise. Or le 16 septembre, le Parlement ukrainien, à l'unanimité des présents, et le Parlement européen ont ratifié, au même moment et en duplex, cet accord « historique » qui avait été fin 2013 à l'origine des événements de la place Maïdan. Formellement, il doit encore être ratifié par l'ensemble des États membres de l'Union, pour entrer en vigueur de façon définitive. Tant que ce processus ne sera pas achevé, l'accord d'association ne peut entrer en vigueur qu'à titre provisoire.

La ratification par la Rada concrétise bien sûr l'éloignement du giron de la Russie ; d'ailleurs Moscou a immédiatement rétorqué en annonçant un renforcement de son dispositif militaire « dans la zone de Crimée ». Cependant la veille, visiblement pour calmer Moscou, la Commission européenne a annoncé, à l'issue d'une réunion tripartite avec l' Ukraine et la Russie, que l'accord de libre-échange ne rentrerait pas en vigueur avant le 1er janvier 2016… et ce alors même que le Président Porochenko venait d'annoncer son entrée en vigueur le 1er novembre 2014.

Par lettre en date du vendredi 26 septembre, le Secrétaire d'État aux Affaires européennes, Harlem Désir, a saisi notre Commission d'une demande d'examen en urgence du texte autorisant ce report, inscrit à l'ordre du jour du Conseil du lundi 29 septembre et j'ai donc été amenée à autoriser la levée de la réserve parlementaire. Ce n'est en effet pas la peine de mettre la France en difficulté par rapport aux autres États de l'Union.

Ce report de quinze mois devra être mis à profit pour tenter de convaincre Vladimir Poutine que les produits européens qui entreront libres de droits en Ukraine ne se retrouveront pas systématiquement sur le marché russe, en y créant une concurrence déloyale. Lors des discussions qui ont eu lieu au cours de l'été entre l'Union européenne et la Russie, pour tenter de cerner les points de l'accord d'association qui pourraient poser problème, la Russie a en effet soulevé plus de 2 000 objections…

Dans un récent courrier adressé au Président Barroso, Vladimir Poutine a demandé à l'Union européenne de s'engager à amender l'accord d'association sur ces quelque 2 000 points. Le Président de la Commission européenne a en réponse réaffirmé sa disponibilité pour discuter des préoccupations russes, mais a exclu toute modification sur le contenu de l'accord. En outre il a, à cette occasion, mis en garde Vladimir Poutine contre d'éventuelles représailles commerciales visant l'Ukraine.

Dans l'intervalle, entre le 1er novembre 2014 et le 1er janvier 2016, le volet politique de l'accord entre donc seul en vigueur, mais la diminution anticipée et unilatérale des tarifs douaniers dont bénéficie l'Ukraine sur le marché européen jusqu'à fin octobre va être prorogée jusqu'au début 2016, ce qui n'est pas négligeable pour cette économie en pleine récession.

L'entrée en vigueur du volet politique concerne notamment des dispositions importantes du titre « Justice, liberté et sécurité » de l'accord, telles que celles relatives à la lutte contre la corruption et la criminalité. Simultanément une mission civile PSDC (EUAM Ukraine)va être mise en place pour réformer le secteur de la sécurité civile en Ukraine.

Je rappelle que notre commission a déposé le 10 juin 2014 un rapport d' information faisant le point sur les accords d'association avec l'Ukraine mais également avec la Géorgie et la Moldavie, et rappelant la politique de Partenariat oriental dans laquelle ces accords s'inscrivent. J'ai reçu récemment l'ambassadeur de Moldavie, lequel nous a fait part de l'évolution de l'opinion publique moldave qui maintenant redoute les réactions de la Russie.

Le Parlement ukrainien a par ailleurs voté, en même temps que la ratification de l'accord d'association, deux lois qui vont dans le sens de « l'accord de paix » conclu à Minsk début septembre :

– la première loi donne aux villes et villages sous contrôle rebelle la possibilité d'être administrés de façon autonome pendant un délai de trois ans. Les habitants de ces zones seront appelés à élire leurs dirigeants locaux au cours d'élections partielles qui auront lieu le 7 décembre ;

– une seconde loi prévoit une large amnistie pour les combattants des régions de l' Est, à l'exception de ceux qui ont commis des crimes de guerres (notamment meurtres, viols et actes de terrorisme). Devraient être ainsi exclus de cette amnistie les responsables de la destruction en vol du Boeing de la Malaysian, selon la presse ukrainienne.

Pour autant, l'avenir de ces mesures d'apaisement est loin d'être assuré, les séparatistes ayant d'emblée indiqué qu'ils rejetaient la proposition de plus grande autonomie et réclamaient leur indépendance. On est bien dans une situation bloquée.

Enfin, ce panorama de l'évolution de la situation en Ukraine depuis cet été serait loin d'être complet sans l'évocation des sanctions de l'Union européenne et de la livraison des Mistral.

Pour ce qui concerne les sanctions : le 29 juillet, les ambassadeurs de l'Union européenne se sont mis d'accord pour l'entrée en vigueur, à compter du 1er août, de sanctions à caractère économique visant la Russie, en lien avec les actions de celles-ci pour déstabiliser la situation dans l'Est de l'Ukraine. Elles ont une durée prévue de douze mois, avec une clause de révision au bout de trois mois, donc fin octobre.

Le 8 septembre le Conseil de l'Union européenne a adopté de nouvelles sanctions mais retardé leur entrée en vigueur, afin de laisser à la Russie un délai pour remplir les conditions définies dans les conclusions du Conseil européen du 30 août. Parmi celles-ci : le retrait immédiat des moyens et forces militaires russes en Ukraine, le contrôle de la frontière russo-ukrainienne par l'OSCE, la libération des citoyens ukrainiens emprisonnés illégalement en Russie.

En l'absence d'efforts de la Russie pour remplir ces conditions, ces sanctions complémentaires sont entrées en vigueur le 12 septembre. Il s'agit de sanctions dites « de niveau 3 », à fort impact économique.

Face à ce nouveau train de sanctions, Moscou a annoncé son intention de préparer de nouvelles mesures de rétorsion, notamment des restrictions aux importations de certaines voitures ou de produits de l'industrie légère. Une interdiction de survol de son espace aérien serait également à l'étude. Jusqu'à présent ces menaces n'ont pas été mises à exécution. On voit néanmoins à quel point certains États dont la France se plaignent des conséquences de la crise ukrainienne sur leurs exportations agricoles. D'autre part, un accord intérimaire a pu être négocié, visant à rétablir jusqu'en avril 2015 les flux de gaz russe vers l'Ukraine. Toutefois Moscou semble avoir inscrit certaines personnalités européennes sur une « liste noire » et a ainsi refusé récemment l'entrée sur le territoire russe à Rébecca Harms, co-présidente du groupe des Verts au Parlement européen. Cet incident a conduit le Président du Parlement européen à demander le 1er octobre à la Russie de publier le nom des personnes touchées par des mesures restrictives et de communiquer clairement les raisons pour lesquelles on leur interdit de rentrer dans le pays.

La Russie a fait savoir le 28 septembre, par son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, qu'elle ne changera pas sa position sur l'Ukraine sous l'influence des sanctions occidentales. Officiellement, elle prétend garder une position très réservée dans ce conflit, dont elle estime que la solution ne dépend pas d'elle puisque, répète-t-elle, elle n'apporte pas d'aide militaire aux séparatistes de l'Est ukrainien. Pourtant, bizarrement, du matériel russe a été saisi à plusieurs reprises par l'armée ukrainienne.

Parallèlement à la « montée en puissance » des sanctions européennes, la pression s'est accrue cet été sur la France pour qu'elle renonce à la vente des navires Mistral. Le Président François Hollande avait assuré fin juillet que la livraison du premier navire prévue fin octobre aurait bien lieu, mais que la livraison du second, prévue l'année prochaine, dépendrait de l'attitude de la Russie.

Le 3 septembre, il a annoncé sa décision de suspendre la livraison du premier Mistral, estimant que les conditions pour un tel accord n'étaient « pas à ce jour réunies ».

A l'occasion du sommet de l'OTAN le 4 septembre il a précisé ces conditions : il faudra notamment, outre le respect du cessez-le-feu dans l'Est de l'Ukraine, qu'un « règlement politique » soit trouvé à la crise. Mais « dès lors que les conditions seront réunies – c'est tout à fait possible aux mois d'octobre ou de novembre – les bateaux pourront être livrés » a nuancé le Président de la République.

Actuellement, la situation demeure toujours précaire sur le terrain de l'Est ukrainien : l'accord de cessez-le-feu du 5 septembre a entraîné une désescalade, mais non stoppé complètement les combats.

Le 24 septembre, le Premier ministre ukrainien a appelé à la tribune de l'ONU les Occidentaux, dont l'Union européenne, à ne pas lever leurs sanctions tant que l'Ukraine n'aura pas retrouvé « l'intégralité de son territoire ».

Depuis, les combats se sont poursuivis dans l'Est et le nouvel accord de cessez-le-feu n'a pu empêcher de nouveaux morts… L'Union européenne a donc décidé, le 30 septembre, de maintenir ses sanctions contre la Russie , en attendant le réexamen prévu le 31 octobre. Les populations civiles continuent à payer un lourd tribut : dix morts pour la seule journée du 1er octobre, où un obus est tombé à cinq mètres d'une école.

Ce week-end et hier lundi, la situation s'est encore aggravée : des tirs à l'arme lourde ont continué à retentir à proximité de l'aéroport de Donetsk, maintenant principal abcès de fixation de la guerre contre les pro-russes. En un mois de cessez-le-feu théorique, au moins 80 personnes, civiles et militaires, ont péri dans les combats. L'OSCE, chargée de surveiller le cessez-le-feu, a annoncé l'envoi des premiers drones chargés d'aider à repérer plus facilement les auteurs des violations de la trêve, chaque partie s'en rejetant les responsabilités.

Le règlement politique du conflit s'annonce encore plus difficile. Ainsi, alors que la loi votée le 16 septembre par la Rada prévoyait l'organisation d'élections locales le 7 décembre dans les zones de l'Est auxquelles est accordé un « statut spécial », les dirigeants des deux « Républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et de Lougansk ont annoncé leur intention de tenir leur propre scrutin le 2 novembre. Ils ont en outre annoncé que ces élections seront non seulement législatives, mais aussi présidentielles, soulignant ainsi qu'ils ne renonceront pas à leur revendication d'indépendance. Cela ressemble à ce qui s'est passé pour la Crimée.

Fin septembre également, le Président Porochenko a annoncé une stratégie prévoyant 60 réformes et programmes spéciaux, visant à ce que l'Ukraine puisse demander à l' Union européenne une adhésion dans six ans, soit en 2020. Il a simultanément annoncé que l' Ukraine allait renoncer prochainement à son statut de non-aligné, ce qui ouvrirait à terme la voie à son entrée dans l'OTAN. Il agite ainsi « le chiffon rouge » vis-à-vis de la Russie, avec les armes qui sont les siennes.

Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'indiquer devant notre Commission, la position officielle de la France est la suivante : il ne faut pas confondre l'association, à laquelle nous sommes favorables, avec l'adhésion.

Dans trois mois la Lettonie prend la présidence de l'Union et risque de nous questionner sur cette question de l'adhésion de l'Ukraine.

La signature de l'accord d'association ne doit pas être considérée comme un premier pas vers l'adhésion : il s'agit en fait de deux processus différents. Nous l'avons répété à nos amis ukrainiens, lors de notre mission du début juillet. Malheureusement une certaine confusion persiste sur ce point, favorisée – il faut bien le dire – par l'ambiguïté entretenue dès le départ par certains États membres. Il est clair qu'une meilleure concertation sur cette question au sein de l'Union européenne aurait été souhaitable.

Enfin, sur cette crise, il nous faut continuer à questionner les Russes pour bien montrer qu'on les questionne sans vouloir les mettre à l'écart.

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