Intervention de Isabelle Bruneau

Réunion du 7 octobre 2014 à 16h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaIsabelle Bruneau :

J'ai estimé nécessaire d'attirer sans tarder l'attention de notre commission sur un arrêt récent de la Cour de justice de l'Union européenne qui me semble poser des questions importantes et très sensibles du point de vue du dumping social et des délocalisations au sein de l'Union.

Il s'agit précisément de savoir si le droit de l'Union européenne permet à une personne publique d'imposer le respect du salaire minimal en vigueur sur son territoire à ses cocontractants qui exécutent le marché public sur le territoire d'un autre État.

Dans le cas qui fait l'objet de ma préoccupation, la Cour de justice a été saisie dans le cadre d'un renvoi préjudiciel en interprétation du droit de l'Union. Le requérant considérait que le fait d'imposer aux entreprises soumissionnaires l'obligation de verser un salaire minimum, applicable dans l'État où le marché est passé, aux salariés sous-traitants, exécutant le marché dans un autre État membre, était contraire au droit de l'Union. La Cour de justice a confirmé cette interprétation dans cet arrêt du 18 septembre 2014.

Quels étaient les faits dans le cas d'espèce ?

La ville de Dortmund avait passé un marché public de services d'un montant de 300 000 euros ayant pour objet la numérisation de ses archives d'urbanisme. Elle s'était placée dans le cadre d'un appel d'offre européen. Elle avait imposé au contractant et à ses éventuels sous-traitants le respect d'un salaire minimal égal à 8,62 euros de l'heure, ce qui est la règle en Allemagne, dans ce secteur économique. En Allemagne en effet, contrairement à une idée très répandue en France, de très nombreux secteurs économiques imposent le respect d'un salaire minimum, le plus souvent par la voie d'une convention collective. Rappelons par ailleurs qu'un salaire minimal légal national s'applique dans vingt-et-un des vingt-huit États de l'Union.

Une entreprise allemande, qui souhaitait concourir en faisant réaliser la totalité de ce marché en Pologne par des salariés rémunérés selon les conditions applicables dans ce pays (qui dispose d'un salaire minimum national), a contesté la légalité de cette obligation au regard du droit européen de la concurrence.

Nous sommes ici dans une situation particulière, dans la mesure où la réalisation de la totalité de la prestation, de nature numérique, a été prévue en dehors du pays qui organise l'appel d'offre.

À la lumière de son interprétation du droit de l'Union, la Cour se doit de rechercher un équilibre entre l'objectif de libre concurrence et la légitime protection des systèmes sociaux des États membres.

L'article 56 du traité prévoit que « les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de l'Union sont interdites à l'égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation ».

Ainsi, une première question d'interprétation du droit de l'Union peut être posée : l'imposition d'un taux de salaire minimal supérieur à celui en vigueur dans l'État membre où sont exécutées les prestations constitue-t-il des restrictions à la libre prestation des services ? En d'autres termes l'obligation de respecter le salaire minimum en vigueur dans le pays du donneur d'ordre représente-elle une charge économique supplémentaire de nature à rendre moins attrayante l'exécution des prestations dans ce pays ?

La Cour a répondu positivement à cette question en considérant que l'imposition de cette clause constitue « une charge économique supplémentaire qui est susceptible de prohiber, de gêner ou de rendre moins attrayante l'exécution de [la] prestation dans l'État membre d'accueil ».

Dès lors, une mesure telle que celle en cause au principal est susceptible de constituer une restriction à la libre prestation des services, et donc contrevient à l'article 56 du TFUE.

Cependant, la législation européenne des marchés publics permet l'insertion de « conditions particulières concernant l'exécution du marché », et en particulier de «considérations sociales ».

Ainsi, l'imposition d'un salaire minimal au niveau national peut « être justifiée par l'objectif de la protection des travailleurs (…) à savoir celui d'assurer que les travailleurs soient payés un salaire convenable afin d'éviter à la fois le « dumping social » et la pénalisation des entreprises concurrentes qui octroient un salaire convenable à leurs employés ».

La défense des droits sociaux a d'ailleurs récemment inspiré le droit dérivé européen, notamment l'article 26 de la directive 201418CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2014 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics, qui dispose que les pouvoirs adjudicateurs peuvent « exiger des conditions particulières […] visant notamment des considérations sociales et environnementales », mais précise aussi qu'elles ne sont applicables que « pour autant qu'elles soient compatibles avec le droit communautaire ».

Ces outils de protection contre les dumpings sociaux et environnementaux ont d'ailleurs été renforcés, sans être pleinement clarifiés, dans la réforme de l'encadrement européen des marchés publics. La directive 201424UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 a ainsi introduit une « clause sociale horizontale » permettant notamment aux pouvoirs publics d'exclure des marchés publics les offres « anormalement basses » en raison du non-respect des obligations environnementales, sociales ou de droit du travail.

En tout état de cause les textes en vigueur laissent à la Cour la responsabilité de continuer d'opérer un contrôle de « proportionnalité » entre l'ampleur des atteintes à la concurrence et l'objectif de sauvegarde des droits sociaux et du travail.

Dans l'arrêt qui nous occupe, la CJUE a considéré que, dès lors que le marché est exécuté dans un autre État, il était disproportionné d'imposer au contractant le respect de la réglementation nationale du donneur d'ordre.

En effet, selon cette dernière, l'obligation du respect du salaire minimal du pays à l' origine du marché public « priverait (…) les sous-traitants établis dans [un autre] État membre de retirer un avantage concurrentiel des différences existant entre les taux de salaires respectifs ». Ce qui, selon la Cour « va au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer que l'objectif de la protection des travailleurs soit atteint ».

En d'autres termes, la CJUE explique qu'une protection faible des salariés constitue « un avantage concurrentiel ».

Manifestement, je ne peux que constater que la position de la Cour n'est pas équilibrée et qu'elle favorise largement l'objectif de libre concurrence au détriment de la légitime protection des systèmes sociaux des États membres.

Aussi, l'interprétation du droit de l'Union à laquelle la Cour a procédé dans le cas qui nous attache aujourd'hui me paraît contestable. Elle appelle à mon sens de notre part une initiative claire visant à une modification des bases juridiques applicables à cette problématique.

Contrairement à l'interprétation faite par la Cour, en premier lieu, il n'est pas démontré que la rémunération d'un salaire minimum plus élevé que celui applicable dans le pays où est réalisée la prestation constituerait par essence un obstacle dirimant pour les entreprises soumissionnaires.

À l'inverse, il est évident que les entreprises établies dans le pays qui émet l'appel d'offre souffrent par définition d'un désavantage concurrentiel lorsqu'elles rémunèrent leurs salariés selon des niveaux très significativement supérieurs à ceux que l'on peut trouver ailleurs dans l'Union.

En second lieu, l'arrêt de la Cour est inquiétant car, compte tenu de l'évolution de nos économies et, en particulier, de la dématérialisation des échanges, de plus en plus de prestations soumises à des marchés publics pourront être entièrement réalisées en dehors des États qui les sollicitent. Je pense en particulier aux activités numériques, dont le poids dans la richesse nationale est croissant.

Le fait que ces prestations de service puissent être aisément délocalisées dans des pays dont les salaires minimums sont moins élevés, voire dans des États n'ayant pas de salaire minimum, constitue un risque d'aggravation du dumping social qui érode désormais des éléments décisifs de nos économies, et par conséquent tend à renforcer l'audience des populismes qui prospèrent sur le rejet démagogique de l'Europe.

En conclusion, il me semble que cette jurisprudence de la Cour peine à trouver un point d'équilibre entre l'objectif de libre concurrence et la légitime protection des systèmes sociaux des États membres. En effet, cette décision est de nature à attiser la course à des salaires toujours plus bas et pourrait conduire à une délocalisation accrue.

Il m'apparaît également que la législation européenne devrait davantage permettre aux personnes publiques d'utiliser les procédures de marchés publics comme vecteur à la mise en place des politiques de protections sociales ou environnementales.

Il me paraît souhaitable que les instances de l'Union européenne prennent en compte le cas de la sous-traitance vers des pays de l'Union qui n'ont pas de salaire minimum.

En tout état de cause, cette décision rappelle l'impératif pour l'ensemble des pays de l'Union de progresser vers un salaire minimum européen, modulé suivant les États membres, en fonction du coût de la vie.

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