Intervention de Amiral Bernard Rogel

Réunion du 8 octobre 2014 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Bernard Rogel, chef d'état-major de la marine :

omme les fois précédentes, je commencerai par faire le point sur l'actualité, riche en événements, des opérations permanentes, des opérations extérieures (OPEX) et de l'action de l'État en mer, ces dernières que j'appelle les opérations de protection et de sécurité, de la marine.

Les déploiements permanents de nos unités se poursuivent dans le cadre de la fonction stratégique « connaissance et anticipation ». Ces déploiements nous permettraient le cas échéant d'intervenir très rapidement sur une zone de crise.

La marine est très présente au large de la Syrie, en Méditerranée orientale et est en mesure de renseigner le Centre de planification et de conduite des opérations sur la situation en mer et à terre.

Dans le golfe de Guinée, l'opération Corymbe se poursuit dans un contexte d'épidémie Ebola et d'explosion de la piraterie. Nous avons recensé 169 attaques en 2013, contre soixante en 2010, et la tendance est toujours à la hausse en 2014. La mission se double désormais, à la suite du sommet de Yaoundé sur la sécurité dans le golfe de Guinée, d'une mission baptisée NEMO qui nous permet d'organiser une sorte d'université flottante avec les bâtiments de Corymbe. Avant chaque départ, nous demandons désormais à nos partenaires africains leurs besoins en formation et en entraînement. Cette opération vise à soutenir la montée en puissance de ces pays pour prendre en main leur propre sécurité maritime.

En mer Noire, la marine, dans le cadre des opérations de surveillance des théâtres d'opérations, déploie le bâtiment de renseignement Dupuy-de-Lôme, en alternance avec un autre bâtiment, la convention de Montreux ne nous autorisant pas à maintenir un bâtiment plus de vingt et un jours dans cette mer.

Avec l'opération Atalante et le golfe arabo-persique où elle maintient également une permanence, les moyens de la marine sont déployés sur quatre zones – cinq si l'on dissocie l'océan Indien du golfe arabo-persique –, alors que, je le rappelle, le Livre blanc n'en prévoyait que deux.

En ce qui concerne les OPEX, la marine participe à l'opération Barkhane au Mali, avec un avion de patrouille maritime et des commandos marine, qui accomplissent un travail formidable. Les Atlantique 2 sont désormais sollicités pour intervenir au-dessus de l'Irak, aux côtés des avions de l'armée de l'air, dans le cadre de l'opération Chammal. La frégate Jean Bart vient également d'appareiller. Certains s'interrogent sur la présence d'une frégate anti-aérienne dans une opération se déroulant à terre : il s'agit de collecter du renseignement et d'être capable, indépendamment, de contrôler des vols depuis la mer.

En Libye, fin juillet, il n'aura fallu que quelques heures aux frégates Montcalm et Courbet, appuyées de commandos marine, pour préparer et mener à bien l'évacuation de nos compatriotes, au nombre d'une quarantaine, ainsi que de sept Britanniques. Cette opération est symbolique à plusieurs titres. Tout d'abord, alors que le Livre blanc nous demande un élément national d'urgence (ENU), à sept jours, nous avons eu moins de vingt-quatre heures pour préparer cette opération impliquant la sécurisation d'une partie du port de Tripoli. Cela s'est fait, ensuite, avec le concours d'un drone américain. L'opération prouve donc à la fois que nous savons être réactifs face à une crise subite et que nous savons intégrer un dispositif international. Cette opération n'émarge pas au budget opérationnel de programme (BOP) OPEX, le théâtre libyen n'étant pas ouvert au sens administratif du terme.

La contribution de la marine aux missions de protection et de sécurité se poursuit. Cela passe par des missions de surveillance et d'intervention sur nos espaces de souveraineté, mais également plus loin de nos côtes. L'immigration clandestine par voie de mer explose. On a souvent tendance à regarder du côté de la Méditerranée, mais il ne faut pas oublier Mayotte. Nous sommes partie prenante de l'opération Frontex autour de l'Union européenne, avec l'opération Indalo : nous ne travaillons pas dans la même zone que les Italiens, mais en Méditerranée occidentale, et ce avec le concours apprécié des marines marocaine, algérienne et espagnole. Cela nous permet de détecter les migrants très près des côtes de départ et de les y renvoyer, grâce aux moyens des marines locales. Du côté de Mayotte, la marine, depuis le début de l'année, a arrêté ou porté assistance – car nous sommes plus souvent dans du sauvetage en mer que dans des missions de police – à plus de 1 700 migrants dans l'océan Indien.

La neutralisation d'engins explosifs fait également partie de nos missions : 2 000 engins explosifs ont été déminés au cours des huit premiers mois de l'année, alors que la moyenne était de 2 000 par an ces dernières années. Cette augmentation s'explique par les besoins croissants dus à l'arrivée en cours des industries hydrolienne et éolienne, et en particulier de l'extension du port de Cherbourg pour l'installation d'infrastructures de soutien aux industries éoliennes. On considère que 60 % de tous les engins jetés au cours des deux guerres mondiales sont toujours au fond de l'eau. Nous avons encore trouvé trois mines « historiques » devant Cherbourg cet été.

Dans le domaine de la lutte contre le narcotrafic, les saisies se poursuivent, en étroite collaboration avec la douane : 36 tonnes de stupéfiants ont été saisies en mer en deux ans. La dernière prise date de début septembre : un go-fast a été intercepté dans les Caraïbes par la frégate Germinal, nécessitant l'intervention d'un hélicoptère et de tireurs d'élite pour stopper l'embarcation, ainsi que de commandos marine pour s'en emparer.

En matière de police des pêches, la marine a dressé un peu plus de 400 procès-verbaux et dérouté trente-cinq bateaux en infraction. Nos espaces, vastes et poissonneux, suscitent la convoitise ; c'est particulièrement vrai en Guyane et dans le canal du Mozambique.

La marine agit également contre les menaces sur l'environnement : détection des pollueurs volontaires, surveillance des aires marines protégées, assistance aux bâtiments avant qu'ils s'échouent sur nos côtes. Ce sont des missions très importantes et je souligne à cet égard la pertinence des futurs programmes de bâtiments de soutien et d'assistance hauturiers (BSAH) et de bâtiments de surveillance et d'intervention maritime (BATSIMAR).

À l'heure où je vous parle, 6 000 marins sont en mer, quarante-cinq bâtiments sont déployés en opération, mission ou préparation opérationnelle, soit environ la moitié des bâtiments de surface et sous-marins en possession de la marine.

Je voudrais revenir un instant sur la fonction stratégique « connaissance et anticipation », qui concourt à la prévention des crises et est essentielle à la conduite des opérations des armées. L'appréciation autonome de situation est un prérequis ; les bâtiments de la marine y participent sur tous les théâtres. C'est un complément très utile aux moyens satellitaires.

En matière de coopération, la mission Bois Belleau conduite dans le golfe arabo-persique en collaboration avec les États-Unis, en début d'année, a été une grande réussite, tant dans le domaine de l'interopérabilité que de celui du recueil et du partage du renseignement.

Je voudrais également revenir sur les enjeux maritimes. Dans le monde actuel, il existe, au point de vue maritime, un paradoxe dans la présence concomitante d'un phénomène de maritimisation, d'interconnexion croissante des pays par les flux maritimes permis par la liberté des mers, et d'un phénomène de territorialisation des océans, c'est-à-dire d'établissement de nouvelles frontières en vue de protéger ou d'accaparer des ressources. Je ne sais pas aujourd'hui comment s'opérera l'équilibre entre les deux tendances, mais il est certain que la territorialisation créera des tensions en mer. Nous serons, du fait de notre immense zone économique exclusive (ZEE), un acteur de ce paradoxe. Je ne vois donc pas de fléchissement de l'activité de la marine dans les années à venir.

Les autres acteurs seront les grandes puissances qui ont compris les enjeux maritimes : la Chine, la Russie, l'Inde, le Brésil, qui toutes développent des programmes navals très importants. C'est ce que j'appelle la tectonique des puissances maritimes.

La Chine a construit une frégate tous les trois mois entre 2010 et 2013. On ne peut plus la considérer comme un simple acteur régional : c'est désormais un acteur mondial, dont la flotte fait des escales jusqu'au golfe arabo-persique, y compris en Iran, et qui déploie des sous-marins dans l'océan Indien, des frégates dans l'est de la Méditerranée. La Russie sera un autre acteur incontournable. Elle est en train de moderniser ses forces sous-marines, et est très présente en Méditerranée et en mer Noire. Dans ces pays, la marine est au service d'une véritable politique de puissance maritime qui leur permet à la fois d'affirmer leur statut sur la scène internationale et de contrôler des espaces maritimes étendus.

S'agissant du projet de loi de finances pour 2015, nous attaquons la deuxième annualité budgétaire de la loi de programmation militaire 2014-2019 (LPM). L'année 2015 est importante car elle préparera l'amorce de la remontée de l'activité à partir de 2016, comme prévu par la LPM.

Le PLF 2015 est parfaitement conforme à la LPM et au Livre blanc. Il est important qu'il soit pleinement respecté, car l'équilibre général reste fragile dans les trois domaines d'opérations stratégiques (au sens financier du terme) de l'entretien programmé du matériel – maintien en condition opérationnelle (MCO) –, des frais de fonctionnement et des équipements d'accompagnement.

En 2015, comme en 2014, le niveau des crédits de fonctionnement sera celui de la juste suffisance et contraindra de nouveau la marine à opérer des choix. Le niveau des crédits pour les équipements d'accompagnement est de nouveau en baisse, de moins 6 % ; cela appellera une gestion en BOP, c'est-à-dire un transfert d'argent, car nous sommes arrivés au plancher bas de ce dont nous sommes capables.

Je m'attarderai davantage sur les crédits de MCO. Le nombre de jours de mer de nos bâtiments ou le nombre d'heures de vol de nos avions dépend directement de nos capacités à régénérer le potentiel des unités à l'échéance des visites et arrêts techniques. En 2014, nous avons dû, compte tenu des contraintes budgétaires, revoir le plan d'entretien de nos bâtiments. L'activité s'est établie au même niveau que 2013, conformément à la LPM, qui prévoit une remontée à partir de 2016. Ce niveau, qui restera identique en 2015, est inférieur de 15 % aux normes de l'OTAN, ce qui n'est pas sans conséquences sur la tenue du contrat opérationnel et le maintien des compétences des équipages.

Ce niveau d'activité, de même que le suremploi de nos forces sur quatre théâtres d'opérations au lieu de deux, nous oblige à faire des choix en conduite. Nous avons remplacé l'Atlantique 2 à Dakar par un moyen moins performant afin de le déployer sur l'Irak et nous allons très probablement suspendre notre participation à l'opération Atalante afin de nous concentrer sur le golfe arabo-persique. Nous sommes dans ce que le Livre blanc appelle la « mutualisation ». Si ce suremploi devait perdurer, nous serions certainement conduits à des arbitrages plus douloureux, par exemple, abandonner un des quatre théâtres d'opérations.

En matière de préparation opérationnelle, l'entretien du socle des savoir-faire des équipages est maintenu a minima. Nous restons très vigilants sur l'entraînement de niveau supérieur. Tout dépendra de la réussite de la remontée en puissance, vitale pour nous, de l'activité en 2016.

C'est l'enjeu des autorisations d'engagement de 2015 dans le domaine du MCO. Elles sont importantes : cette année coïncide avec la conclusion de la renégociation à échéance, avec les industriels, de plusieurs de nos contrats d'entretien parmi les plus cruciaux. . Le but est de nous engager sur la durée afin de faire baisser les coûts annuels. Parvenus au bout de toutes les astuces d'optimisation possibles, nous n'espérons plus désormais que des gains de productivité industrielle.

Le respect de la LPM est indispensable pour les équipements, la marine poursuivant sa modernisation. Un certain nombre de matériels seront livrés cette année : la troisième frégate FREMM, la Provence – la quatrième, la Languedoc, est déjà sur l'eau, à Lorient –, quatre hélicoptères Caïman, quatre Rafale, deux avions de surveillance maritime Falcon 50 au standard marine, et le premier lot de missiles de croisière navals. Dans le même temps, des commandes seront passées pour l'acquisition de deux BSAH, la modernisation de onze Atlantique 2 et la remise à niveau d'une partie des télécommunications de la flotte.

Cette modernisation s'accompagne du désarmement d'un certain nombre de bateaux : le transport de chalands de débarquement (TCD) Siroco, le pétrolier ravitailleur Meuse, ainsi que le patrouilleur austral Albatros basé à La Réunion et les deux patrouilleurs de surveillance des sites Athos et Aramis dont le versement à la gendarmerie maritime est en cours d'étude. Par ailleurs, douze avions et hélicoptères, Super-Étendard, Lynx et Alouette, seront retirés du service actif. Cette réduction du format est conforme à la LPM et assumée.

Nous sommes désormais à flux tendus : en 2015, nous n'aurons pas un bateau de plus que le format LPM, et même un peu moins, ce qui provoque des réductions temporaires de capacité. Je serai donc extrêmement vigilant sur la livraison des nouveaux bâtiments et aéronefs.

Les opérations d'infrastructures pour la mise à niveau des ports d'accueil des FREMM et des Barracuda sont indispensables. On n'accueille pas à quai des bâtiments extrêmement modernes bourrés d'électronique comme on accueillait des bâtiments bien plus mécaniques. Sans les infrastructures à quai, nous ne parviendrons pas non plus à tenir le contrat opérationnel.

La richesse de la marine, c'est avant tout ses marins. La structure des ressources humaines de la marine est en train de changer, car il ne s'agit pas seulement de remplacer des frégates : les équipages eux-mêmes changent. C'est un grand défi pour la marine.

L'ensemble de la masse salariale de la marine sera transféré au secrétariat général pour l'administration (SGA). En dépit des difficultés rencontrées avec le logiciel LOUVOIS, la marine s'est montrée vertueuse en maîtrisant trois ans de suite sa masse salariale, sans dépassements, ce qui a été souligné par la Cour des comptes. Cette maîtrise a été rendue possible par des mesures courageuses, et acceptées, notamment la sincérisation des primes. Il faudra qu'il en soit tenu compte.

L'année 2015 sera une nouvelle année de réduction des effectifs. La marine a effectué depuis longtemps sa réorganisation territoriale et est désormais concentrée sur deux emprises principales, Toulon et Brest, où sont stationnés 75 % des marins. La déflation prévue pour le BOP marine, conformément au Livre blanc, est de 1 800 personnes sur la période 2014-2019. Je souhaite vivement que cette facture ne soit pas dépassée, afin que le maintien des compétences, donc le format, donc le contrat opérationnel, ne soient pas mis en danger.

En conclusion, le projet de loi de finances pour 2015 s'inscrit strictement dans le cadre de la LPM. Il permettra à la marine d'engager comme prévu une remontée de l'activité à partir de 2016. La motivation et les compétences de nos équipages seront ainsi maintenues. À l'instar du chef d'état-major des armées, j'appelle donc de tous mes voeux le respect de la LPM et du PLF.

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