Intervention de Jean-Noël Tronc

Réunion du 8 octobre 2014 à 10h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Jean-Noël Tronc, directeur général de la SACEM :

Merci messieurs les présidents. Si je m'occupe aujourd'hui de la culture, j'ai commencé ma carrière dans une entreprise américaine d'informatique – Accenture –, puis j'ai travaillé, entre 1995 et 1997, sur les questions de régulation de l'Internet au Commissariat général du plan. De 1997 à 2002, j'ai été le conseiller du Premier ministre en matière de développement de l'Internet et des nouvelles technologies en France. J'ai ensuite passé cinq ans dans les télécommunications, occupant les fonctions de directeur général d'Orange France, qui vendait alors 5 millions de téléphones portables par an. Enfin, durant les trois années qui ont précédé mon arrivée à la tête de la SACEM – qui est également la société des poètes et des auteurs de doublage et de sous-titrage –, j'ai dirigé les activités de Canal+ à l'international. Ayant lancé Canal+ au Vietnam, l'ayant dirigé en Pologne et en ayant développé les activités en Afrique – qui compte plus d'un million d'abonnés à un bouquet de chaînes françaises, francophones et internationales –, j'ai pu constater le décalage entre le discours décliniste tenu en Europe sur la question de l'exception culturelle et la situation dans le reste du monde – en Chine, au Quatar, au Nigeria – où des pouvoirs publics volontaristes et protectionnistes s'appuient sur leurs industries culturelles pour en faire un moyen de conquête et de développement, et pas seulement économique.

Je voudrais me concentrer sur trois messages principaux qui concernent les rapports entre industries culturelles et industries numériques, la question des modèles économiques et celle du financement et de la régulation.

Nous nous trouvons aujourd'hui à la croisée des chemins : à peine constituée, la nouvelle Commission européenne – où le droit d'auteur et le numérique sont confiés, pour la première fois de façon conjointe, au commissaire allemand Günther Oettinger – a annoncé qu'elle souhaitait « remettre à plat » et « moderniser » le droit d'auteur. Je m'associe pleinement au coup de colère poussé à cette occasion par notre grand cinéaste Bertrand Tavernier. Immatériel, le droit d'auteur représente à la fois une notion moderne qui n'a cessé de s'adapter et la clé de voûte de tout un secteur économique. En pilotant l'avenir les yeux fixés sur le rétroviseur, l'UE fait preuve d'aveuglement : non seulement ce ne sont pas les barrières du droit d'auteur qui, comme le suggère le président Juncker, empêchent l'apparition d'un Google ou d'un Samsung européen, mais le passé récent montre que c'est par défaut de normes, de standards et de politique industrielle que l'Europe a laissé démolir, brique par brique, ses industries des télécommunications, de l'informatique et de l'électronique. Ainsi l'industrie des télécommunications a-t-elle été tuée par la surenchère des licences 3G : ne s'étant pas donné la peine de mener une politique industrielle dans ce domaine, Bruxelles a accepté que les Chinois imposent leurs propres standards de téléphonie mobile, signant l'arrêt de mort d'Alcatel. Plus récemment, lorsque j'ai négocié la licence SACEM avec Netflix, comme j'ai négocié auparavant avec YouTube, j'ai constaté l'extraordinaire disproportion dans le rapport des forces mais également le peu de soutien dont nous bénéficions de ce côté-ci de l'Atlantique.

Plusieurs exemples illustrent ce constat. Ainsi dans la bataille entre Amazon et Hachette – qui mobilise des écrivains –, Amazon cherche-t-il à abuser de sa position économique dominante et de son pouvoir de marché pour imposer ses propres conditions.

La « Google Lex » – la loi la plus intelligente votée en Europe depuis plusieurs années, qu'Angela Merkel a fait adopter à la majorité des deux-tiers de la grande coalition – visait à résoudre la contradiction entre deux directives européennes de 2001 : celle sur le droit d'auteur, qui reconnaît pleinement que celui-ci, ainsi que les droits voisins, s'appliquent à l'Internet, et celle sur le commerce électronique qui met certains acteurs – dits intermédiaires techniques de l'Internet – à l'abri de toute forme de responsabilité, y compris économique. Or cette loi n'est aujourd'hui pas appliquée en Allemagne parce que Google – qui détient 96 % de parts de marché et a par conséquent « droit de vie et de mort » sur n'importe quel acteur économique – a menacé de dé-référencer les éditeurs qui exigeraient de voir leurs droits honorés. À ce propos, en tant que directeur général de la SACEM, j'ai signé dans Les Échos une tribune commune avec Roland Héguy, président de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH), qui fait face au même problème : alors que les sites américains de réservation hôtelière tels que TripAdvisor détournent entre 15 et 20 % de la marge, un hôtelier qui ose protester se voit menacer de dé-référencement – qui équivaut aujourd'hui à la mort économique. Il est donc temps que les Européens instaurent une régulation qui, sans être ringarde ou protectionniste, se montre au moins aussi franche et ambitieuse que celle qu'ont mise en place les Américains, les Chinois ou les Coréens.

Enfin, j'ai négocié avec YouTube sur l'utilisation du répertoire de la SACEM et de celui de l'éditeur de musique Universal. Aux termes de l'accord conclu, lorsqu'un consommateur clique sur une vidéo de notre répertoire – et à condition que YouTube nous en informe correctement, ce qui est rarement le cas –, nos outils informatiques nous permettent de verser à nos membres 4,8 % du chiffre d'affaires publicitaire de YouTube – un taux proche de celui que paient des grands médias. C'est un bon taux, même s'il est peu rémunérateur. Cette négociation – que nous avons menée dans le cadre du marché international du disque et de l'édition musicale (MIDEM) à Cannes, en 2013 – a elle aussi pris la forme d'une épreuve de force. Mécontent du cours des discussions, YouTube a menacé d'arrêter la diffusion de publicité sur les vidéos musicales, cherchant à dresser les maisons de disques contre les auteurs, compositeurs et éditeurs que je représente. Cette tentative n'a pas abouti et l'accord a finalement été signé. L'incident montre pourtant la permanence du rapport de forces ; si le législateur européen ne prend pas garde, nous serons balayés sous l'effet conjugué de la puissance des acteurs économiques qui nous font face et d'une régulation qui nous handicape.

Une des erreurs des acteurs de la culture – publics ou privés, à but lucratif ou non, qui participent tous à la création de valeur et d'emplois – a été de ne pas se compter. La SACEM est quant à elle une société coopérative, de droit privé donc, mais à but non lucratif. C'est pourquoi, en partenariat avec plusieurs organismes, nous avons décidé de mesurer ce que pèse l'ensemble des industries culturelles et créatives dans notre pays, en suivant les méthodes de calcul de la Commission européenne. En effet, l'étude réalisée par les deux inspections générales que le président Bloche a évoquée se fonde sur les chiffres de la valeur ajoutée ; quel que soit l'intérêt de cette technique, la bataille devant être menée à Bruxelles, mieux vaut adopter l'approche bruxelloise par le chiffre d'affaires. Si l'on se limite aux activités centrales de la filière, les dix secteurs concernés – arts graphiques et plastiques, cinéma, jeu vidéo, livre, musique, presse et magazine, radio, spectacle vivant, publicité et télévision – pèsent 61 milliards d'euros, soit plus que l'industrie automobile, le luxe ou la défense. En y ajoutant les activités indirectes, on en arrive à 75 milliards d'euros et 1,2 million d'emplois en France. Contrairement au secteur hôtelier, au BTP ou à l'agriculture, les industries culturelles attirent massivement les jeunes ; tous ne veulent pas être artistes, mais les juristes ou les diplômés des écoles de commerce acceptent des salaires un peu moindres pour bénéficier du surcroît de sens qu'apporte le travail dans ce secteur – choix que j'ai effectué moi-même. La plupart de ces emplois sont largement non-délocalisables ; ainsi, lors d'une tournée, pour deux ou trois artistes sur scène, cinquante à cent personnes s'occupent de la sécurité, de l'éclairage, du son ou des repas. Enfin, ces secteurs gardent un potentiel de recrutement et d'emplois.

Les chiffres mis en lumière par ce panorama nous ont fortement surpris, tant le secteur de la culture sous-estimait son poids. Critiqué et soupçonné de vivre de subventions, notre secteur est pourtant moins aidé que certains autres ; en tant que conseiller du Premier ministre, j'ai ainsi constaté que l'on pouvait aménager très coûteusement les infrastructures publiques pour permettre à une grande entreprise de fabriquer en France plutôt qu'ailleurs un équipement aéronautique. Ces pratiques me semblent normales et souhaitables – nos voisins non européens n'hésitent pas à soutenir leurs champions –, mais les industries culturelles n'ont pas à rougir des politiques de soutien dont elles bénéficient. Si certains dispositifs doivent être aménagés, d'autres – tels que la TVA à taux réduit pour le livre ou le spectacle vivant, le soutien indirect au cinéma à travers le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), les obligations de production ou de diffusion et même la régulation de l'offre – ont fait leurs preuves, et c'est à l'aune de cette efficacité qu'il faut les juger. Ainsi, sans remettre en question la diversité des musiques qui passent sur nos ondes, les quotas radio – qui visent les oeuvres francophones et promeuvent 50 % de nouveaux talents – font de la France le seul pays d'Europe où la plus grande part de la musique produite et diffusée est nationale. Notre dispositif général de régulation se montre donc efficace et pertinent, d'autant que du point de vue économique, la culture représente une industrie de l'offre : en matière de musique, on écoute ce que l'on entend, et si l'on n'entend plus certains genres de musique, on ne les écoutera plus. Ne nous étonnons pas, alors que la place accordée par certaines chaînes de France Télévisions aux émissions de musique a été divisée par deux en dix ans, que le secteur ait du mal à promouvoir ses artistes et à faire découvrir des jeunes talents.

Le panorama des industries culturelles et créatives sera réalisé tous les deux ans – le prochain interviendra donc en 2015 – et en collaboration avec des partenaires publics tels que l'Institut national de l'audiovisuel (INA), le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et le CNC, afin de ne réaliser qu'une seule enquête. Par ailleurs, au mois de novembre prochain, sera publiée une étude européenne. Menée par les mêmes familles d'acteurs, elle couvrira les mêmes secteurs et montrera que les industries culturelles et créatives en Europe représentent un peu plus de 4 % du PIB et 7 millions d'emplois, se situant juste après le BTP et au même niveau que l'hôtellerie et restauration. Dans tous les secteurs culturels, l'Europe compte des leaders mondiaux : Bertelsmann en Allemagne, Mondadori en Italie, Prisa en Espagne, Electronic Arts au Royaume-Uni, etc. Il n'y a donc pas d'exception française.

Le déclin que l'Europe a subi – et pour une part produit – en matière d'industries informatiques et de télécommunication m'apparaît irréversible. Où sont aujourd'hui les grandes marques d'il y a dix, vingt ou trente ans, telles qu'Alcatel ou Sagem ? À mon arrivée chez Orange, en 2002, alors que nous vendions 5 millions de téléphones portables par an, une seule des dix marques les plus vendues, Motorola – rachetée à la casse par Google il y a un an et demi –, n'était pas européenne. Quand j'ai quitté Orange en 2007, nous ne vendions plus qu'une seule marque européenne : Nokia, rachetée par Microsoft il y a un an. Avant même l'arrivée d'Apple, le marché était dominé par LG, Samsung et BlackBerry. Dans l'électronique, Thomson, Goupil, Ericsson, Nokia, Amstrad, Sinclair, Philips peuplent aujourd'hui le cimetière des marques industrielles européennes. Dans le match entre le numérique et la culture, l'heure est grave. Côté entreprises, les acteurs dominants sont planétaires et extra-européens : l'UE ne compte aucun fabricant de tablettes, de téléphones portables ou d'ordinateurs. Côté usages, on s'attaque aux dispositifs de régulation les plus évidents, qui permettent de compenser le déséquilibre industriel, tels que la rémunération pour copie privée. Cette invention allemande vise à tenir compte de l'exception au droit d'auteur qui permet aux consommateurs de copier les oeuvres et aux industriels qui vendent des appareils de copie de s'enrichir ; en échange, une portion modique du produit de ces ventes rémunère les ayants droit dont les créations sont ainsi copiées sans leur autorisation. Il y a trois ans, nos voisins espagnols ont supprimé ce système au terme d'une tentative infructueuse de le remplacer par un impôt. Le préjudice pour les auteurs a été évalué à 5 millions d'euros. Les importateurs espagnols de matériel avaient promis que sa disparition générerait de l'emploi et une baisse des prix des matériels. Depuis, pas une usine n'a été créée en Espagne ; quant aux prix, en recevant le Premier ministre à la SACEM au mois de juillet dernier, je lui ai montré que les tarifs de vente du dernier Samsung S5 et de l'iPhone en Espagne étaient 8 % plus chers qu'en France.

L'exemple espagnol montre que même des outils comme la copie privée – qui cherche à corriger une petite partie du transfert de la valeur – font en Europe l'objet de doutes existentiels. Plutôt que d'affaiblir et de remettre en cause le droit d'auteur, nous devrions renforcer les dispositifs qui se montrent efficaces pour soutenir des secteurs, publics et privés, capables de répondre à la triple problématique de la quête de sens de nos concitoyens, de l'emploi des jeunes et du rayonnement de la France et de l'Europe, y compris en matière d'exportations.

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