Les nombreuses questions qui m'ont été posées concernent trois thèmes : l'étude que je vous ai présentée, la gestion collective dans le cadre du modèle très méconnu de la société de perception et de répartition des droits (SPRD) – que j'ai moi-même découvert en arrivant à la tête de la SACEM – et enfin la politique publique. Sans prétendre à une approche programmatique, mais croyant aux vertus de la coopération entre acteurs publics et privés, j'essaierai de formuler quelques suggestions dans ce dernier domaine, en me concentrant sur la question centrale du transfert de la valeur qui aboutit à la captation croissante d'une partie des richesses par certains secteurs industriels. Il est en effet frappant de constater à quel point la consommation des ménages s'est déformée depuis une trentaine d'années : on considère désormais que 8 ou 9 euros par mois pour un accès illimité à des offres massives de musique ou de vidéo à la demande représentent un montant élevé, mais personne ne s'étonne du prix des iPhones, tablettes et consoles de jeu, qui valent plusieurs centaines d'euros…
Madame Genevard, les partenaires de France Créative ont décidé de faire mener l'étude par une entreprise externe, choisie au terme d'un appel d'offres – garantie de son objectivité –, le cabinet EY s'engageant sur les chiffres qu'il publie. L'article que vous avez évoqué critiquait l'approche par la valeur ajoutée qui nous avait justement parue trop large ; celle par le chiffre d'affaires – qu'utilise EY – nous semble plus stricte et moins contestable. Mais toute étude est susceptible d'amélioration.
Pour l'étude de 2015, nous avons souhaité approfondir deux thèmes, et avant tout celui de l'emploi qui, vous l'avez souligné, est souvent précaire dans notre secteur. Si certaines affirmations d'une note vieille d'une vingtaine d'années sur « la préférence française pour le chômage » restent hélas pertinentes aujourd'hui, les industries culturelles comptent dans leurs rangs des personnes qui veulent absolument créer, y compris au prix d'une extrême précarité. Celle-ci est inhérente à certains métiers artistiques, mais l'on doit trouver un moyen de la pallier par un minimum de protection sociale. Un auteur compositeur ne bénéficie d'aucun salaire ; n'ayant pas accès à l'intermittence – incarnation de la flexi-sécurité dont on nous vante les mérites dans le modèle scandinave –, il perçoit des revenus éminemment variables. Lorsqu'on s'apprête à éditer un album avec de grands chanteurs, on sollicite des auteurs et compositeurs pour écrire et composer, et on les met en concurrence. Tous ceux dont la musique ou les paroles de chanson ne seront pas retenues ne recevront rien ; les autres ne toucheront un revenu que si leur création a du succès et qu'elle est diffusée.
La SACEM comptait 153 000 membres au 31 décembre 2013 et enregistre 4 000 nouveaux membres par an – preuve s'il en est de l'extraordinaire modernité de ce modèle – et répartit chaque année des droits à quelque 50 000 de ses membres. Les frais de gestion de la SACEM tournent autour de 15 % de ses perceptions : sur 100 euros que nous collectons, nous arrivons à en répartir 85. On peut toujours faire mieux, et nous nous battons pour essayer de diminuer les frais, mais nous faisons face à des enjeux de modernisation et à des nécessités d'investissement informatique considérables. En effet, le modèle dépend en partie de l'existence d'un réseau qui permet de collecter les droits d'auteur.
La prochaine étude se concentrera également sur les territoires. L'un des atouts du secteur culturel – comme de celui de l'hôtellerie et de la restauration – est d'être implanté localement. La France célèbre ses grands ingénieurs, ses grandes industries, ses grandes entreprises publiques ou privées, mais la PME, la TPE et l'entrepreneur individuel restent souvent négligés. Or notre domaine se caractérise par une immense fragmentation. Depuis sa fondation sous la Deuxième République, le 28 février 1851, la SACEM compte deux tiers d'auteurs et compositeurs (qui sont parfois aussi des interprètes, comme Alain Chamfort) et un tiers d'éditeurs de musique – chefs d'entreprise qui dirigent le plus souvent des TPE. L'étude à venir me paraît donc très utile et je me réjouis de notre convergence sur ce sujet avec le ministère de la culture et nos partenaires publics.
L'étude européenne devrait également contribuer à changer le regard sur ce secteur. Elle montrera que les industries culturelles en Europe emploient entre 7 et 7,5 millions de personnes, le secteur suivant parmi les technologies de l'information – les télécommunications – se plaçant très loin derrière ; quant à Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) dont on parle si souvent, ils n'apparaissent même pas dans la statistique tellement ils créent peu d'emplois.
S'agissant de la gestion collective, la journée portes ouvertes du 20 juin 2014 nous a donné l'occasion de livrer un véritable effort de pédagogie et de lever beaucoup de malentendus sur notre rôle. Je me suis moi-même rendu en Mayenne, à l'invitation du député Yannick Favennec – souvent critique à l'égard de la SACEM – pour m'exprimer devant une centaine de responsables de petites associations. Pour commencer, « société de perception et de répartition de droits » (SPRD) étant un terme abstrait et technique, nous avons expliqué ce qu'était une société d'auteurs : ni lobby, ni simple association, ni maison des auteurs, c'est une entreprise privée exerçant un métier particulier, une coopérative au sens de l'économie sociale et solidaire – ce que l'alliance coopérative internationale définit fort justement comme « une association autonome de personnes volontairement réunies (…) au moyen d'une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé démocratiquement ».
Parmi les trois fonctions d'une coopérative, la première est le pouvoir de négociation économique. La SACEM a été créée parce qu'un auteur et deux compositeurs ont refusé de régler leurs consommations au café-concert Les Ambassadeurs, sur les Champs-Élysées, où l'artiste sur scène chantait leur musique ; au patron qui les a rattrapés, l'un d'entre eux a dit : « Monsieur, vous ne payez pas pour ma musique ; je ne paie pas pour ma consommation ». Au bout de trois ans de procès, devant l'ampleur des frais, ils se sont tournés vers l'éditeur Jules Colombier qui a réglé la facture. Les juges ont fini par reconnaître les droits des auteurs à leur rémunération ; depuis lors – et aujourd'hui plus que jamais –, le droit d'auteur renvoie à un modèle économique simple où l'utilisation à son bénéfice d'une création, fût-elle immatérielle, implique de rémunérer le créateur, celui-ci pouvant également s'opposer à la copie de ses oeuvres. La SACEM – que ses créateurs ont d'abord envisagé d'appeler Syndicat des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique – négocie avec l'Association des maires de France (AMF), les syndicats des discothèques et d'autres partenaires, signant des protocoles porteurs d'obligations réciproques. Notre obligation consiste à simplifier la vie des utilisateurs du répertoire de nos membres : je vous indique notamment que, pour faciliter l'action du secteur associatif, nous allons diviser le nombre de nos barèmes par trois et étendre la forfaitisation aux associations qui portent la vie culturelle dans les petites communes.
Une coopérative assure également la mise en commun des moyens et une économie d'échelle. Même le groupe Daft Punk – le plus grand succès mondial de la musique en 2013 et membre de la SACEM depuis 2002 – a du mal à négocier efficacement avec une partie des utilisateurs de son oeuvre. La sécurité juridique et sociale fait également partie des services que nous rendons à nos membres. Enfin, le financement collectif permet de nous équiper en matériel très coûteux, en particulier une informatique d'une extrême puissance qui gère des milliards d'information. Plus de 80 % des sommes réparties à nos membres le sont sur la base de l'oeuvre réelle – ce qui a été réellement joué ou diffusé à la télévision ou à la radio.
Enfin, de même qu'une coopérative agricole assure la collecte locale de la production et permet aux agriculteurs individuels d'exporter, la SACEM collecte les droits pour ses membres et en réalise l'intégration dans un réseau de distribution. Nous collectons également pour d'autres, via des accords de représentation. Ainsi, lorsque Rihanna fait une tournée en France, ce sont nos équipes qui collectent des droits ; ceux de Rihanna étant gérés par la société américaine BMI, nous y envoyons les sommes récoltées pour qu'elles lui soient versées. La réciproque s'applique lorsqu'un de nos membres fait une tournée hors de France ; aussi environ 10 % des droits que nous collectons pour nos membres viennent-ils de l'étranger.
J'en viens à la question de notre contrôle. Ayant dirigé des entreprises privées et travaillé quelques années pour l'État, je peux affirmer qu'aucune entreprise ni aucun organisme public en France ne sont autant contrôlés qu'une société d'auteurs. En tant que société privée, nous sommes soumis au contrôle d'un commissaire aux comptes qui, chaque année, devant notre assemblée générale, rend son avis indépendant sur la sincérité de nos comptes. Nous sommes également contrôlés chaque année par la commission de contrôle des SPRD de la Cour des comptes ; peu d'organismes publics font l'objet d'une telle attention ! Lorsque nous voulons modifier nos statuts, nous sommes tenus de soumettre les changements au ministère de la culture. Depuis 2011, toutes nos aides à l'action culturelle – ligne par ligne, bénéficiaire par bénéficiaire, montant par montant – sont transmises à l'Assemblée nationale et au Sénat ; elles figurent également sur notre site Internet. Nous avons même créé il y a trois ans un site spécial – monprojetmusique.fr – qui répertorie tous les programmes d'aide du secteur, y compris ceux des collectivités locales partenaires de cette opération. Comme tout organisme privé, nous faisons évidemment l'objet de contrôles ponctuels des URSSAF et des administrations fiscales ; nous menons enfin un contrôle interne. En assemblée générale, chaque année, les membres de la SACEM – qui ont tous un droit de vote – élisent une commission des comptes composée d'auteurs, de compositeurs et d'éditeurs, qui se réunit toutes les semaines pour éplucher les factures et qui n'a de comptes à rendre ni au conseil d'administration ni au directeur général. Par ailleurs, les salaires des cadres – le mien et celui des membres de mon comité de direction – sont fixés par un comité des rémunérations indépendant qui comprend des personnalités extérieures. Nous avons également créé une direction d'audit et de contrôle interne. La SACEM est donc réellement une coopérative autogérée. Ce fait reste trop peu connu ; à nous de l'expliquer de manière plus systématique.
La SACEM ne bénéficie d'aucun monopole. Aujourd'hui, lorsqu'on compose une musique, rien n'oblige à faire payer pour son utilisation, un créateur pouvant diffuser gratuitement son oeuvre sur Internet. Ayant, en tant que conseiller du Premier ministre, bataillé pour la diffusion des données publiques libres de droits telles que le Journal officiel, je salue la formidable libération de l'obstacle à la diffusion que représente la promotion de la culture sur Internet. Je voudrais donc, madame Attard, contredire l'idée selon laquelle les industries culturelles seraient par nature opposées aux technologies : deux siècles d'histoire nous montrent au contraire que les créateurs ont été les premiers à prendre en charge l'innovation. Jean-Michel Jarre utilisait des ordinateurs quand les geeks n'étaient même pas nés. Dans une conférence récemment donnée à Bruxelles, Wally Badarou – un de nos administrateurs – a énuméré toutes les générations de l'informatique avec lesquelles il a travaillé. Une bonne partie des créateurs sont par nature à l'avant-garde de la modernité.
En prenant les rênes de la SACEM, je fus d'ailleurs surpris de découvrir que la première licence que la société a signée en matière d'Internet – avec le premier site de diffusion légale de musique, mp3france.com – datait de 1999. Depuis l'apparition d'iTunes, puis de Deezer et de Spotify, nous avons signé des licences paneuropéennes pour l'utilisation de notre répertoire sur plus de cent territoires, bien au-delà de l'UE. Aujourd'hui, plus de 250 licences numériques couvrent la totalité de l'offre légale. Celle-ci – j'en conviens – ne s'est développée que progressivement mais aujourd'hui, plusieurs études montrent que la grande majorité de la consommation musicale sur Internet passe par des sites légaux.
Ainsi YouTube – pourtant un site de streaming – constitue-t-il la première source de téléchargement légal de la musique, grâce aux petits logiciels gratuits permettant de télécharger le son à partir d'une vidéo. La source étant licite, cette pratique relève d'un acte de copie privé – ce qui n'est le cas ni des copies illicites ni de celles à usage professionnel –, même si la licence que la SACEM signe avec YouTube porte uniquement sur l'écoute en streaming. Ainsi, contrairement à ce que suggère le rapport Lescure, loin de faire disparaître la copie privée, le streaming en élargit le champ, y faisant tomber 80 % de la musique téléchargée sur Internet de manière légale.
Un créateur peut choisir de diffuser gratuitement ses oeuvres sur Internet ou de passer par la gestion collective, de même qu'un agriculteur, devant la difficulté à vendre directement son lait à un grand distributeur, peut faire appel à une coopérative. En vertu des dispositions introduites par la Commission européenne dans les années 1970, un artiste qui adhère à une société d'auteurs peut choisir de n'y apporter que certaines catégories de ses oeuvres. Certains sociétaires nous confient ainsi leurs droits pour la France, mais pas pour le monde ; pour l'exploitation dans les cafés, hôtels, restaurants, coiffeurs et petites associations, mais pas pour les concerts. Le développement systématique de ce phénomène d'écrémage dans lequel les droits les plus rentables sont prélevés directement, le reste étant confié à la SACEM, menace d'ailleurs le modèle de la société d'auteurs.
Jusqu'à aujourd'hui, le cadre légal européen a toujours cherché à garder un équilibre entre la liberté du créateur et l'efficacité du système de la société coopérative. Dans quelque temps pourtant, vous devrez vous prononcer sur la transposition d'une directive de 2014 qui a créé un nouveau cadre de régulation commun à toutes les SPRD d'Europe – un texte qui me paraît dément. En dix ans, le Parlement européen aura créé deux systèmes de régulation dédiés : un pour les banques – responsables de la perte de quelques centaines de milliards d'euros pour le contribuable – et un autre pour les sociétés d'auteurs – groupements de gestion collective à but non lucratif qui visent l'équité. Tous les membres de la SACEM – de la plus puissante des sociétés mondiales de la musique au plus humble compositeur dont quelques oeuvres sont jouées localement – bénéficient des mêmes avantages et devoirs et des mêmes barèmes de rémunération. En proposant des mesures aberrantes et difficiles à mettre en oeuvre, la régulation imposée par Bruxelles remet ce système en cause.
Un auteur qui souhaite bénéficier du système de gestion collective s'inscrit à la coopérative de son choix. La SACEM compte ainsi 17 000 membres étrangers ; à l'inverse, certains de nos grands membres français font également partie de sociétés d'auteurs d'autres pays. Pierre Boulez par exemple est adhérent de la Gesellschaft für musikalische Aufführungs- und mechanische Vervielfältigungsrechte (GEMA) en Allemagne ; l'éditeur Wagram utilise, pour certains droits, la Société d'Auteurs Belge – Belgische Auteurs Maatschappij (SABAM). Nous sommes donc soumis à une forte concurrence. En ce moment, on voit fleurir des offres dont les publicités cherchent à associer la SACEM au fisc, mettent en avant notre prétendue opacité et notre cherté, et annoncent répartir 50 % des sommes récoltées aux compositeurs adhérents ; la SACEM – qui en répartit 85 % – doit donc travailler sur son image.
Les membres d'une société d'auteurs possèdent chacun une voix et participent à la gouvernance de l'organisme. Il y a quelques années, pour empêcher la professionnalisation des administrateurs permanents, le conseil d'administration de la SACEM a limité le mandat à trois ans suivis d'un an d'inéligibilité. Je vous invite à découvrir ce modèle de gouvernance que nous devons impérativement mieux faire connaître. À l'occasion de la journée portes ouvertes que nous avons organisée l'an dernier, plus de 5 000 personnes se sont inscrites aux stages où un auteur, un compositeur et un éditeur expliquaient leur métier, et nos salariés exposaient le processus de perception et de répartition des droits. La moitié des personnes présentes associaient la SACEM à une annexe du fisc, alors que le droit d'auteur n'a rien à voir avec un impôt.
En matière de politiques publiques, il faut aujourd'hui privilégier les moyens de financement non budgétaires – l'un des mérites de la copie privée. Sur ce sujet, lors du débat organisé à l'Assemblée nationale par le club de l'audiovisuel auquel ont participé plusieurs représentants de la filière – dont le directeur général de l'ADAMI, le PDG d'Universal et moi-même –, je n'ai formulé aucune revendication, me contentant d'un constat : celui de l'efficacité du système de commission paritaire qui gère le dispositif. Présidée par un fonctionnaire nommé par l'État, cette commission réunit douze représentants des bénéficiaires de l'exception au droit d'auteur – consommateurs, fabricants et importateurs d'appareils permettant la copie – et douze représentants des producteurs des biens culturels. Aucune des deux parties ne peut donc imposer ses vues à l'autre, surtout depuis la réforme de 2009 qui permet au président de demander une nouvelle délibération à la majorité des deux tiers. Depuis presque deux ans, cette commission se trouve pourtant paralysée par la démission de cinq de ses vingt-quatre membres. Lors du débat, nous avons simplement déploré que cette commission soit prise en otage par quelques membres qui refusent le système alors que le débat a lieu et que des études d'usage sont effectuées régulièrement, y compris pour calculer la nature et les montants du préjudice.
S'agissant des disques durs d'ordinateurs, nous avons simplement remarqué qu'en Allemagne comme en Italie, la neutralité technologique a voulu que l'ensemble des supports permettant la copie – y compris les ordinateurs – soient concernés par la rémunération pour copie privée. Dans l'immédiat, je ne revendique rien d'autre que la reprise du travail de la commission pour la copie privée et la sensibilisation du législateur à l'actualité de ce dispositif en Europe. Au printemps dernier, le Parlement européen a ainsi adopté – à une écrasante majorité – un rapport extrêmement favorable à la copie privée, mettant en échec le rapport plus réservé commandé par la Commission européenne. Se prononçant sur une affaire dans laquelle Amazon attaquait l'Autriche – pays où les SPRD doivent conserver 50 % des sommes prélevées au titre de la copie privée, et non 25 % comme en France –, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a entièrement validé ce système que les décisions de justice viennent régulièrement conforter. À ce propos, le Royaume-Uni vient de violer ouvertement les règles communautaires : alors que jusqu'en 2014, l'absence de cette exception au droit d'auteur y rendait illégale la copie de tout produit culturel, le gouvernement de David Cameron a enfin décidé de mettre la loi en adéquation avec le comportement des consommateurs, mais sans créer aucun système de compensation du préjudice fait aux créateurs. À l'inverse, en Italie, la ministre de la culture et le Premier ministre ont validé le doublement des barèmes pour les téléphones portables et les tablettes. En Allemagne enfin, comme je l'ai dit, un accord est intervenu en matière d'ordinateurs.
La copie privée existe dans plus d'une cinquantaine de pays du monde et la Confédération internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs (CISAC) – présidée par le compositeur Jean-Michel Jarre et vice-présidée par la grande compositrice franco-béninoise Angélique Kidjo, tous deux membres de la SACEM – a fait de son extension une priorité. Dans les pays en développement tels que l'Algérie ou le Burkina Faso – où la précarité des médias et le niveau de vie de la population rendent difficile de négocier les droits d'auteur alors que la vente des produits physiques (CD, DVD) n'enrichit que le marché des oeuvres piratées –, ce dispositif constituera la seule source de financement possible pour la culture et les missions d'intérêt général, d'autant que les appareils importés y coûtent plus cher qu'en France. Ainsi, en Algérie – où les douaniers ne laissent entrer un container avec des tablettes ou des téléphones portables qu'après avoir vérifié que les droits d'auteur et les droits voisins ont bien été payés –, 67 % des revenus des artistes interprètes, musiciens, compositeurs, cinéastes, auteurs, éditeurs et producteurs viennent aujourd'hui de la rémunération pour copie privée. J'attire donc votre attention sur l'extrême actualité et la pertinence de ce système.
Un iPhone 6 – appareil doté d'une faible autonomie, fragile et moyennement ergonomique qui, il y a dix ans, se serait vendu à 50 euros maximum – coûte aujourd'hui 1 000 euros. Dans le cas d'Apple, la création de valeur ne vient donc pas d'iTunes – qui reverse plus de 75 % de l'argent payé par les consommateurs aux titulaires des droits d'auteur et des droits voisins –, mais de la vente de ses appareils. Quand Apple propose de supprimer la copie privée, il vise simplement à augmenter ses marges.
Monsieur Salles, n'étant pas un impôt, la copie privée n'alourdit en rien les charges du contribuable – grande vertu dans le contexte actuel. Qu'en est-il du consommateur ? En Espagne, où ce dispositif a été supprimé il y a trois ans – entraînant la disparition de nombreux événements culturels et programmes d'aide aux artistes –, les prix des tablettes et des téléphones portables ont pourtant continué d'augmenter. Il y a dix jours, nos collègues italiens ont profité d'une conférence de presse pour offrir vingt-cinq iPhones à des étudiants et révéler qu'ils les avaient achetés en France – censé être le pays le plus cher d'Europe pour la copie privée – où ils coûtaient 47 euros de moins. Il n'y a donc aucune corrélation entre le niveau des prix des appareils et le taux de la rémunération pour copie privée. Avec le lancement de l'iPhone 6, le prix de l'iPhone 5 a d'ailleurs fortement baissé, sans que la redevance pour copie privée n'intervienne.
En examinant la question du transfert de la valeur, le régulateur – dans le domaine de l'exécutif comme du législatif, à l'échelle européenne mais surtout nationale – doit avant tout s'interroger sur ses bénéficiaires. Aujourd'hui, c'est la vente des matériels qui assure les meilleures recettes, comme l'illustrent les chiffres de la Fédération française des télécoms (FFT). En 2012, sur les 49 milliards de chiffre d'affaires que pèsent les industries des technologies de l'information en France, les réseaux – opérateurs de télécommunications ou du câble – engrangeaient 33 milliards d'euros ; les fabricants d'appareils – téléphones portables, tablettes, ordinateurs –, 13 milliards ; l'Internet enfin, tous services confondus, 4 milliards d'euros seulement. Nous concentrons donc beaucoup d'attention et d'énergie sur un domaine qui ne représente que 10 % des sommes totales.
Comment ces différents secteurs contribuent-ils au financement de la création ? En comptant les droits d'auteur sur les films et les versements permettant, depuis la suppression de la publicité sur France 2, de financer le CNC, les câblo-opérateurs s'acquittent au total d'un peu plus de 600 millions d'euros. Pour leurs appareils aujourd'hui assujettis à la copie privée, les fabricants paient 200 millions d'euros. Quant à l'Internet, la contribution globale apparaît difficile à estimer car il faut additionner les chiffres des différentes licences. En matière de réseaux, le système français assure donc un vrai financement de la culture ; en matière d'appareils, il doit sa pertinence à la rémunération pour la copie privée. Il faut tâcher de remettre en marche la commission paritaire pour que ce dispositif ne soit pas victime d'un accident judiciaire. C'est là ma principale demande. Aujourd'hui, si les 50 millions d'euros produits par les 25 % réservés à la copie privée viennent à disparaître, ce manque à gagner, ajouté aux baisses du budget de l'État et des collectivités locales, pourra produire des effets catastrophiques sur le secteur de la création.
La question de la licence globale méritait d'être débattue il y a dix ou quinze ans ; aujourd'hui, alors que l'offre légale est surabondante –y compris en matière audiovisuelle, malgré la règle de la chronologie des médias –, mettre en place un système de contribution unique en contrepartie d'une autorisation générale de copier les oeuvres sur Internet apparaît doublement problématique. D'abord, cela reviendrait à faire payer tous les foyers, y compris ceux qui ne téléchargent rien sur Internet, ni légalement ni illégalement. Les chiffres du premier trimestre 2014 montrent que 67 % du chiffre d'affaires de l'industrie de la musique enregistrée viennent encore des ventes physiques. Comment forcer les consommateurs à payer pour un usage dont ils ne veulent pas ? Surtout, si l'on crée une licence globale, Deezer – champion français – et Spotify – champion européen – disparaîtront immédiatement. L'idée est dépassée par l'actualité qui voit fleurir les licences dans tous les domaines, y compris sur l'Internet. Nous avons ainsi signé des accords avec Netflix, YouTube, Deezer et Spotify.
Désireux d'alimenter le débat européen sur ces questions, le Groupement européen des sociétés d'auteurs et compositeurs (GESAC) met le doigt sur le véritable problème : une partie des services très lucratifs ne paient rien ni en droit d'auteur ni en droits voisins. Si nous avons réussi, au terme d'une négociation difficile, à nous mettre d'accord avec YouTube sur un taux avantageux, Google ou SoundCloud – un réseau social de partage de musique – refusent de négocier les contreparties de l'utilisation de notre répertoire, arguant que la directive européenne de 2001 sur le commerce électronique a créé une exonération totale de responsabilité pour les intermédiaires techniques de l'Internet. En 2012, alors que le chiffre d'affaires de YouTube en France était estimé à quelque 50 ou 70 millions d'euros, celui de Google dépassait un milliard ; mais nous n'avons pas la possibilité légale de négocier avec cette entreprise.
La SACEM est là pour autoriser – et non pour interdire – l'utilisation du répertoire de ses membres ; ceux-ci veulent vivre de leur création et ne souhaitent donc rien tant que la diffusion de leur musique – à condition qu'ils en soient rémunérés. Malheureusement, contrairement à ce que l'on croit, le piratage n'a pas disparu : le site Dilandau, démantelé au printemps dernier, contenait encore plus de 2 000 fichiers MP3 téléchargeables illégalement.
J'espère que le débat sur la HADOPI est derrière nous. Vous avez tronqué mes propos de 2012, madame Attard : si je me prononçais en faveur d'une amende systématique, j'affirmais également mon hostilité au principe de suspension de l'accès Internet du foyer coupable – disposition qui a depuis été retirée et c'est une bonne chose. La vertu pédagogique des sanctions reste avérée : contrairement au passé, ce ne sont plus seulement les groupes vendant des centaines de milliers d'albums qui font aujourd'hui l'objet de piratage ; certains de mes sociétaires qui espèrent vendre 2 000 à 3 000 CD retrouvent leur musique sur le site Dilandau deux jours après la sortie du disque. Ces artistes sont bien plus victimes de cette pratique que les stars qui arrivent malgré tout à vendre beaucoup d'albums, à bien diffuser leur musique dans les médias et à faire beaucoup de concerts. Non, le problème du piratage n'est pas derrière nous : il est même paroxystique pour l'industrie audiovisuelle française et il faut y être très attentif.
Le plus important reste vraiment de faire évoluer la législation européenne. Le GESAC envisage un éventail d'actions de nature contentieuse – intenter des procès –, pédagogique – recenser mieux l'offre légale – ou législative. Hélas, la Commission européenne ne semble pas du tout disposée à réviser la directive sur le commerce électronique qui crée de graves problèmes, notamment en matière de protection de la vie privée. Le GESAC propose – scénario discuté par beaucoup de sociétés d'auteurs – de s'inspirer de la « Google Lex » allemande qui vise à créer un droit à rémunération ne relevant pas d'une exception au droit d'auteur. En effet, on a ici affaire non à des particuliers – nul ne songe à contrôler ce que copient les individus ! –, mais à des entreprises qu'il s'agit de rendre responsables économiquement et d'amener à négocier.
Face à l'annonce choquante de la Commission européenne qui trouve urgent de moderniser et de remettre à plat le droit d'auteur, nous souhaitons soumettre au législateur européen des propositions qui vont dans le sens de nos besoins. Depuis quinze ans que le numérique et la culture se développent de front, chaque fois que l'on envisage une réforme, on nous propose l'alternative entre le statu quo et l'affaiblissement de notre système de régulation. Je déclare solennellement que cela doit changer : sur beaucoup de dossiers – les quotas radio, la régulation de l'offre sur Internet, les financements via le CNC ou le CNV, les dispositifs fiscaux tels que les TVA à taux réduit –, il est essentiel, dans ce moment difficile pour notre pays et pour l'Europe, de renforcer les dispositifs qui servent le développement des secteurs culturels plutôt que de continuer, comme Bruxelles semble s'y être décidé, à les affaiblir.