Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'auditionner en tant que président de l'ADEME, ce bel outil au service des politiques publiques en matière d'énergie et d'environnement, et de me donner l'opportunité d'échanger avec vous sur les tarifs de l'électricité. Nous sommes, par nature, particulièrement concernés par la réussite de la transition énergétique et convaincus que la France possède le potentiel pour atteindre l'objectif que constitue cette transition, d'une part en maîtrisant ses consommations, d'autre part en ayant davantage recours aux énergies renouvelables.
L'ADEME a montré dans ses visions énergétiques pour 2030 et 2050, qui ont nourri le débat de la loi sur la transition énergétique, que cette transition était non seulement bénéfique sur le plan environnemental, mais également sur le plan économique et social, à travers la croissance verte et la création d'emplois sur le territoire national. Aujourd'hui, mon propos portera essentiellement sur les énergies renouvelables électriques et sur les travaux de l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE), dont l'ADEME assure le pilotage opérationnel.
Tous les experts reconnaissent que les coûts de l'énergie sont amenés à augmenter, que ce soit en raison du coût de certains investissements, de l'augmentation du coût de la sécurité nucléaire – je pense notamment aux coûts « post-Fukushima » – ou des combustibles fossiles, ou encore en conséquence de décisions de politiques publiques – donner un signal-prix au carbone, intégrer des ENR dont la majorité sont aujourd'hui plus chères que les énergies conventionnelles.
Je fais partie de ceux qui soutiennent que cette augmentation des coûts de l'énergie est non seulement inéluctable, mais doit être supportable pour la majorité des consommateurs, et ce d'autant plus que les retombées nationales de la croissance verte seront importantes. Cela dit, ce n'est pas parce qu'on considère qu'une augmentation est inéluctable qu'il ne faut pas être vigilant sur la transparence des coûts, leur réalité, leur objectivité, les efforts de productivité que les grands opérateurs doivent accomplir, ainsi que les signaux-prix que nous donnons, les problématiques relatives au pouvoir d'achat et à la compétitivité des entreprises. L'inéluctabilité de la hausse des coûts de l'énergie nécessite également un accompagnement particulier des publics précaires, parallèle à celui mis en oeuvre pour les industriels grands consommateurs d'énergie – notamment avec le plafonnement de la contribution à la CSPE.
Pour ce qui est de l'évolution des modes de soutien aux ENR électriques, faisant suite à un nouvel encadrement communautaire, la loi propose que les modes de soutien aux ENR se rapprochent progressivement du marché. Cette évolution vise à soumettre progressivement les énergies renouvelables aux signaux-prix du marché, les incitant à produire lorsque le système électrique est en situation de tension – c'est-à-dire lorsque les prix sont élevés. C'est un point très positif pour accompagner les ENR vers la maturité économique.
Il convient toutefois de bien prendre en compte certains points. Premièrement, les évolutions du système de soutien discutées ici n'en modifieront pas significativement le coût absolu pour la société, mais uniquement la répartition entre les acteurs ou les modalités d'octroi pour un acteur donné. En effet, le soutien est nécessaire pour couvrir un surcoût et assurer une rentabilité suffisante aux investisseurs. Le passage d'une logique de tarif d'achat à une logique de complément de rémunération à la vente sur le marché n'abaissera pas automatiquement le coût du soutien pour la collectivité. Elle pourrait même l'augmenter légèrement à court terme, comme c'est le cas en Allemagne, afin de soutenir la montée en puissance de nouveaux acteurs intermédiaires assurant un niveau d'agrégation pour la vente sur le marché.
Deuxièmement, dans un secteur qui a été très chahuté par un manque de constance des politiques de soutien ou des dispositions réglementaires, il est absolument indispensable que ces nouveaux systèmes de soutien ne viennent pas s'ajouter au niveau de risque des projets. Les projets d'ENR se financent principalement par la dette bancaire, dont les taux augmentent vite dès que le risque est ou semble élevé. À titre d'exemple, une augmentation de 2 % du taux de financement liée à la perception d'un risque accru induit une augmentation de 9 % du coût de revient de l'électricité éolienne. Lors de la transition vers le nouveau dispositif de soutien, il est indispensable de mettre en avant stabilité et lisibilité envers les investisseurs et de prévoir une phase d'expérimentation, une concertation et la publication d'une feuille de route claire et lisible sur les évolutions à venir dans les trois ou quatre prochaines années.
Tous les acteurs de la filière s'accordent sur un point : indépendamment des soutiens financiers, ils attendent essentiellement de la stabilité et de la lisibilité dans la durée – dans ce domaine, de grands progrès restent à accomplir.
Le deuxième grand sujet que je veux évoquer est celui de la précarité énergétique, du chèque énergie et du travail accompli par l'ONPE. La précarité énergétique est un sujet majeur pour une part de plus en plus importante de nos concitoyens, qui demandent une réponse à la hauteur des enjeux. Si la définition de la précarité énergétique fournie dans la loi Grenelle 2 – « est en situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d'énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l'inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d'habitat » – a le mérite de lui donner une existence légale, il est désormais nécessaire d'aller plus loin, de mieux comprendre, mieux définir, mesurer, localiser et cibler la précarité énergétique pour mieux combattre ce phénomène croissant et durablement installé.
C'est la raison d'être de l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE), mis en place le 1er mars 2011 et opérationnel depuis mai 2012. Présidée par Jérôme Vignon – également président de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale –, l'ONPE est placé sous le pilotage opérationnel de l'ADEME. Rassemblant les acteurs du logement, de l'énergie et de la solidarité, l'Observatoire a pour premier objectif de disposer d'une connaissance fiable et partagée d'une situation dont on suppose qu'elle touche toujours plus de Français, dans un contexte de crise sociale, d'incertitude économique et de hausse des factures d'énergie, mais qui est en même temps très difficile à appréhender dans ses multiples dimensions – pauvreté, autorestriction, arbitrage entre différents postes de dépenses ou encore problématique d'éloignement des centres villes.
La question de la précarité énergétique est en effet plus vaste que ne le laisse entendre la définition officielle, focalisée sur les ménages pauvres qui résident le plus souvent dans des habitations à faible efficacité thermique. Elle résulte de l'alourdissement des charges contraintes des ménages, liées au logement et à la mobilité, qui restreignent le revenu disponible, du coût des travaux de rénovation, de l'étalement urbain qui accroît la dépendance des ménages à la voiture individuelle pour les déplacements domicile-travail – nécessité d'une d'un deuxième véhicule, allongement des kilomètres parcourus – et bien sûr du renchérissement prévisible des prix de l'énergie, en particulier de l'électricité.
Conscient de la diversité des situations et des enjeux politiques soulevés par le choix des indicateurs statistiques, l'ONPE propose – c'était l'objet d'un colloque organisé le 3 octobre dernier – de caractériser des populations en situation de précarité énergétique à partir de trois approches. La première est l'approche par l'économie de la consommation : relative à l'effort financier, elle consiste à identifier des ménages qui consacrent une part importante de leur revenu dans les dépenses d'énergie ; la deuxième est l'approche par le ressenti des ménages de leur niveau de confort dans leur habitat, qui identifie les ménages déclarant souffrir du froid dans leur logement ; la troisième est l'approche par la privation, qui identifie les ménages ayant des dépenses d'énergie significativement inférieures aux dépenses théoriques pour accéder à un confort standard.
En ce qui concerne la première approche, l'indicateur traditionnellement utilisé est le taux d'effort énergétique – le TEE, représentant le rapport entre dépenses d'énergie et revenus du ménage. C'est, a priori, l'indicateur le plus simple pour mesurer la précarité énergétique : si pour se chauffer, les Français dépensent en moyenne près de 5 % de leurs ressources, ceux qui consacrent au chauffage plus du double sont en situation de précarité énergétique. Ce taux reste toutefois très imparfait pour prendre en compte les revenus disponibles. C'est pourquoi l'ONPE propose d'explorer une méthode plus globale s'appuyant sur de récents travaux de scientifiques britanniques. Il s'agit d'étudier la population pauvre et modeste qui, pour atteindre un niveau de confort convenable, doit avoir des dépenses d'énergie la faisant basculer sous le seuil de pauvreté, à savoir 60 % des revenus médians.
Le phénomène, qui concerne aussi bien des consommations excessives contraintes que des situations de restriction, requiert ainsi le suivi d'un panier de plusieurs indicateurs. En réalité, chaque indicateur met l'accent sur une facette du phénomène, fait émerger des profils-types de ménages en précarité et recouvre des enjeux politiques spécifiques. Selon les approches précédemment évoquées, les ménages en précarité énergétique sont en majorité des propriétaires âgés en milieu rural et des locataires âgés de moins de 50 ans en milieu urbain.
Ces travaux sur les indicateurs ont ainsi permis de prendre la vraie mesure quantitative de la précarité énergétique. Sur la base du taux d'effort énergétique – l'indicateur traditionnellement retenu –, 3,8 millions de ménages, soit 8 millions de personnes, seraient touchés par ce phénomène. Sur la base du panel d'indicateurs proposés prenant également en compte les comportements – dont celui de ne plus se chauffer –, le niveau de revenu et le ressenti de l'inconfort, l'Observatoire évalue ainsi à plus de 11 millions les personnes en situation de précarité énergétique, soit près 20 % de la population. Avancer un tel chiffre n'est pas faire preuve de catastrophisme : au contraire, il est possible que nous soyons en dessous de la réalité, car pour l'établir, nous nous sommes appuyés sur une enquête réalisée auprès des ménages par l'INSEE en 2006 – la dernière à ce jour, mais qui devrait être prochainement réactualisée en prenant en compte tout ce qui s'est passé depuis 2007, notamment la hausse des prix de l'énergie et les répercussions de la crise sur les familles les plus vulnérables.
La transition énergétique dans laquelle nous sommes engagés – chacun sait à quel point la ministre y est attachée – ne se fera pas contre les citoyens : elle ne peut se faire qu'avec et pour eux. Il serait donc inconcevable d'abandonner plusieurs millions de nos concitoyens sur le bord du chemin : nous parlons ici de plus de cinq millions de ménage. La loi de transition énergétique adoptée en première lecture prévoit de mettre en place un chèque énergie qui, en plus de répondre à une vraie demande, doit bénéficier à l'ensemble des consommateurs d'énergie, quel que soit leur mode de chauffage – pas seulement le gaz et l'électricité, mais aussi le fioul, les réseaux de chaleur et le bois – ce dernier concernant plutôt les consommateurs ruraux. Cette contribution universelle et solidaire est très importante, car nous consommons tous de l'énergie, pour une redistribution aux plus démunis basée sur la collectivité, et non énergie par énergie, ce qui constitue un vrai saut qualitatif par rapport aux tarifs sociaux qui ont montré leurs limites, d'une part dans le fait qu'ils ne bénéficiaient qu'à ceux se chauffant à l'électricité ou au gaz, d'autre part en faisant trop dépendre des opérateurs une politique de redistribution et de solidarité nationale voulue par la puissance publique, ce qui ne signifie pas qu'il faille y renoncer.
Bien sûr, il ne s'agit pas de se limiter à des mesures d'urgence en se contentant d'aider les consommateurs à payer leurs factures : un travail de fond doit être accompli sur la durée en rénovant les logements – surtout les plus précaires et ceux pouvant être qualifiés de « passoires énergétiques » – afin de consommer mieux et moins.
Je conclurai sur la Contribution au service public de l'électricité (CSPE), un outil de politique publique fondamental – dont je connais bien les mécanismes, puisque j'ai eu le privilège de faire partie de son collège fondateur. J'y vois la clé de voûte des politiques publiques, entre le soutien aux ENR et la précarité énergétique. Si, dans l'absolu, c'est un bon système, permettant de répartir le surcoût de développement de la politique de soutien aux ENR, son montant a explosé ces dernières années pour représenter aujourd'hui environ 13 % de la facture d'un ménage – et cette hausse va se poursuivre régulièrement dans les années à venir, même si elle est plafonnée à 3 euros par mégawattheure (MWh). Il faut néanmoins noter que le montant de la CSPE reste beaucoup plus faible en France qu'en Allemagne, où elle quatre fois plus élevée. À titre d'exemple, un ménage français paie environ 1,65 centime d'euro par kilowattheure (kWh) – sur un kWh à environ 15 centimes d'euros –, tandis qu'en Allemagne, la compensation appelée Erneuerbare-Energien-Gesetz (EEG), uniquement destinée au soutien aux ENR, s'élève à 5,3 centimes d'euros le kWh.
Comment amoindrir le poids de la CSPE pour les consommateurs – surtout s'ils sont en situation de précarité – et financer le chèque énergie ? Une première piste – qui, je le sais, ne fait pas l'unanimité – consiste à étendre l'assiette de la contribution aux autres énergies, notamment si l'on considère que les consommateurs de gaz ou de fioul pourront demain bénéficier du chèque énergie. À titre d'exemple, si l'on estime que le chèque énergie coûtera un milliard d'euros, ce qui correspond en moyenne à 200 euros par an versés de façon forfaitaire à cinq millions de foyers défavorisés, ou 250 euros par ans si l'on ne vise que quatre millions de foyers – à comparer aux 1,6 million de foyers aidés en 2013 –, l'élargissement de la CSPE aux consommations de fioul, de gaz et d'électricité des secteurs résidentiels et tertiaires permettrait de faire passer le montant de la contribution allouée à la précarité de 3,30 euros du MWh – si l'assiette de la CSPE était limitée à l'électricité – à 1,20 euro du MWh. Ce système représente une vraie solution – qu'il faudra bien trouver, puisque le chèque énergie est inscrit dans la loi sans que son financement soit précisé pour le moment.
Si le chiffre d'un milliard d'euros que je viens de citer peut effrayer, il convient toutefois de le relativiser, ce que je ferai en citant un exemple que je donne fréquemment. Le premier projet d'éolien offshore va ainsi représenter, lui aussi, une somme d'un milliard d'euros à la charge de la collectivité, à payer sur vingt ans. Rappeler quelques ordres de grandeur en la matière est toujours utile : par exemple, en 2013, les tarifs sociaux de l'électricité coûtaient à la collectivité un peu plus de 100 millions d'euros, alors que le montant de la CSPE dépassait 5 milliards d'euros cette même année : comme on le voit, la prise en compte de la question sociale est plutôt marginale par rapport au montant de la CSPE.
Bien entendu, il ne s'agit pas de remettre en cause notre soutien aux ENR ou la péréquation tarifaire, ce serait un comble ! Mais gardons à l'esprit ces ordres de grandeur pour permettre des choix politiques sociétaux sereins en toute connaissance de cause. À l'échelle des ménages aussi, les montants peuvent permettre de fixer les idées et de considérer comme insuffisante l'aide au paiement actuelle : un ménage précaire chauffé à l'électricité et payant une facture moyenne de 1 700 euros par an recevra 140 euros d'aide, alors qu'il contribuera à hauteur de 190 euros à la CSPE… d'une manière un peu caricaturale, on pourrait donc dire qu'il finance lui-même son tarif social.
Une autre possibilité, qui évite la lourdeur de mise en place de ce nouveau prélèvement, est de considérer que le montant nécessaire au financement du chèque énergie correspondrait à une redistribution forfaitaire de l'assiette carbone en cours d'intégration dans les taxes intérieures sur la consommation, qui représenterait, à l'horizon 2016, 4 milliards d'euros, sur lesquels 800 millions d'euros pourraient être fléchés pour financer la précarité énergétique d'après l'avis du comité de fiscalité écologique – un avis non rendu public, puisque le comité a vécu, mais néanmoins quelques initiés ont eu accès à cet avis.
Si demain, nous voulons faire assumer à tous la hausse prévisible des prix de l'énergie, il ne faut pas oublier que s'éclairer, se chauffer, se déplacer, c'est aussi un droit, c'est un bien essentiel dans une société moderne et solidaire. Pour réussir une transition énergétique que l'on présente à juste titre comme un modèle de société plus sobre, plus respectueuse des ressources, il faut parvenir à la rendre désirable et y associer tout le monde : les acteurs économiques, bien sûr, mais aussi les collectivités et nos concitoyens, y compris les plus vulnérables, ceux qui se trouvent en situation de précarité énergétique.