L'aspect énergétique de la crise qui oppose les États-Unis et l'Europe d'un côté et la Russie de l'autre appelle trois observations. La présence à ses portes de réserves gazières aussi importantes est une chance pour l'Europe, qu'il conviendrait de préserver. La tension entre la Russie et l'Ukraine fait peser une réelle menace sur l'approvisionnement énergétique de l'Europe pour cet hiver, et il faut s'y préparer. Les sanctions économiques actuelles contre la Russie pourraient – surtout si elles sont renforcées – compromettre le développement de nouveaux projets d'exportation de gaz russe vers l'Europe et donc accroître le coût de cette ressource, mettant en question la sécurité de notre approvisionnement.
Troisième source d'énergie après le pétrole et le charbon, le gaz participe à l'approvisionnement de la planète à hauteur de 22 %. À l'horizon de vingt ans, ce pourcentage devrait augmenter jusqu'à 25 %, faisant passer le gaz en deuxième position. La part des énergies renouvelables modernes, telles que le solaire – où Total est désormais un des leaders mondiaux – et l'éolien, devrait tripler pour arriver à 6 %, le nucléaire restant à ce même niveau. Le gaz représente donc un sujet majeur.
Avec plus de 140 ans de ressources devant nous, le gaz constitue une énergie abondante et compétitive, tant du point de vue économique qu'environnemental. Pour la même dépense, on peut aujourd'hui éliminer trois fois plus d'émissions de CO2 en remplaçant les centrales à charbon par des centrales à gaz plutôt qu'en construisant des éoliennes offshore ou en installant des panneaux solaires dans le nord de l'Europe. Avec 20 % de réserves mondiales prouvées, la Russie – suivie par l'Iran – est le premier pays détenteur de cette ressource ; assurant, avec 150 giga mètres cubes livrés, 30 à 40 % des approvisionnements européens, elle est le premier fournisseur de l'Europe. Il s'agit d'un pourvoyeur historiquement fiable : depuis près de 40 ans, ses livraisons n'ont jamais décru, ni jamais failli en dehors de deux ou trois incidents depuis l'éclatement de l'Union soviétique, essentiellement liés à des « emprunts » par les Ukrainiens de gaz russe qui ne leur était pas destiné, dans le cadre de désaccords commerciaux entre ces deux pays. Le prix d'import du gaz russe est toujours resté compétitif, même si la libéralisation du marché européen et la production croissante de gaz naturel liquéfié (GNL) au Moyen-Orient – notamment au Qatar – a constitué des prix de marché spot inférieurs aux prix des contrats à long terme signés avec Gazprom par les anciens monopoles gaziers comme GDF. Deux fois plus élevés qu'aux États-Unis, les prix européens du gaz restent 30 % plus bas que ceux payés en Asie – voire 40 % depuis la défaillance du nucléaire au Japon.
Nous estimons que la tension actuelle fait peser une menace sur l'approvisionnement énergétique de l'Europe pour cet hiver, et il faut s'y préparer. Le degré de dépendance des pays européens vis-à-vis des importations de gaz russe est évidemment variable, allant de 100 % pour la Bulgarie à quasiment 0 % pour le Royaume-Uni, en passant par 40 % pour l'Allemagne, 35 % pour l'Italie et seulement 20 % pour la France. Notre pays semble peu dépendant ; cependant, les flux venant de l'Est, il se trouve en bout de ligne et ne manquerait pas de sentir l'effet des éventuelles interruptions.
La moitié des 150 milliards de mètres cubes apportés en Europe transite par l'Ukraine, le reste étant réparti entre le gazoduc Yamal qui arrive en Pologne – 20 % –, le nouveau gazoduc Nord Stream qui passe sous la Baltique pour rallier l'Allemagne – 20 % – et le Blue Stream qui arrive en Turquie – 10 %. Le scénario catastrophe qui peut se produire cet hiver, indépendamment de toute sanction ou décision politique, est celui d'une interruption du transit à travers l'Ukraine. Sans reprise des achats de gaz russe, l'Ukraine ne pourra pas assurer le chauffage de sa population, alors que les températures peuvent descendre jusqu'à moins trente à Kiev. Les coupures pourraient résulter d'un acte isolé – on a déjà assisté, au printemps, à des tentatives d'attentat sur les gazoducs, et une population qui gèle est capable d'actions de dépit face au flux de gaz allant chauffer les populations européennes – ou d'une décision des autorités ukrainiennes de se servir à nouveau, en cas d'urgence, de gaz qui ne leur est pas destiné.
Ayant étudié ce scénario depuis longtemps, Total considère que l'Europe ne peut éviter les coupures qu'à trois conditions. Elle doit d'abord négocier avec Gazprom une maximisation de ses livraisons par les autres gazoducs, en l'occurrence Nord Stream. Les restrictions réglementaires imposées par le régulateur allemand empêchent actuellement de l'utiliser au maximum de sa capacité, mais techniquement Gazprom peut rediriger des flux pour saturer ce gazoduc. Il faut ensuite optimiser l'utilisation des stocks de gaz – remplis pendant le printemps et l'été – à l'échelle européenne en acceptant de les mutualiser, loin de tout jeu égoïste. Il est enfin nécessaire d'importer des quantités additionnelles de GNL, quitte à les payer au prix international aujourd'hui accepté en Asie. Même si ces trois conditions étaient réunies, certains pays tels que la Bulgarie ne pourraient pas bénéficier d'un approvisionnement énergétique correct ; quelques-uns – comme la Turquie – ne disposent pas de suffisamment de terminaux GNL ; pour d'autres – comme l'Italie –, le complément de GNL à trouver serait probablement trop important par rapport aux quantités disponibles. En effet, une partie du GNL est achetée via des contrats à long terme par les pays asiatiques qui ne s'en sépareront pas volontiers en hiver. Les pouvoirs publics devraient d'ores et déjà anticiper ces trois mesures en se concertant au niveau européen, car il s'agit d'un problème collectif de l'UE. Nous avons lancé l'alerte dès le mois de mars et des discussions sont en cours. Un accord entre la Russie et l'Ukraine permettant à celle-ci de compléter son approvisionnement ferait naturellement décroître le risque de l'interruption.
Enfin, je souhaite vous alerter sur l'impact des sanctions économiques vis-à-vis de la Russie sur les nouveaux projets d'exportation de gaz vers l'Europe. À long terme, on peut réduire notre dépendance des importations de gaz russe ; sans même évoquer le sujet – sensible – des nouvelles productions en Europe, la possibilité de développer des projets GNL en Iran depuis le retour de ce pays dans la communauté internationale, comme l'essor des productions de gaz de schiste aux États-Unis et des ressources conventionnelles en Méditerranée et en Afrique de l'Est créent de nouvelles perspectives d'approvisionnement. Pourtant, transporter cette ressource coûte cher, et le prix du gaz importé d'autres continents risque de se révéler au moins 50 % plus élevé que celui du gaz de Sibérie orientale, sans compter le coût des investissements en gazoducs payés par les générations précédentes. Par ailleurs, le développement de nouvelles productions de GNL prendra du temps. En dépit d'une volonté politique forte, le Qatar qui possède des réserves abondantes et bien identifiées a mis dix ans à mettre au point sa nouvelle génération de trains de GNL pour un volume de 50 millions de tonnes, soit 70 giga mètres cubes – moins de la moitié de ce qu'il faudrait pour compenser les livraisons russes. Enfin, en voulant importer de ces continents lointains, l'Europe se trouve fatalement en concurrence avec les pays développés qui ont fait le choix de cette ressource, comme le Japon ou la Corée, et avec les pays en forte croissance de plus en plus demandeurs, tels que l'Inde et la Chine.
C'est pourquoi le groupe Total qui s'engage en faveur d'une énergie meilleure – propre, abondante et économique – souhaite la pérennisation du partenariat historique entre l'Europe et la Russie, pour le plus grand bénéfice de leurs populations respectives, et espère que les sanctions décidées par les États-Unis et par l'Europe n'empêcheront pas le développement de nouveaux projets. Avec nos partenaires russes – Novatek – et chinois – China national petroleum corporation (CNPC) –, nous menons notamment un chantier emblématique dans le nord de la Sibérie occidentale, Yamal LNG. Il s'agit du premier projet d'export de gaz russe échappant au monopole de Gazprom et de la première production de GNL russe développée dans la partie européenne de la Russie. À terme, 80 % des flux de cette exploitation passeront par l'Europe, donnant à celle-ci l'option d'acheter le GNL dont elle a besoin. Il serait dommage que ce projet – qui symbolise un partenariat inédit entre la Russie, la Chine et l'Europe – soit entravé par les sanctions.