La question que vous nous avez demandé de traiter est rarement analysée : longtemps, l'endettement hospitalier n'a pas été un sujet de préoccupation. Or il l'est devenu, et notre premier constat est celui d'un emballement de cette dette. Notre deuxième constat porte sur son niveau qui met certains établissements dans une situation à risque. Troisième constat, enfin, qui est en même temps notre recommandation principale : une stratégie résolue de désendettement des établissements publics de santé s'impose.
De 2003 à 2012, la dette hospitalière a triplé, passant de 9,8 milliards d'euros courants à 29,3 milliards. Elle a encore progressé d'un milliard d'euros en 2013. Elle a connu une dynamique particulièrement élevée – augmentant parfois jusqu'à 19 % d'une année à l'autre. Pour la période 2006-2009, elle a crû en moyenne de 16 % par an. Ce rythme s'est néanmoins sensiblement infléchi puisqu'il est revenu à une hausse moyenne annuelle de l'ordre de 10 % dans les années récentes et de 6 % aujourd'hui.
Deux raisons expliquent cet emballement. La première est l'effort d'investissements considérable auquel les hôpitaux ont été appelés dans le cadre du plan « Hôpital 2007 », qui a couvert la période 2002-2007, et du plan suivant, « Hôpital 2012 », pour la période 2007-2012. Ces deux plans, qui répondaient à un besoin de modernisation des hôpitaux publics, ont été financés non pas par des apports en capital, ni par des subventions, comme initialement prévu, mais, de plus en plus largement, par des appels à l'emprunt, avec l'apport de dotations de l'assurance maladie pour couvrir les charges d'intérêts. Ces plans se sont caractérisés par une relance considérable des investissements hospitaliers : ils sont passés de 3,6 milliards d'euros en 2003 à 5,5 milliards en 2007, 6,7 milliards en 2009, plus de 6 milliards en 2010 comme en 2011, avant de revenir à 5 milliards annuels en 2012 et 2013. L'endettement net annuel est demeuré supérieur à 2 milliards d'euros par an jusqu'en 2012 avant de revenir à 1,6 milliard, puis à un milliard.
Ce dynamisme de l'investissement hospitalier a été entretenu par l'abondance des projets présentés par les établissements eux-mêmes, ce qui a donné, dans le contexte de la mise en oeuvre de la tarification à l'activité (T2A) et d'un regain d'activité des hôpitaux qui était source de recettes supplémentaires, le sentiment que le recours à l'emprunt était un moyen de financer dans de bonnes conditions ce surplus d'investissement. Au total, de 2003 à 2012, l'emprunt représentait le tiers des ressources consacrées à l'investissement par les établissements hospitaliers, soit bien davantage que ce qui avait été projeté par les plans « Hôpital 2007 » et « Hôpital 2012 ».
La seconde raison de l'emballement constaté a été le désarmement progressif des contrôles de l'administration sur les stratégies de dette des établissements publics hospitaliers. Jusqu'en 2005, ces derniers devaient soumettre leurs emprunts à leur conseil d'administration, donnant à l'agence régionale d'hospitalisation (ARH), saisie des délibérations du conseil d'administration, la possibilité de réagir. Il est vrai que les ARH réagissaient rarement mais au moins étaient-elles informées de la stratégie d'endettement des hôpitaux. Or une ordonnance de 2005 a modifié ce régime en donnant davantage de latitude aux établissements hospitaliers dans la souscription de leurs emprunts, et la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST) a encore élargi cette marge d'autonomie en donnant aux directeurs des hôpitaux une compétence pleine et entière en la matière.
Cette sorte de libéralisation du recours à l'emprunt a eu lieu au moment où le levier de la dette était le plus fortement mobilisé. La perspective d'un surcroît d'activité lié à l'entrée en vigueur de la T2A a facilité le recours à la dette. De ce fait, l'attention portée au choix des projets d'investissements a peut-être été moins vigilante qu'il n'eût fallu. La Cour des comptes et les chambres régionales des comptes ont ainsi constaté à de nombreuses reprises que ces choix n'avaient pas été guidés par un souci d'efficience, et qu'on avait construit des établissements surdimensionnés par rapport à la réalité de leur activité.
L'emballement de la dette hospitalière a longtemps été négligé, ce qui explique le caractère tardif de la réaction des pouvoirs publics. Ce n'est qu'à partir de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2010 qu'ils ont cherché à mieux réguler l'appel à l'emprunt. Un décret a été pris à l'automne 2011 pour soumettre à autorisation d'emprunt les établissements les plus endettés ; il ne permet toutefois de réguler qu'une partie de l'appel à l'emprunt, compte tenu des dispositions qui définissent les établissements surendettés et du fait que ces derniers soumettent aux agences régionales de santé (ARS) non pas leurs emprunts mais leurs plans prévisionnels d'endettement, c'est-à-dire le volume d'emprunts qu'ils envisagent de souscrire.
Notre deuxième constat est que cet emballement de la dette, depuis 2003, malgré l'effort de régulation de la fin 2011 – qui s'est surtout déployé en 2012 –, a mis certains hôpitaux dans une situation critique. J'évoquerai d'abord le niveau d'endettement, puis la part des emprunts toxiques dans la structure de la dette des établissements publics de santé.
Le niveau d'endettement des établissements publics de santé est devenu critique. L'alourdissement de la dette a eu, très logiquement, une incidence forte sur les ratios habituellement utilisés pour apprécier la situation financière des établissements. Le ratio de dépendance financière, c'est-à-dire la part de la dette dans les capitaux permanents, a augmenté de moitié et approche désormais 50 %. Le taux d'endettement, à savoir l'encours de la dette sur le total des produits d'activité, a lui-même doublé en dix ans et avoisine 40 %. Cet endettement élevé compromet le financement des investissements courants et des investissements incompressibles de renouvellement des équipements.
La marge brute des établissements, autrement dit le surcroît de recettes que leur activité dégage par rapport à leurs dépenses, s'élevait en 2011 à 5,1 %. Sur ces 5,1 %, ils doivent en moyenne consacrer 4,1 % au remboursement de leurs emprunts ; il ne leur reste donc qu'une marge nette de 1 %, alors que 3 %, au moins, seraient nécessaires pour financer leurs investissements courants comme le renouvellement des équipements. Aussi, compte tenu du poids de la dette, les établissements ne sont-ils pas à même de financer leurs investissements courants sans aides complémentaires de la part des pouvoirs publics.
J'en viens à la part considérable des emprunts toxiques dans la structure de la dette des établissements publics de santé, qui se sont trouvés dans la même situation que les collectivités territoriales au tournant des années 2000. Dans un climat de concurrence exacerbée, les établissements de crédit les ont sollicités pour qu'ils souscrivent des emprunts sophistiqués avec, dans un premier temps, une phase de bonification – donc avec un intérêt immédiat à la souscription –, mais, dans un second temps, une indexation les exposant à des risques considérables.
Dans l'encours des dettes hospitalières, les emprunts à risque élevé représentent 2,5 milliards d'euros, soit 9 % de l'encours total Les emprunts particulièrement délétères représentent pour leur part un milliard d'euros, soit 4 % des encours. Selon les données que nous avons pu obtenir de la part de la société de financement local (SFIL), qui a repris à Dexia son portefeuille d'emprunts, les hôpitaux connaissent un niveau de risque équivalent à celui des collectivités locales : 34 % des encours des établissements publics de santé auprès de la SFIL correspondent à des emprunts structurés, contre 35 % pour les collectivités locales. Ces emprunts structurés représentent donc une part importante de l'encours de la dette hospitalière, et sont d'autant plus dangereux qu'ils sont concentrés sur un nombre limité d'établissements. Une centaine d'entre eux sont très fortement « chargés » en emprunts toxiques, certains importants comme le centre hospitalier universitaire (CHU) de Saint-Étienne, d'autres bien plus modestes comme le centre hospitalier intercommunal de Montreuil.
Cette situation, marquée par l'importance des emprunts toxiques, n'est pas encore totalement visible dans la comptabilité des hôpitaux, qui ne sont tenus de provisionner leurs risques qu'à partir de l'exercice 2014. Or ces risques sont importants. Les éléments d'information que nous avons pu recueillir montrent que le coût de sortie des emprunts structurés – soit le rachat des options liées à ces emprunts toxiques – représente, en cas de remboursement anticipé, une dépense de l'ordre de 1,5 milliard d'euros, dont un milliard pour certains emprunts parmi les plus risqués, que les établissements bancaires ne consentent plus aujourd'hui ni aux collectivités locales ni aux établissements publics de santé car ils sont particulièrement dangereux.
Ces éléments expliquent qu'au moment où nous avons mené notre enquête, au premier trimestre 2014, les hôpitaux se trouvaient encore dans une situation de difficulté d'accès au crédit, qu'il s'agisse des crédits à court terme ou des crédits à moyen ou long terme nécessaires pour leurs investissements. En réalité, pour les établissements de crédit, les établissements publics de santé sont considérés comme moins rassurants que les collectivités locales : s'ils ont la même structure d'emprunt, ils n'ont pas, contrairement à elles, la possibilité de lever l'impôt. Aussi les établissements de crédit relèguent-ils en deuxième position les demandes d'emprunts des établissements hospitaliers.
Cette situation a été en partie palliée par la montée en puissance de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui a dégagé des enveloppes de crédit en faveur des établissements publics de santé, sous réserve que ces crédits soient d'une durée assez longue.
La difficulté d'accès au crédit bancaire a conduit un certain nombre d'établissements à diversifier leurs modalités de recours à l'emprunt. À partir de 2009, trois CHU ont souscrit directement des emprunts obligataires ; ils ne sont pas passés par l'intermédiaire d'établissements de crédit et ont sollicité directement le marché, avec un succès inégal : le dernier emprunt émis en 2013 a été jugé relativement risqué et les conditions d'emprunt obtenues n'ont donc guère été meilleures que s'ils avaient souscrit un emprunt bancaire.
Le troisième et dernier constat que nous formulons est le principal message de notre rapport : la situation exige d'engager une stratégie résolue de désendettement des établissements publics de santé, qui passe par plusieurs actions.
La première consiste à resserrer la dynamique de l'investissement hospitalier, qui ne peut plus continuer de progresser à son rythme antérieur : il faut le ramener à un étiage plus modeste. La direction générale de l'offre de soins (DGOS) considère que le volume des investissements doit rester durablement à hauteur de 4,5 milliards d'euros par an pour permettre une stabilisation de la dette. Nous considérons que, dans la perspective d'un objectif national des dépenses d'assurance maladie (ONDAM) resserré pour les années 2015-2017, il n'est pas certain que ce volume puisse être maintenu. Une réflexion doit donc être menée sur l'optimisation des investissements.
Ensuite, il convient de réserver les investissements à des projets qui dégagent des marges d'efficience. Il nous semble que la stratégie adoptée par les pouvoirs publics à partir du milieu de l'année 2013 mérite d'être suivie avec rigueur : elle consiste à réserver les aides de l'assurance maladie aux investissements hospitaliers qui dégagent un taux de retour sur investissement au moins égal à 8 %, dont 4 % pour rembourser la dette actuelle et 3 % pour financer l'investissement courant. Il faut établir des règles, observer des critères avec rigueur pour apporter les aides de l'assurance maladie aux établissements de santé. La mise en place du comité interministériel de la performance et de la modernisation de l'offre de soins hospitaliers (COPERMO) va dans ce sens, puisque tous les projets d'investissements hospitaliers d'un montant supérieur à 50 millions d'euros doivent désormais être examinés par ce comité, qui réunit la DGOS, la direction du budget et le commissariat général à l'investissement – ce dernier étant chargé de contre-expertiser les projets présentés.
En troisième lieu, les ARS doivent avoir une vision beaucoup plus complète de la situation et de la stratégie de dette des établissements publics de santé. Nous recommandons que ces derniers présentent chaque année une stratégie d'endettement, apportent des précisions sur les emprunts appelés à compléter les ressources qu'ils projettent et présentent leur démarche de sécurisation des emprunts structurés à leur conseil de surveillance et à l'ARS dont ils relèvent.
Dernière action qui nous semble indispensable : réduire les risques liés aux emprunts toxiques. Les renégociations qui ont lieu sont d'ampleur limitée. Les établissements rechignent en effet à négocier avec leur prêteur, car cela reviendrait à constater leurs pertes et à négocier les pénalités de remboursement anticipé. Certains sont encore en phase de bonification d'intérêts et attendent le moment où les taux vont augmenter pour engager leur renégociation. Il nous semble que les pouvoirs publics doivent lancer de manière beaucoup plus résolue une stratégie globale de réduction des risques liés aux emprunts toxiques. C'est pourquoi nous proposons la création, comme il a été fait pour les collectivités locales, d'un fonds d'aide à la désensibilisation des emprunts toxiques. Les pouvoirs publics, à la suite de notre rapport, ont décidé la création de ce fonds ; qui est en train d'être mis en place. Les montants nécessaires devraient être apportés à la fois par des concours des principaux établissements de crédit à l'origine de ces emprunts structurés, et par des dotations de l'assurance maladie. Ce fonds, doté de quelque 100 millions d'euros pour les cinq ans à venir, devrait permettre d'amorcer cette stratégie de désensibilisation.