Intervention de François de Rugy

Séance en hémicycle du 29 octobre 2014 à 21h30
Lutte contre le terrorisme — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois de Rugy :

Le texte qui nous est présenté aujourd’hui à l’issue de la commission mixte paritaire s’inscrit dans la droite ligne du projet gouvernemental. Il en reprend d’ailleurs les quatre mesures principales : la mise en place d’une interdiction administrative de sortie du territoire, la création d’un délit d’entreprise terroriste individuelle, l’entrée des délits d’apologie du terrorisme et de provocation au terrorisme dans le code pénal et la possibilité de bloquer des sites internet par la voie administrative.

L’analyse que nous faisions il y a un mois à l’Assemblée nationale conserve ainsi toute sa pertinence. Le recours à des moyens exceptionnels, y compris des restrictions à la liberté individuelle – comme en emporte en particulier à la mise en place d’une interdiction administrative de sortie du territoire – peut être justifié par des situations d’urgence. C’est possible dans notre esprit sous la réserve expresse d’une motivation explicite et du contrôle in fine de l’autorité judiciaire.

Dans le cas d’une interdiction administrative de sortie du territoire assortie d’un retrait des documents d’identité – mesure qui peut se justifier mais qui est, de fait, attentatoire aux libertés –, un contrôle par le juge des libertés et de la détention nous semblait s’imposer. Cette option n’a pas été retenue, même si le Sénat a accru les garanties dont bénéficiera la personne mise en cause.

S’agissant de la caractérisation de l’acte terroriste individuel, une définition plus précise, distinguant les délits d’apologie et les délits de provocation, nous paraissait indispensable. Cette option n’a pas non plus été retenue.

Enfin, pour ce qui est du blocage administratif des sites internet, la recherche d’une solution plus efficace et moins facilement contournable nous semblait plus que souhaitable. Cette option n’a pas davantage recueilli les suffrages. À notre sens, comme aux yeux de beaucoup de spécialistes du sujet, les dispositions de ce texte relatives à internet apparaissent très décalées. De fait, lors du débat en première lecture, un certain nombre de nos collègues parlementaires qui étudient plus particulièrement ces questions avaient souligné combien elles traduisaient une certaine méconnaissance du fonctionnement réel d’internet aujourd’hui.

Ainsi le texte, dans sa rédaction, n’encadre pas suffisamment les pouvoirs nouveaux qu’il confère à l’administration et les techniques qu’il met à sa disposition, ce qui fait courir des risques juridiques mais aussi potentiellement – disons-le – des risques politiques dans un autre contexte. En effet, n’oublions pas que nous ne légiférons pas uniquement pour faire face à la situation actuelle. La notion de terrorisme n’est pas toujours facile à définir : il y a des contestations, – disons-le sereinement – s’agissant de la qualification d’« organisation terroriste », et soyons attentifs aux mots que nous utilisons. Je pense à un cas précis : celui du Parti des travailleurs du Kurdistan, qui figure sur une liste d’organisations terroristes que tout le monde ne reconnaît pas de la même façon. On peut imaginer que, dans certains États, la qualification de « terroriste » soit employée à d’autres fins que celle que nous poursuivons aujourd’hui dans ce texte et dans le contexte actuel.

Lors de leurs débats, nos collègues sénateurs ont par ailleurs introduit de nouvelles dispositions dans le texte.

Reconnaissons que certaines d’entre elles vont dans le sens d’une meilleure garantie des libertés individuelles, comme la tenue d’une audition, dans un délai de huit jours, de la personne faisant l’objet d’une interdiction administrative de sortie du territoire, ce que nous avions d’ailleurs demandé en vain, ici, en première lecture ; citons également la précision des voies de recours pour les individus frappés par ces dispositifs ou encore la suppression de l’extension à trente jours du délai d’effacement en matière d’interceptions de sécurité.

D’autres mesures, au contraire, nous semblent mettre en péril l’équilibre déjà fragile du texte. Je pense notamment à l’article 1 bis, qui crée un dispositif d’interdiction administrative du territoire pour un étranger qui constituerait une menace pour un intérêt fondamental de la société. Certes, nous sommes tout à fait d’accord pour prendre en considération la question des étrangers, de même que nous l’avons fait pour les nationaux. Mais cette mesure dépasse largement le cadre de la lutte contre le terrorisme, et vient se greffer au texte tardivement, à l’initiative du Gouvernement, sans grande concertation ni étude d’impact. Par ailleurs, elle pose une question de conventionnalité, puisqu’elle contrevient largement au principe de libre circulation, qui est au coeur du droit communautaire, auquel la France souscrit. De surcroît, la notion d’« intérêt fondamental de la société » nous semble au minimum poser question. Si un jour, des juges ou des magistrats prennent des décisions en vertu de ces dispositions, ils doivent savoir que, lors du débat parlementaire, ces questions ont été soulevées.

Je crains, monsieur le secrétaire d’État, qu’à trop vouloir renforcer notre législation antiterroriste dans toutes ses composantes, nous ne prenions le risque de perdre en cohérence et en crédibilité par des mesures fragiles dans leur principe – je viens d’en donner quelques exemples –, délicates dans leur application – je pense encore une fois à internet – ou même carrément inefficaces – c’est encore le cas d’internet.

On pourrait d’ailleurs également se poser la question de la constitutionnalité de certaines dispositions. Il y a fort à parier que le texte ne sera pas soumis au Conseil constitutionnel, du moins a priori, puisque, s’il est voté par les principaux groupes des deux assemblées, il n’y aura sans doute pas soixante parlementaires pour le déférer à son examen. Peut-être ce contrôle aura-t-il lieu, un jour, par la voie de questions prioritaires de constitutionnalité, ce qui serait regrettable, car cela témoignerait, a posteriori, d’une certaine fragilité de dispositions qui, encore une fois, visent à traiter un problème bien réel, la menace terroriste, qu’il faut prendre très au sérieux et face auquel il faut être intraitable.

Pour toutes ces raisons – en particulier celles tenant à la fragilité des dispositions et à l’équilibre du texte –, le groupe écologiste confirmera l’abstention qui avait été la sienne en première lecture.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion