Intervention de Henri Proglio

Réunion du 22 octobre 2014 à 17h00
Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

Henri Proglio, président-directeur général d'EDF :

Me présenter devant votre Commission relevait de mon devoir. J'ai trop de respect pour le Parlement, pour la mission de service public qui m'a été confiée – et que j'exercerai jusqu'à son terme – et pour l'entreprise que j'ai eu l'honneur de diriger depuis cinq ans pour ne pas vous faire part de mes convictions sur le sujet sensible que représentent pour nos concitoyens et nos entreprises les tarifs de l'électricité. La question est complexe, mais je l'aborderai avec franchise.

EDF est aujourd'hui le plus grand électricien européen, voire mondial si l'on exclut les entreprises publiques chinoises : premier au Royaume-Uni, deuxième en Belgique et en Italie, troisième en Pologne. Porteur de la plus belle expertise technologique dans son domaine, il fait référence dans le monde entier. Grande entreprise cotée en bourse et soucieuse de ses actionnaires, premier investisseur en Europe – avec une dépense de pratiquement 15 milliards d'euros par an, nous sommes le plus grand donneur d'ordres à l'industrie européenne –, premier recruteur en France – 10 000 emplois créés en cinq ans –, EDF reste avant tout l'électricien historique français. Aussi, gardant dans son ADN la mission dont elle a été chargée, privilégiera-t-elle toujours les valeurs du service public à l'optimisation à court terme des résultats.

Le problème des tarifs de l'électricité est étroitement lié à celui des coûts. On ne peut pas éternellement maintenir un écart entre prix de vente et prix de revient sans aboutir soit à des excès, soit à une défaillance économique. Il faut donc fixer une ligne de long terme acceptable, guidée par les valeurs – continuité, qualité et accessibilité à tous – qui font les contraintes, mais aussi la grandeur du service public.

Les tarifs réglementés de vente (TRV) d'électricité ont une longue histoire. Ils ont accompagné le développement d'EDF depuis sa création et représentent une des caractéristiques fortes du paysage énergétique français, à laquelle nos concitoyens sont attachés. Pour notre entreprise, ils restent un enjeu majeur car, même si depuis l'ouverture du marché il y a plus de dix ans, le portefeuille de clients au TRV se réduit d'année en année au profit de celui de clients ayant choisi une offre de marché, il génère toujours un chiffre d'affaires de plus de 25 milliards d'euros par an – acheminement de l'électricité inclus –, soit une large majorité de nos revenus.

Les prix de l'électricité que les TRV offrent aux consommateurs français – entreprises, collectivités et ménages – procurent à ces derniers un avantage majeur par rapport à leurs homologues des pays voisins. Selon Eurostat, un ménage italien paie son électricité 45 % plus cher qu'un ménage français, un ménage belge, 40 % et un ménage allemand, plus de 80 %. Cette différence conduit à des écarts de facture importants, même lorsqu'on tient compte des niveaux plus faibles de consommation d'électricité par habitant dans certains pays. Ainsi, en Allemagne, la facture moyenne d'électricité et de gaz par habitant est supérieure de plus de 30 % à la facture moyenne française. Nos entreprises bénéficient également d'un avantage compétitif : toujours selon Eurostat, dans le domaine industriel, l'écart entre la France et l'Allemagne dépasse 40 %, la seule exception concernant les gros producteurs électro-intensifs, du fait d'exonérations massives accordées par les pouvoirs publics allemands mais contestées tant par les tribunaux de leur pays que par la Commission européenne. Alors que le secteur de l'électricité est ouvert à la concurrence, on doit cet avantage compétitif aux choix français de politique énergétique et à la performance industrielle d'EDF.

Le prix de l'électricité a été beaucoup mieux maîtrisé que ceux des autres énergies. Pour une base 100 en 1998, son indice est aujourd'hui, selon l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), à 130, alors que celui des carburants est à 180, celui du gaz de ville, à 200 et celui du fioul domestique, à 300. Au cours des deux dernières décennies, les tarifs hors taxes – c'est-à-dire leur part reflétant les coûts de fourniture et d'acheminement – ont baissé en monnaie constante ; comme le note la Commission de régulation de l'énergie (CRE), après la forte réduction – de l'ordre de 10 % – pratiquée en 1997, ils sont de 17 % inférieurs à leur niveau de 1998.

Cette tendance s'est inversée dans les années récentes, marquées par la reprise des investissements ; pourtant, la CRE et la Cour des comptes ont chacune de leur côté constaté que malgré leur hausse, les tarifs ne respectaient plus l'obligation – inscrite dans le code de l'énergie – de couvrir les coûts de fourniture et d'acheminement supportés par l'opérateur. C'est à ce motif que le Conseil d'État a annulé l'arrêté tarifaire de 2012, obligeant le Gouvernement à prendre un arrêté rectificatif et EDF à recalculer 130 millions de factures émises de juillet 2012 à juillet 2013. Dans son dernier rapport sur les tarifs, publié la semaine dernière, la CRE a définitivement chiffré le « déficit tarifaire » à rattraper pour les années 2012 et 2013 : aux 820 millions d'euros déjà identifiés à l'occasion de l'annulation de l'arrêté de 2012 s'ajoutent encore 1,1 milliard, le déficit total atteignant environ 2 milliards. C'est principalement ce rattrapage qui explique la succession des hausses de tarifs hors taxes ces dernières années.

La facture du client ne se limite cependant pas au tarif hors taxes ; c'est l'accroissement de celles-ci – dont la TVA et la contribution au service public de l'électricité (CSPE) – qui explique l'essentiel de l'augmentation de la facture des consommateurs depuis 2009. Pour un client résidentiel typique, 63 % de la hausse du prix, toutes taxes comprises, observée entre janvier 2009 et janvier 2013 a pour origine l'évolution de la CSPE et de la TVA. La CSPE – payée par les seuls consommateurs d'électricité – sert principalement à couvrir les charges de la péréquation tarifaire des zones non connectées au réseau continental métropolitain comme la Corse et les DOM, la solidarité – via la tarification de première nécessité – et le soutien à la cogénération au gaz et surtout aux énergies renouvelables à travers des tarifs d'achat de l'énergie supérieurs aux prix payés par les consommateurs. Depuis 2010, cette taxe spécifique a augmenté de 330 % : en 2014, elle est passée de 4,50 à 16,50 euros par mégawattheure, et la ministre de l'énergie a annoncé le 16 octobre que son montant atteindrait 19,50 euros par mégawattheure au 1er janvier 2015. La CRE recommande pour sa part de le fixer, pour 2015, à 26 euros ; en effet, malgré sa hausse, la CSPE ne couvre pas les charges des missions de service public correspondantes. Son déficit – constaté par la CRE depuis plusieurs années et estimé aujourd'hui à près de 5 milliards d'euros – s'ajoute, pour EDF, au déficit tarifaire. La dynamique de la CSPE s'explique largement par l'évolution de la charge du soutien aux énergies renouvelables, qui représente 60 % du total, mais également par la forte croissance du nombre de bénéficiaires du tarif de première nécessité (TPN) – et demain du chèque énergie – et par le financement d'une prime pour les agrégateurs d'effacement. Indépendante de l'évolution des coûts d'EDF et des tarifs hors taxes, elle contribue mécaniquement à l'augmentation des factures de tous les consommateurs d'électricité.

Ce constat appelle deux remarques. D'une part, toute mesure de soutien aux énergies renouvelables et à la maîtrise de la demande en énergie devrait être évaluée en termes d'impact sur la facture des consommateurs. D'autre part, le financement des charges de service public pourrait être mutualisé avec les autres énergies. Sans alourdir le budget des ménages ni les coûts des entreprises, ce partage rendrait le financement de la transition énergétique plus équitable.

Votre commission s'est à juste titre émue des recours déposés contre les arrêtés tarifaires, qui mettent en péril la solidité du système. Personne – ni les clients, ni EDF, ni même ses concurrents – n'a intérêt à l'insécurité juridique qu'ont générée l'annulation des arrêtés de 2009 et 2012 par le Conseil d'État et l'émission de nouvelles factures. Cet enchaînement d'événements – non couverture des coûts, recours, annulation, arrêté rectificatif, facture rétroactive – n'est dû ni à un manque de transparence ni à des évolutions brutales des coûts d'EDF. Ceux-ci sont détaillés dans plusieurs rapports du Parlement, de la CRE et de la Cour des comptes ; la CRE a notamment accès à toutes les données d'EDF et rédige un rapport annuel très complet sur le sujet, formulant un avis sur chaque arrêté tarifaire publié au Journal officiel. C'est à cause du retard qu'ils ont pris ces dernières années que les tarifs reflètent mal les coûts qu'ils sont censés couvrir. Ainsi par exemple, l'administration et la CRE ont-elles retenu pendant trois ans une hypothèse normative d'évolution des coûts commerciaux d'EDF alors même que les comptes certifiés montraient une trajectoire différente – due aux transformations de l'entreprise et aux obligations nouvelles notamment liées au droit de la consommation et aux certificats d'économie d'énergie. Lorsqu'en 2013, la CRE a reconnu ce décalage, elle a recommandé des hausses tarifaires pour en tenir compte – un rattrapage délicat en temps de crise.

Dans ce contexte, le Gouvernement a décidé d'anticiper le changement de méthode de construction tarifaire prévu par la loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (NOME) du 7 décembre 2010. L'article L337-6 du code de l'énergie prévoit que d'ici fin 2015, les tarifs additionnent progressivement le prix de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), le coût du complément à la fourniture d'électricité – qui inclut la garantie de capacité –, les coûts d'acheminement et de commercialisation, ainsi qu'une rémunération normale. Avec cette méthode – dite de construction par empilement –, la part du tarif se rapportant à la production dépendra à environ 70 % du prix de l'ARENH et à 30 % des prix de marché pour le complément de fourniture. L'adopter permettra de faire rapidement bénéficier les consommateurs des prix de marché très bas que nous connaissons. Dans son rapport de 2014 sur les TRV, la CRE compare les hausses tarifaires nécessaires en 2014 selon la méthode retenue – couverture des coûts comptables complets d'EDF ou empilement de coûts au sens de la loi NOME – et constate que l'empilement aboutit à des tarifs moins élevés d'environ 3 % en moyenne. II serait cependant audacieux de parier sur la pérennité de cet avantage car, dans les dernières années, les prix de marché ont été artificiellement poussés vers le bas par les subventions, mettant les électriciens en difficulté. Lorsque ces prix remonteront, les clients bénéficiant d'un tarif calculé selon la méthode par empilement subiront la hausse. En outre, ce mode de calcul ne résout pas le problème préexistant de la couverture des coûts de l'opérateur EDF. Loin de solliciter un droit absolu à voir couverts des coûts non contrôlés, nous sommes prêts à nous engager sur un programme supplémentaire de productivité assorti d'un mécanisme incitatif. Cet effort – venant prolonger l'esprit du programme Spark, mis en place dès 2012, qui a permis d'économiser 1,35 milliard d'euros en 2013 – serait la contrepartie naturelle de la garantie de couverture.

Directeur pour toutes les ventes d'EDF – les tarifs réglementés, les offres sur le marché de détail, les ventes en gros aux fournisseurs concurrents –, le prix de l'ARENH constitue également un enjeu crucial pour notre entreprise qui attend, avec la même impatience que les autres fournisseurs, la publication du décret qui en fixe la formule pluriannuelle de calcul. À partir de là, il sera possible de faire évoluer ce prix qui a été maintenu depuis trois ans à 42 euros le mégawattheure, alors que les coûts de maintenance et d'exploitation ont changé. Dans le projet de décret soumis à consultation, la formule fait cependant référence à la valeur comptable du parc de production – un choix lourd de conséquences financières et économiques. Comme la CRE le montre dans son rapport de 2014, avec ce mode de calcul, la dette d'EDF ira croissant d'ici à 2025 pour la seule activité de production et de commercialisation en France, sans même tenir compte du développement et du renouvellement du parc de production. Contrairement à l'objectif initial de la loi NOME, EDF ne sera pas placée dans des conditions économiques équivalentes à celles de ses concurrents.

Au total, pour que l'édifice tarifaire continue à permettre aux consommateurs français de bénéficier d'une électricité très compétitive, il faut, d'une part, que les tarifs reflètent les coûts correspondants afin d'assurer la rentabilité de l'activité ; il convient, d'autre part, de maîtriser l'évolution de la CSPE qui grève les factures. Le TPN – un dispositif déjà ancien qui a amplement fait ses preuves – devrait être conservé et complété. Avec l'extension du nombre d'ayants droit, 2,6 millions de ménages bénéficient aujourd'hui de cette tarification sociale dont l'attribution est automatique depuis 2012. Le coût de ce dispositif financé par la CSPE reste raisonnable, l'ensemble des dispositions sociales ne représentant que 5 à 6 % des recettes de cette taxe. Les bénéficiaires du TPN jouissent désormais de protections renforcées : absence de coupures et maintien de la puissance souscrite durant l'hiver, délai de paiement de quinze jours supplémentaires pour régler les factures, gratuité ou abattement pour les prestations des distributeurs. La suppression du TPN entraînerait la disparition de ces dispositions et donc une régression de la sécurité des consommateurs. C'est pourquoi le chèque énergie en cours d'élaboration devrait venir compléter le TPN afin d'élargir l'aide à d'autres énergies sans mettre en péril l'accès à l'électricité.

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