J'ai donc proposé 22 grandes mesures – en fait, elles sont plus nombreuses, mais je n'ai voulu en mettre qu'une partie en exergue – destinées à la fois à stopper la glissade, c'est-à-dire à remettre les entreprises en situation d'investir, et à mener la reconquête. Ce deuxième objectif prendra du temps. Il faudra une méthode, de la persévérance et le soutien des Français.
Ce dernier élément est décisif. On ne peut imaginer qu'un tel plan puisse être mis en oeuvre sans l'adhésion du corps social autour, non seulement de la nécessité de fournir un effort, mais aussi de ce magnifique projet collectif qu'est la reconquête industrielle. Cela suppose beaucoup d'explications, de débats – auxquels je prendrai ma part. Mais il faudra également que le dialogue social trouve un nouvel élan, dans les entreprises comme dans les branches, au niveau régional comme au niveau national. Nous devons parvenir à une forme de pacte social, socle du pacte de compétitivité que le pays doit conclure avec lui-même.
Notre industrie n'est pas suffisamment montée en gamme, c'est-à-dire qu'elle n'a pas créé les éléments de différenciation susceptibles de lui permettre d'échapper à un affrontement sur les prix, contrairement à l'industrie allemande, dont la force est de ne pas être sous la pression des prix mondiaux.
L'industrie française est donc prise en étau entre l'industrie de notre voisin, à très forte valeur ajoutée, et celle des pays émergents, de l'Europe de l'Est, mais aussi de l'Espagne, qui peuvent pratiquer des prix moins élevés parce que leur structure de coûts est différente de la nôtre.
Pour continuer à vendre, aussi bien sur le marché intérieur qu'à l'exportation, les entreprises françaises ont été amenées à s'aligner sur ces prix, et donc à rogner sur leurs marges. Entre 2001 et 2011, notre industrie a ainsi perdu dix points de marge, tandis que l'industrie allemande en a gagné cinq. En conséquence, le taux d'autofinancement de nos entreprises est tombé en 2011 à environ 65 %, une situation que nous n'avions pas connue depuis trente ans. Dès lors, il ne faut pas escompter qu'elles puissent investir. Depuis dix ans, l'investissement en France stagne à un niveau qui ne permet pas d'envisager une reconquête.
Nos entreprises sont donc prises dans un cercle vicieux : ne pouvant pas investir, elles ne peuvent pas monter en gamme puisque la montée en gamme exige en effet des investissements, de la recherche, de l'innovation. Cela a un coût.
Des faiblesses structurelles expliquent cette situation : le niveau élevé des dépenses publiques, qui entraîne une importante pression fiscale ; le millefeuille de l'administration déconcentrée et décentralisée ; une réglementation effervescente, source d'instabilité juridique. Tous ces éléments, que d'autres rapports – comme le rapport Attali – avaient déjà pointés, doivent être pris en compte.
Certaines faiblesses sont propres à l'industrie : un appareil de recherche et de formation insuffisamment articulé avec ce secteur ; une épargne qui n'est pas assez drainée vers lui ; la faible structuration de notre tissu industriel ; l'absence relative, entre PME et grands groupes, d'entreprises de taille intermédiaire – elles sont deux fois moins nombreuses qu'en Italie ou au Royaume Uni, sans même parler de l'Allemagne – ; et une insuffisante solidarité au sein des filières. Demandez aux entreprises qui fournissent à la fois des entreprises françaises et allemandes ce qu'elles pensent des relations entre fournisseurs et donneurs d'ordres dans les deux pays…
Par ailleurs, le dialogue social tombe trop souvent dans le formalisme et les stratégies de positionnement.
Enfin, le marché du travail ne fonctionne pas bien. Beaucoup de responsables d'entreprise imputent ces difficultés à l'excessive rigidité des contrats à durée indéterminée, mais ces derniers ne recouvrent qu'une partie des relations de travail. Le reste, c'est-à-dire les emplois intérimaires ou les contrats à durée déterminée, marqués par la précarité et l'absence de lien entre l'entreprise et le salarié, représente aujourd'hui 80 % des embauches. En réalité, il existe deux marchés du travail : celui des CDI, et celui des CDD et de l'intérim.
Devant l'afflux de chômeurs, Pôle emploi éprouve des difficultés à assumer son rôle d'accompagnement. L'institution est par ailleurs trop peu articulée avec l'appareil de formation : 9 % des chômeurs en France suivent une formation, un chiffre totalement insuffisant.
Ces faiblesses ne doivent pas nous pousser au fatalisme, ne serait-ce qu'en raison de l'exemple donné par certains pays qui ont réussi leur reconquête industrielle – comme la Suède ou le Canada – ou ont consolidé leurs positions – comme l'Italie, qui est parvenue à maintenir une industrie compétitive, au point que sa partie Nord est devenue la première région industrielle d'Europe.
Mais la France dispose également d'atouts, sur lesquels elle va devoir s'appuyer. Elle conserve ainsi certains pôles d'excellence, comme l'aéronautique, le luxe, la pharmacie ou le nucléaire. Elle compte de nombreuses pépites dans ses provinces. Elle dispose également de groupes mondiaux qui, certes, n'investissent plus beaucoup dans le pays, mais peuvent jouer un rôle important de structuration du tissu industriel. Air Liquide, Michelin, Saint-Gobain, etc. : nous avons plus de groupes de taille mondiale que l'Italie ou même que l'Allemagne.
L'appareil de recherche est de très haut niveau : la France fait partie des quatre ou cinq pays dans le monde capables d'être présents au niveau mondial sur un très large spectre. Même si cet appareil n'est pas suffisamment articulé avec l'industrie, il constitue un atout qu'il faut valoriser.
La productivité du travail reste forte en France, même si elle ne croît pas suffisamment, ce qui commence à poser un problème. En effet, sans augmentation de la productivité du travail, il est difficile de générer de la croissance économique. Or il existe 35 000 robots en France, contre 62 000 en Italie et 150 000 en Allemagne. Les robots ne sont pas des destructeurs d'emplois ; au contraire, ils en créent.
Le coût de l'énergie et la qualité de nos infrastructures sont également des atouts et des éléments d'attractivité. Une exception, toutefois : les ports. Nous ne disposons pas des grands ports dont notre industrie a besoin ; il suffit de comparer Gênes et Marseille.
L'ambition de l'industrie, c'est la montée en gamme. J'ai donc essayé de présenter un plan cohérent articulé autour de cet objectif, ainsi que de l'innovation et de la productivité. Il faut s'appuyer sur ce qui marche en favorisant chaque évolution positive – c'est plus facile que de lutter contre la marée. Mais il faut aussi renforcer les partenariats et la solidarité, de façon à donner un corps au « club France ». Cela passe clairement par la notion de patriotisme. Toutes les forces vives du pays doivent aller dans le même sens. Ce qui fait la force de l'industrie allemande, c'est bien le consensus et la capacité de l'ensemble des acteurs de l'industrie à travailler ensemble.
Nous devons attaquer de front la question clé de l'investissement et celle des faiblesses structurelles. S'agissant de l'investissement, seuls les chefs d'entreprise sont en mesure de prendre les décisions nécessaires. Pour cela, ils réclament trois choses : la reconnaissance, la stabilité et la prévisibilité.
Reconnaissance, tout d'abord. Les chefs d'entreprise veulent que les entreprises soient reconnues comme le lieu de la création de richesse, et qu'eux-mêmes soient reconnus comme des acteurs majeurs de l'économie. Or leur place dans la société pose actuellement problème : ils ont l'impression que le pays ne les aime pas.
Stabilité, ensuite. Nous devons freiner le déferlement réglementaire. Au sein des entreprises, nous devons faire apparaître des éléments de stabilité dans l'actionnariat et autour de l'actionnariat. Je propose donc que les actions détenues pendant deux ans créent automatiquement un droit de vote double, ce qui n'est pas le cas actuellement. Par ailleurs, pour équilibrer les instances dirigeantes, je suggère d'introduire quatre représentants des salariés dans les conseils d'administration ou de surveillance des entreprises de plus 5 000 salariés. Si l'expérience est concluante, ce seuil pourrait être abaissé.
Prévisibilité, enfin. Le Gouvernement doit afficher ses priorités afin d'étendre l'horizon des entreprises. Peut-être faut-il également prévoir des structures de débat. J'ai ainsi proposé la création d'un commissariat à la prospective, qui remplacerait l'actuel Conseil d'analyse stratégique et coordonnerait les travaux d'organismes tels que la Conférence nationale de l'industrie, le Conseil d'orientation pour l'emploi ou le Conseil d'orientation des retraites.
Une fois que la décision d'investir est prise, il reste à trouver les moyens de la financer. J'ai donc proposé de donner aux entreprises un ballon d'oxygène, grâce au choc de compétitivité. Vous en connaissez les caractéristiques : il s'agit de transférer 30 milliards d'euros de charges sociales – 20 milliards de cotisations patronales et 10 milliards de cotisations salariales – vers la fiscalité – taux intermédiaires de TVA, fiscalité écologique, niches fiscales, CSG – et la réduction de la dépense publique. Je n'en dis pas plus, car ces modalités n'ont finalement pas été retenues par le Gouvernement.
Par ailleurs, je crois essentiel que la réduction de la dépense publique soit mise à contribution pour prendre, à terme, et pour une part, le relais de la fiscalité.