Monsieur le Président, mes chers collègues, la proposition de résolution européenne de notre collègue Danielle Auroi sur l'initiative envisagée par la Commission européenne pour atteindre l'objectif « Aucune perte nette de biodiversité » a été adoptée à l'unanimité par la Commission des affaires européennes. Il nous revient aujourd'hui de nous prononcer.
Le cadre européen de réflexion et d'action en matière de biodiversité est aujourd'hui issu de la communication adressée par la Commission européenne, le 25 octobre 2011, au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions et intitulée « La biodiversité, notre assurance-vie et notre capital naturel. Stratégie de l'Union européenne à l'horizon 2020 ».
Chacun le sait, la perte de biodiversité constitue, avec le changement climatique, la plus grave des menaces environnementales mondiales, les deux phénomènes étant d'ailleurs inextricablement liés. Les chiffres sont connus, mais il ne faut pas se lasser de les répéter : selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), 60 % des écosystèmes mondiaux seraient dégradés ou utilisés de manière non durable ; 75 % des stocks halieutiques sont surexploités ou significativement réduits ; 75 % de la diversité génétique des cultures agricoles ont été perdus dans le monde depuis 1990 ; on estime à 13 millions le nombre d'hectares de forêts tropicales détruits chaque année ; au sein même de l'Union européenne, 17 % seulement des habitats et des espèces et 11 % des principaux écosystèmes protégés par la législation de l'Union sont dans un état favorable, en dépit des actions menées.
La nouvelle stratégie proposée vise donc à enrayer la perte de biodiversité et la dégradation des services écosystémiques au sein de l'Union d'ici à 2020, à assurer dans la mesure du possible leur rétablissement et à renforcer la contribution de l'Union à la prévention de la perte de biodiversité. Six objectifs sont définis : enrayer la détérioration de l'état de l'ensemble des espèces et habitats couverts par la législation de l'Union relative à la nature et améliorer leur état de manière significative et mesurable d'ici à 2020 ; préserver et améliorer les écosystèmes et leurs services grâce à la mise en place d'une infrastructure verte et au rétablissement d'au moins 15 % des écosystèmes dégradés ; assurer la durabilité de l'agriculture, de la foresterie et de la pêche ; lutter contre les espèces exotiques envahissantes ; intensifier la contribution de l'Union européenne à la lutte contre la perte de biodiversité au plan mondial.
Ces six objectifs sont associés à vingt actions destinées à en assurer la mise en oeuvre. Pour préserver les écosystèmes et services associés – c'est-à-dire pour atteindre le deuxième des objectifs que je viens de citer – il est ainsi prévu que la Commission européenne élabore, d'ici à 2014 et en collaboration avec les États membres, une méthode d'évaluation de l'impact des projets, plans et programmes en faveur de la biodiversité financés par l'Union, et qu'elle poursuive ses travaux en vue de proposer, d'ici à 2015, une initiative visant à éviter toute perte nette pour les écosystèmes et leurs services, par exemple grâce aux régimes de compensation.
L'initiative « Aucune perte nette de biodiversité », qui nous retient aujourd'hui, devrait donc se traduire par la publication, dans quelques mois, d'un document précisant les orientations et la stratégie à adopter afin d'éviter toute perte nette pour les écosystèmes et les services qui leur sont attachés. La réflexion des institutions de l'Union sur ce sujet aura entre-temps été alimentée par plusieurs contributions. En effet, le Parlement européen a adopté, le 20 avril 2012, une résolution invitant instamment la Commission à développer un cadre réglementaire efficace sur ce thème. Un groupe de travail technique a été constitué par la Commission, qui a publié deux documents de travail. Dans le cadre d'un appel d'offres, un rapport a été remis par l'Institut pour une politique environnementale européenne. Enfin, une consultation publique de la Commission européenne sur cette future initiative de l'Union a été organisée en ligne, du 5 juin au 17 octobre 2014. La Commission des affaires européennes de notre Assemblée a d'ailleurs proposé sa contribution.
La proposition de résolution européenne de Mme Danielle Auroi rappelle tout d'abord que, malgré les législations et les politiques de l'Union européenne consacrées à la protection de l'environnement, la biodiversité continue de décliner sur notre continent et qu'une responsabilité particulière incombe à la France en la matière, compte tenu des richesses en biodiversité qu'elle recèle, notamment outre-mer.
Il est ensuite proposé que l'Assemblée nationale soutienne plusieurs principes, à commencer par celui même d'une initiative « Aucune perte nette de biodiversité » et par l'idée consistant à axer cette dernière sur trois causes principales de perte de biodiversité – changement d'usage des terres, surexploitation des ressources naturelles et pollution diffuse des eaux. Nous soutiendrions également une concentration des moyens associés à l'initiative sur les zones extérieures au réseau Natura 2000, afin de défendre la biodiversité « ordinaire » pour limiter la segmentation et la fragmentation du territoire, ainsi qu'un renforcement de la mise en oeuvre des directives relatives à la responsabilité environnementale, aux études d'impact environnemental et aux évaluations stratégiques des incidences sur l'environnement. Nous proposerions l'accroissement du verdissement de la politique agricole commune afin de mieux protéger les zones semi-naturelles, la sanctuarisation des moyens dédiés à la biodiversité dans le budget de l'Union européenne et l'élaboration d'un cadre juridique européen pour la compensation, comprenant des principes généraux et des normes communes. Enfin, nous soutiendrions l'inclusion de la notion de compensation dans la future initiative, à condition qu'une grille de sélection stricte bloque l'éligibilité à cette option de projets ayant fait fi des trois premières étapes de la hiérarchie d'atténuation – éviter, réduire et restaurer – et que les opérations de compensation empêchent réellement une perte nette de biodiversité ou de services écosystémiques.
Inversement, la proposition de résolution émet un avis très défavorable à l'élaboration éventuelle d'un cadre européen incitant à des compensations volontaires, ce qui irait à rencontre du principe selon lequel il convient de privilégier les trois premières étapes de la hiérarchie d'atténuation que je viens de citer.
Votre rapporteure ne peut naturellement qu'apporter son plein soutien à certaines des orientations de la proposition de résolution.
Il en va ainsi du principe d'une nouvelle initiative européenne en faveur de la biodiversité, visant à ce que l'année 2020 marque un point d'arrêt dans le mouvement ininterrompu d'érosion de la biodiversité observé au cours des décennies passées. De même, la concentration des moyens sur les zones de biodiversité ordinaire, le renforcement de la mise en oeuvre de plusieurs dispositions déjà existantes ou la sanctuarisation des moyens dédiés à la biodiversité ne peuvent qu'être approuvés.
J'émettrai en revanche certaines réserves sur la mise en avant particulière du concept de « restauration », qu'il s'agisse de restaurer les atteintes portées à une espèce, ou même à certaines populations d'espèces, de restaurer des fonctionnalités de la nature ou des services écosystémiques, ou encore de restaurer des milieux dégradés par la mise en oeuvre de projets économiques, territoriaux ou d'infrastructure. La remarque de notre collègue Danielle Auroi à propos de la compensation trouve en effet à s'appliquer également à la restauration, et probablement même avec plus de force encore : une telle opération « ne peut le plus souvent être qu'imparfaite car l'homme ne dispose pas toujours des outils et technologies pour refaire ce que la nature avait mis des milliers voire des millions d'années à fabriquer. Il ne sait tout bonnement pas recréer certains habitats remarquables comme les tourbières ou les forêts primaires, essentiels à la survie de nombreuses espèces végétales ou animales, qu'il s'agisse d'insectes, d'oiseaux ou de mammifères ».
En l'état actuel de nos connaissances, il n'est pas réaliste d'espérer restaurer strictement un écosystème subtil avec ses interactions complexes que des interventions humaines ont dégradé. Sauf à bloquer toute initiative, c'est bien, quand on n'a pas su éviter ou réduire de façon significative, vers une « compensation » des dommages causés qu'il convient de s'orienter. Pire, en plaçant nos espoirs présomptueux sur la restauration, le risque est grand de ne plus prêter assez d'attention aux deux premiers termes de la séquence d'atténuation – éviter et réduire les dommages – alors même qu'ils constituent bien les objectifs prioritaires vers lesquels les efforts doivent tendre et que ce n'est que lorsque leurs limites auront été éprouvées qu'une solution de substitution devra être engagée.
La vraie question, c'est la nature de cette compensation : la comprend-on comme une compensation en équivalence financière ou en équivalence écologique, c'est-à-dire en nature ? Pour avoir auditionné les premiers opérateurs pratiquant la compensation, je sais que l'on vise heureusement, la plupart du temps, une compensation en nature et non financière. Mais cette orientation ne lève pas la véritable difficulté de l'exercice. En effet, aujourd'hui, la compensation n'implique qu'une obligation de moyens : il faut mettre raisonnablement tout en oeuvre pour opérer une compensation des pertes. Si l'on détruit par exemple une zone à pique-prune pour y faire passer une autoroute – aucun autre tracé n'étant possible – il faut essayer d'aménager, via notre génie écologique, une autre zone propice à l'implantation et au développement du pique-prune. Mais, en l'état actuel, il n'existe aucune obligation de résultat, c'est-à-dire d'implantation effective du pique-prune : la réussite de l'opération de compensation n'est pas évaluée. On ne saurait d'ailleurs pas choisir une échelle de temps pertinente pour apprécier le bilan de la compensation dans le temps. Dès lors qu'on ne s'intéresse pas au résultat effectif de la compensation, comment juger de l'absence de perte nette de toute biodiversité ? Aujourd'hui, nul n'est amené à en répondre. Pis encore, on pourrait imaginer qu'une opération de compensation se traduise dans les faits par un coup de pouce à une espèce concurrente de l'espèce atteinte par l'infrastructure, une espèce exotique invasive par exemple. Dans ce cas de figure, l'atteinte portée par le projet serait double et la perte de biodiversité serait accentuée au lieu d'être compensée !
D'autres questions se posent, par exemple celle de la fongibilité de deux populations d'une même espèce, qui peuvent pourtant avoir développé des variantes et particularités génétiques qui assurent, au niveau global, la résistance de l'espèce à des zoonoses ou à des appauvrissements génétiques.
Plus généralement, votre rapporteure estime donc que c'est plutôt dans le cadre du projet de loi sur la biodiversité, examiné par la Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire au mois de juin dernier et dont la discussion en séance publique pourrait intervenir au premier trimestre de l'année 2015, que l'ensemble de cette discussion pointue pourrait le plus avantageusement prospérer.
Malgré ces petits écueils, et parce qu'une stratégie très offensive est maintenant nécessaire, je vous invite à ne pas vous opposer à l'adoption de cette proposition de résolution. Je ne proposerai donc qu'un amendement, rédactionnel.