Intervention de Sophie Dessus

Réunion du 29 octobre 2014 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSophie Dessus, rapporteure pour avis :

Qui eût pu dire qu'en travaillant sur le budget du patrimoine, nous partions vers une étonnante aventure, qui nous a conduits des usines désaffectées au coeur de la création artistique et des utopies urbaines ?

On ne peut présenter le budget du patrimoine sans se poser la question : qu'est-ce que le patrimoine ? Patrimoine d'hier, patrimoine d'aujourd'hui, patrimoine de demain, patrimoines tout simplement réunis dans le temps par la création artistique.

Le patrimoine d'hier et son budget, nous l'évoquerons demain, à l'occasion de la commission élargie. Le patrimoine d'aujourd'hui, ou celui récemment considéré comme tel, j'y consacrerai mon intervention en m'attardant sur la réhabilitation de sites industriels des XIXe et XXe siècles et leur reconversion en sites culturels. Quant au patrimoine de demain, il renvoie à la question de savoir si l'on veut se donner les moyens d'avoir un patrimoine du XXIe siècle et si l'on laisse aux créateurs la possibilité de le bâtir dans une société où la diversité cède la place à la standardisation, standardisation qui, selon Rudy Ricciotti, est un « laminoir qui vous pèle l'âme jusqu'à l'os ».

Si le XIXe siècle a été marqué par l'invention des monuments historiques, encensés par une mémoire collective – loi de 1913, mesures de protection des années 1930 –, il faudra attendre André Malraux puis Jack Lang pour que notre patrimoine industriel, scientifique ou technique devienne objet de convoitise et que l'on bascule de la notion d'un patrimoine révéré mais figé à un patrimoine « recyclé », un patrimoine « de lieux vivants, pour des gens vivants, et porté par un projet collectif : une utopie urbaine », selon les termes de Fabien Jannelle de la Ferme du Buisson. Et c'est à travers l'exemple de quelques sites industriels que nous avons tenté de comprendre ce que cette utopie voulait dire.

À côté du plus emblématique d'entre eux, le Lieu Unique, ancienne biscuiterie de la famille Lefèvre-Utile à Nantes, citons entre autres la Ferme du Buisson à Marne-La-Vallée, ancienne chocolaterie de la famille Menier, le Channel, anciens abattoirs de Calais, la Papeterie à Uzerche, le Centquatre, anciennes pompes funèbres de la Ville de Paris, le Magasin, ancienne chaudronnerie à Grenoble, ou la Belle de Mai, ancienne usine d'allumettes, à Marseille.

Ce qui est frappant, c'est leur point commun à tous, le secret de la réussite de leur réhabilitation, qui tient à la réunion de trois éléments : un site, une équipe, un projet. S'il en manque un seul, la greffe prend plus difficilement et la réhabilitation perd de sa raison d'être.

« Pour réussir la grande aventure culturelle, il faut la sainte alliance entre le monde culturel et le monde politique », nous a expliqué Fabien Jannelle de la Ferme du Buisson. Il a estimé ne pas être parvenu à relever le défi jusqu'au bout parce que l'adhésion de la collectivité lui avait manqué. Peut-être n'a-t-il pas eu les élus locaux derrière lui autant qu'il l'aurait souhaité, mais il a eu l'appui du ministre de la culture, Jack Lang, et son utopie urbaine a pris corps.

Au Channel à Calais, un élu, l'architecte Patrick Bouchain, et Francis Peduzzi, l'initiateur du projet, ont formé une équipe soudée, investie, adaptant le chantier en permanence à l'évolution du projet, qui a permis la création, dans les anciens abattoirs, d'un lieu correspondant aux attentes du public, des initiateurs et des élus, pour 15 millions d'euros, soit un coût au mètre carré moins élevé que pour la construction de logements sociaux.

Le Lieu Unique, quant à lui, reste le plus exemplaire. À son origine, on trouve un élu, Jean-Marc Ayrault, un initiateur, Jean Blaise, un architecte, Patrick Bouchain. Et ces trois « allumés », titre que je leur donne en mémoire de l'histoire culturelle de Nantes qu'ils ont portée, ont conquis la ville à partir de leur projet culturel. En 1999, pour 60 millions de francs, ils ont créé le Lieu Unique, qui a été suivi par les spectacles de Royal de Luxe, les Machines de l'Île et le Voyage à Nantes. Ils avaient rêvé de faire de la politique culturelle l'épine dorsale de l'économie et de la redynamisation du territoire et ils l'ont fait.

Au Centquatre, la conception fut différente. Il n'y a pas eu d'équipe à proprement parler, mais un architecte qui a signé une belle restructuration. Toutefois ni la complicité politique, ni le projet n'étaient aussi présents qu'ailleurs. « On aurait dû être à la fois plus audacieux et plus modeste, on n'avait pas assez défini les besoins en amont, ce qui a entraîné un surcoût important, et des contraintes architecturales que les élus un peu trop éloignés du dossier n'ont pas pu négocier », nous a expliqué l'un des coordinateurs, Frédéric Fisbach. Ici a manqué au projet le rêve qui se doit d'aller avec le site, pour que l'âme et l'histoire de ce dernier soient respectées.

Ce mélange d'utopie et respect, on le retrouve à la Papeterie ou au Channel, où Francis Peduzzi explique qu' « un milieu culturel au XXIe siècle n'est pas un théâtre, mais un lieu de vie, où l'on se rend sans avoir à assister à une pièce, où l'on trouve un resto, un bar, une librairie, une crèche, un lieu de rencontre et de création, un lieu au service de l'imaginaire ». Jean Blaise, pour sa part, parle d'un « lieu qui va transpirer l'art », et Patrick Guyer, actuel directeur du Lieu Unique, d'un « familistère toujours ouvert à tous ».

Ainsi, à la Ferme du Buisson, projet et site s'entremêlent. Dans ce village saint-simonien, on a appliqué les principes de l'abbaye de Thélème, chers à Rabelais. On y joue la carte patrimoniale, tout autant que celle de la création ; on n'y dissocie pas l'enseignement de la détente. Point de luxe ostentatoire, mais l'essentiel : dialogue et confrontation entre les artistes, les passants, les entreprises. Sur les chantiers, on ne danse pas avec les loups mais avec les pelleteuses. Sur le site, prime la volonté que les habitants s'approprient l'espace et réalisent l'utopie de croire en la culture pour changer le monde.

Pour réussir, explique Marc Warnery du cabinet d'architectes Reichen et Robert, « il ne faut pas démolir pour reconstruire, il faut faire avec », en s'adaptant aux territoires, en redonnant vie à des quartiers désertifiés, en aménageant des projets urbains dans des zones en friche, en évitant la banalisation, en réapprenant à vivre ensemble, en amenant une nouvelle identité à un lieu. Le site de DMC à Mulhouse en est un exemple.

Tout cela n'est que l'illustration des propos de Christian de Portzamparc selon lesquels « respecter le passé, c'est le faire revivre ». C'est ainsi que se dessinent aujourd'hui de grands projets qui feront les villes de demain, avec une autre façon de les habiter et de vivre ensemble, que ce soient le projet Darwin à Bordeaux ou Pompeia à São Paulo.

Vouloir des villes de demain, vouloir des utopies urbaines implique d'être prêts à se battre pour soutenir ce que sera le patrimoine de demain. Et vouloir un patrimoine demain, c'est laisser libre cours à l'imaginaire du créateur, ce qui, à écouter les porteurs de projets comme les architectes, est devenu très complexe dans la société standardisée qui est la nôtre, régie par un océan de normes. Certains s'y résignent, tels les membres de l'agence Reichen et Robert : « le problème des normes, c'est qu'elles sont aveugles, et qu'elles changent avant même que le projet ne soit terminé ; elles se cumulent, sont limitatives et non incitatives ». D'autres, plus philosophes ou plus aguerris, comme au Lieu Unique, contournent les obstacles, avec le soutien des municipalités qui décident de ramener la notion de bon sens là où elle n'est plus. D'autres encore, plus poétiques, comme Francis Peduzzi, réclament désormais une norme, mais une seule, la HQH, norme de « haute qualité humaine ».

Rudy Ricciotti quant à lui, y va à la marseillaise. Avec sa verve toute méditerranéenne, dans son ouvrage L'architecture est un sport de combat, il déclare la guerre au « salafisme architectural, à la pornographie réglementaire » ; il crie haro sur « les criminels de l'environnement, les déserts de la répétition, la perte des savoir-faire ». Il nous alerte enfin sur les abus du principe de précaution, « oxymore du cauchemar forniquant avec l'utopie » : « le principe de précaution provoque l'augmentation du consumérisme, avec à la clé un désastre environnemental ». « À qui profite, ajoute-t-il, ce principe de précaution qui permet de fabriquer des marchés ? Qui écrit les champs normatifs ? Qui les conseille ? Les sachants ne seraient-ils pas, en réalité, les fabricants ? Ceux qui jour après jours participent à l'exil de la beauté ? ». Et ces questions, il nous les pose à nous, députés, il nous demande de travailler sur ce sujet et d'y travailler vite, car « le suicide collectif est engagé, dans l'indifférence citoyenne ».

Excessif, allez-vous me dire. Pourtant, Rudy Ricciotti n'est pas le seul à sonner l'alerte. Sur un ton plus angevin, mais tout aussi catastrophé, Jack Lang nous rappelle que nous sommes responsables. Il importe selon lui que la future loi relative à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine s'attaque à ces problématiques, afin que le patrimoine ait un avenir. « Ouvrons les yeux, écrit-il. Arrêtons le massacre. Arrêtons d'anéantir les beautés du passé, nous dépouillons l'avenir. Ce n'est pas manquer d'imagination que de vouloir conserver des monuments qui ont perdu leur usage, c'est au contraire avoir confiance en celle des hommes pour les réinventer. Déclarons la guerre à la routine stérile et au byzantinisme. Nous avons laissé s'installer partout le même lotissement. Nous avons réussi à standardiser la périphérie des villes ; nous avons fait des zones commerciales des champs de tôles ondulées. Nos jardinières en granulo-béton sont devenues des tombeaux à mégots. Nous célébrons la dictature du thuya. Nous multiplions les ronds-points devenus la spécialité de l'art décoratif français. Ouvrons les yeux, il est grand temps d'utiliser le patrimoine comme un levier de l'aménagement du territoire et de l'urbanisation. Il est temps que le respect de la beauté passée se double d'une exigence de beauté à venir. » Et de conclure en citant René Char : « Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté ».

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