Intervention de Audrey Célestine

Réunion du 15 octobre 2014 à 10h30
Délégation aux outre-mer

Audrey Célestine, docteure en sciences politiques :

C'est une lourde tâche que de donner sur cette question et en dix minutes un point de vue universitaire. Je ferai néanmoins quelques remarques, à la fois sur les données qui ont été présentées mais aussi sur les réactions de la salle. Cela permettra peut-être, en cette période de fête de la science et de mobilisation du monde scientifique, de montrer que la science n'est pas le fait de personnes isolées dans leur tour d'ivoire et déconnectées du réel.

Sur tous ces enjeux de migration, d'installation, d'incorporation des gens d'outre-mer dans l'hexagone, les chercheurs ont une approche à long terme, qui privilégie le temps long par rapport aux instantanés et aux « instants zéro ». Il convient ainsi de replacer ce qui a été dit dans un temps plus long, qui est celui de la recherche sur l'outre-mer et de l'histoire des personnes en provenance de l'outre-mer.

Je ferai une observation à propos de l'audace des gens d'outre-mer. Cette audace ne date pas d'aujourd'hui. Dans un premier temps, il fallait avoir l'audace de partir de chez soi et de fuir la misère. Mais aujourd'hui, cette audace perdure. Les nouvelles générations continuent de partir. Pourtant, on ne meurt plus de faim. Si l'on part, c'est parce que les évolutions de nos sociétés nous ont poussés à aspirer à autre chose, à plus grand (par exemple quand on vient d'une petite île comme la Martinique), à plus loin. Et c'est tout cela qui fait la réalité ultramarine – je ne suis pas sûre non plus d'aimer le terme – dans l'hexagone.

En tout cas, cette catégorie d' « outre-mer » est clairement devenue une catégorie politique mobilisée, comme le faisait remarquer le ministre, M.Victorin Lurel. Il se passe quelque chose depuis une vingtaine d'années, qui est à replacer dans une tendance longue.

L'usage des termes d'outre-mer, d'ultramarin, est passé dans le langage commun. Et ces termes ne s'appliquent pas seulement à des territoires qui seraient outre-mer, mais également à des populations. On a parlé aujourd'hui de « populations ultramarines ». Cela ne plaît pas à tout le monde. L'un des intervenants ne s'est-il pas présenté comme venant de La Désirade, et non de l'outre-mer ? Pour autant, le terme est de plus en plus utilisé et tend à recouvrir suffisamment de choses pour que l'on organise aujourd'hui, à l'Assemblée nationale, une présentation d'enquête qui porte sur l'outre-mer. C'est révélateur de la mobilisation et de la construction de certains intérêts qui seraient communs.

Selon moi, l'image très positive dont semblent bénéficier aujourd'hui les personnes originaires d'outre-mer et l'outre-mer est à mettre en rapport avec un certain nombre d'actions menées depuis une ou deux décennies. Je pense à l'année des Outre-mer, en 2011, aux mouvements de 2009 qui ont contribué à mettre en avant la complexité des situations sociales et politiques en outre-mer, mais également aux actions d'un certain nombre d'acteurs associatifs qui émaillent la vie des personnes originaires d'outre-mer depuis le début de la migration massive – comme le CASODOM (Comité d'action sociale en faveur des originaires des départements d'outre-mer en métropole) dont certains représentants sont ici présents.

Mais cette image positive n'est-elle pas liée aussi au fait que, pour beaucoup de Français, les personnes d'outre-mer font partie de leur quotidien ? Ce sont des gens qui travaillent dans les administrations qu'ils fréquentent, dans les entreprises qu'ils peuvent solliciter, qui organisent des manifestations dans tous les coins de France. Même si ces manifestations ne sont pas forcément reliées par les médias, elles révèlent un ancrage local qui fait sens pour un certain nombre de personnes. Ce sont des gens qui envoient leurs enfants dans les écoles, certains d'entre eux y enseignent, etc. Ce quotidien fait que depuis une, deux ou trois générations, on se connaît, on se fréquente, des relations amicales se nouent, et des mariages ont lieu.

Cela justifie que l'on aille au-delà des enquêtes statistiques et que l'on essaie de mieux connaître ce qui se fait à un niveau qualitatif – recherches au long cours, recherches ethnographiques.

Avec un certain nombre de collègues, nous essayons de fédérer tout ce qui se fait en termes de recherches sur l'outre-mer et sur la migration des populations originaires des Outre-mer. Sur l'expérience des personnes originaires des Outre-mer dans l'hexagone, nous avons établi 50 pages de bibliographie, dont des travaux qui ne sont pas nécessairement connus ni même publiés. Certains ouvrages ont été écrits au début des années 60 et d'autres beaucoup plus récemment. Tout cela contribue à documenter, et peut-être à mieux comprendre et à mieux saisir une partie des chiffres, mais également les contradictions sur lesquelles certains intervenants ont insisté tout à l'heure. Car venir d'un territoire situé outre-mer et s'installer ici constitue une expérience complexe.

Ces enquêtes sont effectivement lisibles immédiatement –et nous avons mis en avant trois résultats importants. D'autres enquêtes, d'autres travaux, sur le long terme, donnent à voir une réalité parfois plus complexe. Mais je pense que si nous sommes là, c'est parce que nous sommes prêts à nous confronter à cette complexité qui n'est pas non plus exagérée.

Cela nous renvoie à la question de la visibilité qui, pour certaines personnes, constitue un enjeu important. Aujourd'hui, nous avons été nombreux à déplorer l'absence de visibilité de l'outre-mer, notamment dans les médias, etc. Pour autant, il faut envisager la visibilité uniquement comme un moyen, et pas seulement comme une fin. Que gagne-t-on à être plus visible ? En a-t-on terminé pour autant ? Pas nécessairement. Pourquoi faut-il être plus lisible ? À quoi sert, à terme, une meilleure visibilité ? Sans doute à mieux se connaître. Mais il me semble que l'action doit aller au-delà de cet enjeu de visibilité, si important soit-il.

Ensuite, le fait que l'état d'esprit des ultramarins de l'hexagone serait plus positif que celui de la population hexagonale a été évoqué par l'ensemble des intervenants. Mais à côté des représentations, il y a les pratiques et il serait important de se faire une idée de ces pratiques et des raisons pour lesquelles cet état d'esprit serait plus positif. On peut ainsi émettre un certain nombre d'hypothèses, comme l'existence d'une vie collective structurée qui permet d'avoir un état d'esprit positif en dépit du contexte national un peu morose. Reste que, pour étudier les pratiques, on se heurte là encore à l'insuffisance des outils statistiques, malgré des tentatives de construction statistique pour mieux connaître la réalité de l'outre-mer, notamment en hexagone. Je pense évidemment aux travaux de Claude-Valentin Marie, que vous êtes nombreux à connaître ici.

Sur la question de la discrimination, il y a énormément à dire. Les chiffres sont assez alarmants, dans la mesure où ils traduisent des sentiments de discrimination relativement importants. En outre, les enquêtes qualitatives, l'enquête ethnographique, les situations d'entretien, révèlent une tendance à minimiser les discriminations et le racisme – lequel n'est d'ailleurs pas directement évoqué. En effet, parce qu'ils n'ont pas les mots pour le dire, parce que certains clichés font d'eux des personnes susceptibles, toujours en train de se plaindre, les gens ont tendance à se limiter et à taire certaines situations. Voilà pourquoi il est nécessaire de disposer de véritables outils permettant de mesurer les pratiques.

Les résultats des enquêtes ethnographiques menées dans les offices d'HLM sont affolants, s'agissant des pratiques discriminatoires. Par exemple, on ne met pas dans tel immeuble tel type de population ; une personne noire qui travaille sera l'équivalent d'un blanc qui ne travaille pas. Pour saisir ce genre de pratiques, il faut faire de la recherche pendant deux, trois ou quatre ans dans un office d'HLM.

Je terminerai sur l'intérêt ou les intérêts des populations d'outre-mer. On observe en effet depuis vingt ans des convergences : des mobilisations se font, des ponts se construisent entre ici et les là-bas. Mais qu'est-ce que c'est que l'intérêt ultramarin ? On évoquait tout à l'heure le fait que les élus ne prenaient pas suffisamment en compte les intérêts des personnes originaires de l'outre-mer ? Mais quels intérêts ? Nous sommes, là encore, renvoyés à la complexité de la situation de ces populations, de leurs enfants, et parfois de leurs petits-enfants dont on finit par ne plus savoir exactement d'où ils viennent.

On a mis en avant la plurivocité des Outre-mer, en parlant justement « des » outre-mer et non plus de l'outre-mer. Aujourd'hui, ce pluriel est important, non pas seulement parce que la diversité est bonne pour la France et la République, mais parce que, entre les différents territoires, mais également entre les différentes générations, entre Paris et la province, les intérêts des populations ne sont pas nécessairement les mêmes. On parlait tout à l'heure du monde entrepreneurial. J'ai eu le plaisir de mener, il y a quelques mois, une enquête sur les organisations patronales d'outre-mer avec une collègue du pôle universitaire de la Martinique : les intérêts du patronat de la Martinique ne sont pas non plus les mêmes, selon que l'on est importateur ou que l'on produit sur place.

En conclusion, se confronter à la complexité de nos territoires et de nos populations est essentiel si l'on veut mener à bien le travail qui consiste à mettre en avant, mais également à accompagner l'audace des personnes originaires de l'outre-mer, notamment ici, dans l'hexagone.

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