Intervention de Thomas-Olivier Léautier

Réunion du 6 novembre 2014 à 8h00
Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

Thomas-Olivier Léautier, professeur des universités, université de Toulouse-I Capitole, membre de l'école d'économie de Toulouse :

Je suis très honoré d'être assis à la même place que le président Boiteux, hier.

L'économiste que je suis commencera par souligner que nous n'avons plus besoin ni de l'ARENH ni des tarifs réglementés de vente (TRV) : ces dispositifs étaient provisoires et c'est le moment de les supprimer.

Je pense par ailleurs que renforcer le rôle et l'indépendance de la CRE est essentiel pour assurer l'avenir de l'industrie électrique en France, en particulier cela permettrait de réduire la facture des clients.

Les effacements constituent, quant à eux, une nouvelle façon de gérer la pointe des systèmes électriques. Malheureusement, les derniers textes sur l'effacement, notamment l'article 46 bis de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, crée une subvention injustifiée aux bénéfices des opérateurs d'effacement.

J'évoquerai également la gouvernance du réseau de distribution et les énergies renouvelables (ENR).

Je reviens à mon premier point pour rappeler que l'objectif des tarifs réglementés est protéger tant les consommateurs que les investisseurs dans une situation de monopole. La puissance publique fixe un tarif qui permet à la fois de couvrir les coûts de ce monopole et de protéger les consommateurs de prix trop élevés. Quant aux investisseurs, ils ont besoin de revenus pour rembourser et rémunérer des investissements qui courent sur quarante ans : les tarifs réglementés sont la promesse de la collectivité aux investisseurs que, durant les quarante ans de la vie de l'infrastructure, leurs revenus leur permettront de couvrir les coûts. Ces tarifs constituent donc un engagement à long terme. Plus l'engagement sera solide et plus l'organisme responsable de sa mise en oeuvre aura de visibilité et s'engagera dans le temps, plus alors les investisseurs seront rassurés, plus bas seront les rendements qu'ils exigeront et plus bas aussi sera le coût de l'investissement pour la société. Il existe donc un lien entre la stabilité des conditions tarifaires et le coût de l'investissement pour la société.

Aujourd'hui, en France, les réseaux de distribution et de transport de l'électricité sont des monopoles et resteront des monopoles : il n'y aura jamais en France qu'un seul réseau de transport et de distribution par ville – cela signifie non pas qu'ErDF en aura toujours la responsabilité mais qu'il n'y aura jamais deux jeux de fils par foyer. La théorie économique suggère donc que ces monopoles soient régulés ad vitam aeternam. S'agissant en revanche de la production et de la commercialisation de l'électricité, les deux arguments justifiant la régulation ne sont plus aujourd'hui pertinents. La production de l'électricité est devenue concurrentielle à l'échelle européenne. Si EDF est un gros acteur en France et sur la plaque européenne, il n'est pas le seul. Le prix de marché sur la plaque européenne est déterminé par l'équilibre de l'offre et de la demande : les consommateurs n'ont donc plus besoin d'un tarif qui les protège et leur garantisse que les prix du marché reflètent bien les coûts. De même, la commercialisation de l'électricité est aujourd'hui une activité concurrentielle : dans plusieurs pays étrangers, des dizaines de fournisseurs sont en concurrence. Il n'y a donc pas besoin de protéger les consommateurs d'un monopole qui n'existe plus.

Quid alors de l'investisseur ? Vous savez comme moi que le parc nucléaire français est amorti. Dans les années 1970-1980, lors de la construction du parc nucléaire,il était justifié de promettre à l'investisseur, un tarif qui couvre ces couts de construction. Aujourd'hui un tel tarif n'a plus aucune justification économique s'agissant de la production et de la commercialisation de l'électricité.

S'agissant de l'ARENH, je tiens tout d'abord à rappeler les raisons de sa création. Dans les années 2007-2008, la France a un problème d'aides d'État. Les consommateurs d'électricité paient à l'époque en moyenne leur ruban quelque 35 euros le mégawattheure alors que le prix de marché s'élève à 55 euros. EDF étant une entreprise publique possédée à 85 % par l'État, celui-ci subventionne ses industriels en leur vendant l'électricité 20 euros moins cher que sur les marchés. Or les traités européens interdisent une telle subvention. De plus, aucun fournisseur alternatif ne pouvait pénétrer le marché français de la commercialisation. Fabien Choné a eu raison de s'en plaindre lors de son audition. Poweo a été obligé de fermer : comment revendre à 55 euros un ruban que les clients pouvaient acheter 35 euros à EDF ?

Il y a cinq ans, si vous m'aviez demandé ce qu'il fallait faire, je vous aurais conseillé de supprimer les tarifs réglementés de vente et le prix de l'électricité serait monté à 55 euros le ruban. Or il était impossible en 2008 d'adopter une telle solution pour des raisons politiques évidentes. C'est pourquoi Paul Champsaur a inventé le concept de l'ARENH, qui est d'autant plus intelligent qu'il a permis, en quelque sorte, de résoudre la quadrature du cercle en autorisant la concurrence sans faire monter les tarifs. Le fait de vendre aux concurrents à des tarifs réglementés l'électricité produite par le parc nucléaire « historique » – le mot « historique » a été ajouté par les parlementaires – leur a permis de pénétrer le marché de détail : le problème lié à la concurrence était ainsi résolu. De plus, si l'ARENH montait progressivement pour rejoindre le prix du marché, le second problème, celui des aides d'État, était lui aussi résolu. Le Gouvernement a fixé l'ARENH à 40 euros le mégawattheure le 1er juillet 2011 ; il est monté à 42 euros le 1er janvier 2012. Je ne peux évidemment que déplorer en tant qu'économiste le processus par lequel l'ARENH a été fixé : une décision politique et non économique. Il n'en reste pas moins que, bonne nouvelle !, les prix de marché sont descendus au niveau de l'ARENH, alors qu'on envisageait plutôt que ce serait l'ARENH qui rejoindrait le prix de marché. Quoi qu'il en soit, puisque l'équilibre est atteint, il est possible de supprimer l'ARENH dès demain matin, d'autant que la presse évoque une ARENH à 44 euros, voire à 46 euros. Si tel était le cas, le raisonnement économique suggère que les fournisseurs alternatifs iraient acheter leur ruban à 42 ou 43 euros sur le marché et le factureraient légèrement en dessous du prix ARENH afin de capturer des clients.

Donc, si le prix de l'ARENH est supérieur au prix de marché, les fournisseurs alternatifs sont subventionnés. Si le prix de l'ARENH est inférieur au prix de marché, les consommateurs sont subventionnés, ce qui est interdit. La coexistence durable entre ARENH et prix de marché sera donc difficile.

Je le répète : maintenant que le prix de l'électricité en France a rejoint celui du marché, il est temps de supprimer l'ARENH, ainsi que les tarifs réglementés de vente, les tarifs verts et jaunes devant de toute façon disparaître le 1er janvier 2016. Il conviendra alors de demander à la CRE de déterminer une offre par défaut pour les clients qui ne veulent pas changer de fournisseur, ce qui se fait déjà dans de nombreux pays. Le calcul de cette offre par défaut, qui n'est pas un tarif, devra reposer sur le TURPE, la valeur de marché du mégawattheure, les taxes et éventuellement une prime de capacité. C'est un mécanisme très simple qui a l'avantage de dépolitiser le prix de l'électricité. La formule étant transparente, elle coupe court aux émotions qui accompagnent habituellement toute modification du tarif de l'électricité. Elle est de plus cohérente : EDF peut soit vendre ses mégawattheures directement sur les marchés de gros, soit à l'offre par défaut. Le prix de l'énergie dans la dernière étant égal à la moyenne du prix de gros, les deux possibilités sont équivalentes pour EDF.

Elle est enfin vertueuse : les fournisseurs alternatifs seront en effet dans l'obligation de proposer une offre plus avantageuse que l'offre de base, qui devra comprendre un meilleur accompagnement de leurs clients, une baisse des coûts de commercialisation ou une meilleure adaptation aux besoins, en prévoyant par exemple des offres différentes pour les résidences secondaires et pour les résidences principales ou pour les consommateurs du nord de la France et ceux du sud de la France. Ce dispositif permettrait donc d'instaurer sur le marché une vraie concurrence par l'innovation. Je le répète : il faut supprimer les TRV et l'ARENH et ne conserver que le TURPE.

Plus la CRE sera indépendante et plus les tarifs seront à la fois lisibles et prévisibles, moins les coûts pour la collectivité seront élevés. C'est un fait prouvé théoriquement et empiriquement vérifié : plus le régulateur est indépendant, moins le coût est important pour la société. M. Tirole m'a suggéré d'évoquer devant vous un article qu'il a écrit sur le sujet avec Eric Maskin, lui aussi prix Nobel d'économie, dans l'American Economic Review, « The politician and the judge : accountability in government ». La logique, très simple, repose sur le fait que le temps de l'investissement est le temps long alors que celui des politiques, qui doivent répondre aux attentes de la population, est court. En décidant des tarifs à leur échelle de temps, les politiques créent un risque qui augmente le coût de l'investissement pour la société. C'est pourquoi les commissions de régulation doivent être indépendantes. La même logique a conduit à l'indépendance des banques centrales.

Or la France se trouve au milieu du gué du fait que la CRE n'est pas totalement indépendante, puisque son budget est déterminé dans le cadre de la loi de finances. Le président de la CRE doit donc le quémander chaque année, ce qui affaiblit son indépendance. De plus, les pouvoirs de la CRE sont trop limités. Lors de son audition, M. Philippe de Ladoucette, le président de la CRE, a déclaré avoir compris pourquoi les coûts d'EDF avaient augmenté. C'est bien. Ce qui serait préférable, c'est qu'il ait le pouvoir de demander à EDF de baisser ses coûts, par exemple en les comparants à ceux d'autres énergéticiens. On attend d'une commission de régulation vraiment indépendante qu'elle mette les opérateurs régulés devant leurs responsabilités, notamment lorsque leurs coûts augmentent. Or les textes ne donnent pas à la CRE la possibilité de faire pression sur la politique des coûts d'EDF. Si la CRE en avait la possibilité, elle serait plus efficace. Il s'agit pour vous de prendre une simple décision technique qui aura un impact énorme sans soulever aucune passion au plan politique.

Si la question des effacements est cruciale, c'est que la pointe est le problème le plus important auquel doit faire face le réseau électrique. La distribution des demandes dans le système électrique peut être comparée à la distribution des revenus dans les travaux de Thomas Piketty : elle est très pointue. De même en effet que les revenus des plus riches sont bien plus élevés que ceux de la catégorie qui les suit aussitôt, de même la demande durant les 1% d'heures de plus forte consommation est bien plus importante que la demande durant les 5% d'heures de plus forte consommation, qui elle même est bien plus importante que la demande durant les 10% d'heures de plus forte consommation. C'est pourquoi, les opérateurs ont construit des centrales dites « de pointe » qui sont destinées à gérer la pointe et qui ne fonctionnent, de ce fait, que quelques centaines d'heures par an. Or les technologies de l'information ont rendu possible un dispositif, l'effacement, à la fois plus intelligent et plus économique, qui consiste à réduire la consommation durant la pointe. Ce dispositif aura également l'avantage de pouvoir gérer des situations de tension entre l'offre et la demande appelées à devenir de plus en plus fréquentes à mesure que la part des énergies renouvelables, dont la production est variable, augmentera dans le mix énergétique.

Le problème, toutefois, est la grande confusion qui entoure le modèle économique de l'effacement. Une transaction d'effacement doit reposer sur l'achat effectif d'une quantité donnée de mégawattheure : soit l'acheteur les consomme intégralement, soit il n'en consomme qu'une partie et il revend le reliquat sur le marché . Quelle que soit l'utilisation de la quantité de mégawattheure achetée, l'acheteur doit payer intégralement ce qu'il a acheté avant de pouvoir en revendre une partie. En effet, on n'a pas le droit de revendre ce qu'on n'a pas acheté. Or ce principe de base de la transaction économique n'a été respecté initialement ni en France ni aux États-Unis, du fait de la confusion entretenue entre les mégawatts livrés et les mégawatts vendus.

L'article 46 bis de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte commet trois erreurs d'appréciation économique.

La première est d'autoriser un opérateur d'effacement à vendre, au nom de son client, de l'énergie qu'il n'a pas payée, plus précisément à se faire payer par la collectivité l'énergie qu'il revend. Prenons une analogie : une personne qui va être auditionnée par une commission de l'Assemblée nationale a oublié sa cravate. Je sais qu'elle est prête à payer 500 euros pour une cravate. Je sais aussi qu'une personne qui vient d'être auditionnée est prête à vendre sa cravate pour 150 euros. Supposons que nous soyons seize dans cette salle. Ainsi que le prévoit l'article 46 bis, je vous demande de me donner tous dix euros chacun afin que j'achète cette cravate à 150 euros et la revende à 500 euros. L'analogie montre bien l'absence de logique économique de cette disposition.

La deuxième erreur d'appréciation est de confondre l'effacement avec l'économie d'énergie. L'effacement est un outil de gestion de pointe : il permet d'éviter de recourir à des centrales de pointe. L'économie d'énergie, elle, vise à réduire l'ensemble des mégawattheures consommés : elle concerne l'ensemble des moyens de production. Il s'agit donc bien de deux outils différents. D'un point de vue économique, la question du caractère vertueux ou non de l'effacement n'a aucun sens. Considérons une fin d'après-midi très froide de février. La demande est très élevée, proche de la capacité de production. Le prix de l'électricité à dix-neuf heures monte à 2 000 euros par mégawattheure. Un consommateur qui réduit d'un mégawattheure son soutirage à dix-neuf heures économise à la collectivité 2 000 euros. La valeur de ce mégawattheure effacé est toujours 2 000 euros, que le consommateur reporte sa consommation à la nuit, alors que le prix s'établit à 50 euros le mégawattheure, qu'il utilise un moteur diesel, ou qu'il élimine complètement sa consommation.

Enfin, l'article 46 bis reprend une erreur de raisonnement économique déjà présente dans les textes précédents, à savoir la notion d'« avantages pour la collectivité des effacements ». Tous ces avantages sont inclus dans le prix de marché de l'électricité au moment de l'effacement. Il n'y en a pas d'autres. Les effacements permettent-ils de réduire les émissions de CO2 ? Le coût du CO2 est inclus dans le prix de l'électricité, car les producteurs doivent acheter les permis d'émission.

Les subventions aux opérateurs d'effacement que prévoit l'article n'ont donc aucune raison d'être.

Pour répondre à la question : « Comment encourager les effacements ? », il faut d'abord répondre à la question : « Pourquoi encourager les effacements ? ». C'est en vue de diminuer le recours aux centrales de pointe. En jargon économique les effacements et les centrales de pointe sont des substituts : cela signifie que la valeur de l'un diminue avec le volume de l'autre, comme le sont une ceinture et une paire de bretelles pour tenir un pantalon. Recourir à la première réduit le prix que l'on est prêt à payer pour la seconde.

La France met en oeuvre en ce moment un mécanisme de capacité. RTE produit à cet effet de nombreux documents. L'objet de ce mécanisme est de financer des centrales de pointe. En parallèle, on subventionne le modèle économique de l'effacement dont l'émergence est précisément rendue plus difficile par la présence des centrales de pointe. Cela n'a aucun sens. La loi nous impose à la fois d'acheter une ceinture et de subventionner la fabrication de bretelles. Il faut choisir entre les deux logiques : ou privilégier les centrales de pointe, considérées comme plus sûres, et ne recourir à l'effacement qu'à la marge, ou privilégier l'effacement et cesser de financer les moyens de capacité. Les économistes préfèrent la réduction de la consommation à la construction de centrales pour des raisons économiques. Toutefois, ils n'ignorent pas que les effacements sont difficiles à anticiper et à mesurer. C'est pourquoi le seul message qu'ils vous adressent est qu'il faut choisir entre les deux logiques.

S'agissant d'ErDF, je tiens tout d'abord à rappeler que le réseau de distribution est le lieu physique de la transition énergétique. Dans cinquante ans, la conception des réseaux de distribution sera totalement différente d'aujourd'hui. Des investissements colossaux devront avoir été réalisés pour réaliser les réseaux intelligents. Or la gouvernance française du réseau date du XIXe siècle : les collectivités territoriales sont propriétaires des réseaux et ErDF, qui est l'exploitant national, est régulé par la CRE. Cette gouvernance bicéphale crée de nombreux problèmes, dont le premier tient dans la dualité des investissements : ErDF et les collectivités investissent dans les territoires sans se concerter, ce qui crée parfois des inefficacités. De plus, le consommateur doit payer, dans sa facture, les coûts des deux millefeuilles. En effet, chacun des deux preneurs de décision a besoin de disposer d'une équipe et de recourir à des experts pour cibler les bons investissements : or cela a un coût. Finalement, il faut assurer la coordination entre ces deux millefeuilles, ce qui a aussi un cout. Il appartient donc au Parlement de changer le mode de gouvernance pour accompagner la transition énergétique selon un principe simple : un décideur par territoire, qu'il s'agisse des investissements et de leur mise en oeuvre. Vous êtes libres de choisir entre ErDF ou un mode de gouvernance différent pour les villes et pour la campagne. Ce que vous devez savoir, c'est que tant que la gouvernance des réseaux de distribution n'aura pas été réformée, la France sera dans l'incapacité de procéder à la transformation profonde dont elle a besoin à un coût raisonnable.

S'agissant du tarif réglementé, je rappelle que celui-ci doit théoriquement couvrir les coûts qui, pour un distributeur de réseau, comprennent les charges d'exploitation et les charges de capital, dans lesquelles il convient de distinguer la dépréciation de l'investissement et la rémunération du capital. Il existe deux méthodes pour calculer le tarif. Le tarif comptable – première méthode – repose sur les indications contenues dans les états financiers relatives aux charges d'exploitation, à la dépréciation, et aux charges de capital, calculées comme la somme des intérêts payés et dividendes versés. Si cette méthode a été abandonnée à partir des années 1980, c'est qu'elle engendrait une incitation perverse : les entreprises avaient en effet tendance à surdistribuer les dividendes de façon à augmenter leur rémunération. C'est pourquoi on est passé à la seconde méthode, celle de la régulation économique. Celle-ci reprend les charges d'exploitation et la dépréciation dans les états financiers, et détermine la rémunération des investisseurs en multipliant la base d'actifs régulés par un taux de rémunération « cible », dont l'établissement repose sur la structure de capital moyenne d'un opérateur de réseaux. Un modèle financier permet alors de calculer le taux de rémunération – il est de 7,25 % en France. Le passage au bilan « cible » permet d'éviter les manipulations.

Or cette méthode fonctionne mal en France : fin 2012, le Conseil d'État a annulé le TURPE 2 et le TURPE 3. Pourquoi ? Parce qu'il a jugé que le bilan d'ErDF – 4 milliards de fonds propres et 41 milliards de passif de concession – ne correspondait pas au bilan « cible » – 40 % de fonds propres et 60 % de dettes. J'ai été un des rares à juger que la décision du Conseil d'État était fondée. Ce qu'il faut, désormais, c'est d'abord déterminer l'investissement effectivement réalisé par l'ÉPIC EDF puis par ErDF dans les réseaux avant d'appliquer les principes généraux. Un article du projet de loi relatif à la transition énergétique permet à la CRE, une fois qu'aura été déterminé le montant qui devait être rémunéré, d'appliquer une régulation économique au montant investi par l'ÉPIC EDF puis par ErDF. La question relève donc de l'archéologie comptable, puisqu'elle consiste à déterminer combien des deux organismes ont historiquement investi dans les réseaux. Il conviendra notamment de remonter jusqu'aux années 1950 pour déterminer si les provisions pour renouvellement et les amortissements des financements concédants – environ 20 milliards – ont été couverts par le tarif : si c'est oui, ErDF n'aura pas à être rémunéré pour des investissements qu'il n'aura pas réalisés ; si c'est non, ErDF devra alors obtenir une juste rémunération pour ses investissements. C'est une simple affaire de comptabilité.

Chacun sait qu'en 2100 la part des ENR dans le parc de production aura considérablement augmenté. Il n'en reste pas moins que les mécanismes de support des ENR qui ont été mis en place à l'origine ont créé, pour les investisseurs, un effet d'aubaine – c'est le cas en France, mais également en Italie et en Allemagne – sans que les pouvoirs publics s'en soient immédiatement rendu compte. Le rendement important des ENR a dès lors accéléré leur développement et les pouvoirs publics ont été confrontés à une bulle à laquelle ils ne s'attendaient pas. Les très importantes subventions dont bénéficient les ENR ont provoqué une augmentation de la CSPE et les ENR risquent aujourd'hui d'être rejetés par la population en raison de leur coût. Ce serait dommage, car nous savons tous que nous aurons besoin, à plus ou moins long terme et à côté du nucléaire, des ENR pour décarboniser le mix énergétique. Pour parer à ce risque, il convient de distinguer, parmi les ENR, celles qui ont encore besoin d'être subventionnées des autres. Il s'agit donc d'adopter une approche structurée et fine des subventions. A-t-on par exemple encore besoin de subventionner les panneaux photovoltaïques dans le sud de la France alors que leur production est devenue compétitive ? Les mégawattheures qu'ils produisent sont même devenus moins chers que ceux qui proviennent d'autres sources d'énergie.

Quant aux ENR qui ont toujours besoin d'être subventionnées, il faut se pencher sur l'amplitude de la subvention qui doit leur être attribuée. C'est un point technique que j'ai développé avec un collègue de l'Imperial College. La subvention a pour objectif de couvrir la différence entre le coût de l'ENR et le prix de marché des mégawattheures produit par cette même ENR. Or, plus la production par les ENR sera importante, plus basse sera la valeur des mégawattheures produits par ces mêmes ENR – la valeur des mégawattheures produits par 1 000 éoliennes sera plus basse que celle des mégawattheures produits par une seule éolienne. Le calcul de la subvention de la millième éolienne, qui aura coûté moins cher que la première, devra donc prendre en compte à la fois la baisse de son propre coût et celle de la valeur des mégawattheures qu'elle produit. Or – la réponse est empirique – rien ne garantit que la baisse des coûts compensera nécessairement celle de la valeur des mégawattheures et qu'il sera donc possible un jour de supprimer les subventions. Il est possible au contraire que la baisse du prix des mégawattheures soit plus rapide que celle des coûts : dans ce cas, il sera toujours nécessaire de subventionner les ENR concernées.

De plus, à partir du moment où le parc contient 1 000 éoliennes, la valeur de marché des mégawattheures produits par la première éolienne aura également baissé et la subvention versée pour cette première éolienne devra augmenter. En cas de subvention aux ENR, l'ajout d'une unité marginale aboutit donc à la fois au versement d'une nouvelle subvention et à l'augmentation générale des subventions versées aux autres unités. La puissance publique doit être consciente de ce phénomène pour déterminer en toute connaissance de cause à la fois la vitesse à laquelle elle souhaite organiser la transition énergétique et le budget qu'elle lui alloue.

Il faut enfin savoir que les ENR transformeront en profondeur la façon de gérer les réseaux d'électricité, ce qui pose la question de leur intégration. Dans cinquante ans, les réseaux qui comporteront beaucoup d'énergies renouvelables seront gérés au plan local et non plus au plan national. Aujourd'hui, c'est RTE qui équilibre l'ensemble du réseau français ; demain, les réseaux locaux utiliseront les instruments de distribution locaux pour équilibrer la distribution locale. Ce n'est pas une catastrophe, la France ne sera pas plongée dans le noir : simplement, il conviendra de mettre en oeuvre de nouvelles technologies plus fines de gestion du réseau. Telles sont les perspectives d'un économiste sur les ENR.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion