Intervention de Marcel Boiteux

Réunion du 5 novembre 2014 à 18h00
Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

Marcel Boiteux, président d'honneur d'EDF et ancien président de l'Académie des sciences morales et politiques :

Mon expérience en matière de tarification de l'électricité ne date pas vraiment d'hier. En 1948, alors que je travaillais au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), j'ai été amené à me pencher sur la tarification d'EDF qu'il s'agissait de rebâtir après qu'elle a été détruite par l'inflation. L'indexation additive avait fait disparaître la progressivité du tarif à tranches en vigueur avant la guerre, et l'éventail des prix avait quasiment disparu. La question se posait du maintien de ces tranches qui avaient permis de différencier entre la consommation de l'électricité domestique indispensable – dont le prix, quel que soit son niveau, serait accepté puisqu'il concernait un bien nécessaire –, et celle destinée à des besoins moins vitaux – à l'époque, il s'agissait par exemple de l'équipement des ménages en cuisinière électrique –, pour laquelle des tarifs d'appel pouvaient être pratiqués. Les tranches n'avaient donc rien à voir avec le social. Du fait de l'inflation, les prix étaient en fait quasiment devenus uniformes pour la distribution basse tension. Pour la haute tension, chaque industriel négociait le tarif du courant avec le directeur des prix du ministère, EDF n'ayant plus qu'à gérer l'affaire.

Il fallait donc tout reconstruire à partir de zéro, ce qui constituait une occasion inespérée pour un jeune économiste. Je devais ménager une transition vers une tarification de service public. Mais quels principes appliquer pour fixer des tarifs ? Fallait-il faire payer les riches et consentir des rabais aux pauvres ? Était-il préférable de faire connaître à tous, le coût réel de l'électricité consommée ? Fallait-il favoriser les industries difficilement rentables et fortement consommatrices d'électricité en pratiquant des prix bas – ceux plus élevés demandés aux autres industries assurant la compensation ?

Une image avait beaucoup marqué les esprits et laissé un mauvais souvenir : celle des tarifs des chemins de fer. Au XIXe siècle, on pratiquait pour les marchandises des tarifs ad valorem : autrement dit, on faisait payer le transport de la dentelle beaucoup plus cher que celui des poutrelles. Tout simplement parce que le coût du transport d'un kilo de dentelle de Paris à Marseille, ou vice-versa, est somme toute marginal au regard de la valeur du bien transporté : les poutrelles en revanche coûtent très cher à transporter pour leur valeur, et le transporteur a tout intérêt à essayer de proposer les tarifs les plus bas s'il veut voir son trafic prospérer. Ce qui fait que, très classiquement, la SNCF vivait en faisant payer très cher le transport de la dentelle, et très peu celui des poutrelles… La cruelle concurrence des camions devait cependant signer l'arrêt de mort du transport de la « dentelle » par le chemin de fer, ne laissant à ce dernier pour seule marchandise que les « poutrelles » qui lui rapportaient peu. Le transport ferroviaire ne pouvait alors que sombrer dans le déficit.

J'avais fait mes toutes premières armes en matière de tarification en travaillant pour le directeur commercial adjoint de la SNCF auprès duquel m'avait délégué mon maître, Maurice Allais. J'avais fini par comprendre que la SNCF ne voulait pas entendre parler de la vente au coût marginal, pourtant la plus adaptée au service public. Si une différenciation des prix était possible en fonction de la valeur de la marchandise, elle refusait, au nom de l'égalité devant le service public, de toucher à l'uniformité des prix pour un même type de marchandise ou pour les voyageurs, et d'opérer une différenciation en fonction de l'intensité du trafic. Les prix du « kilomètre voyageur » et de la « tonne kilomètre » pour chaque marchandise étaient sacrés et invariables. Devant une telle obstination, il ne me restait plus qu'à renoncer et à abandonner la question de la tarification du chemin de fer.

Je fus alors disponible pour travailler avec M. Gabriel Dessus, directeur du service commercial national d'Électricité de France, sur la tarification de l'électricité. Il s'interrogeait à l'époque sur la notion de vente au coût marginal pour l'électricité. Qui paie les charges fixes si l'on facture au consommateur le coût du charbon supplémentaire nécessaire pour produire le dernier kilowattheure (kWh) d'une centrale thermique ? Comment facturer le coût nul de l'eau qui alimente une centrale hydraulique ? Le principe du coût marginal semblait bon mais personne ne savait vraiment comment l'appliquer.

Permettez-moi de vous expliquer sommairement les éléments de la solution. Classiquement en économie politique, si l'on dessine un schéma qui comporte en abscisse le niveau de la production et, en ordonnée, celui des prix ou des coûts, il est possible de tracer une courbe en U du coût marginal. Elle est traversée, à un point dont l'ordonnée fournit le prix de vente au coût marginal, par une courbe décroissante représentant la demande. Était-il possible de retrouver la courbe en U du coût marginal pour une centrale hydroélectrique ? La solution consiste à considérer que la branche de gauche de cette courbe particulière se confond avec l'axe des ordonnées, que le bas de la courbe est horizontal – en l'espèce, il se confond avec l'axe des abscisses –, et que la courbe remonte à la verticale à l'abscisse de la production maximale. Lorsque la courbe de demande croise la courbe en U au niveau de sa partie horizontale, l'abscisse indique le prix de vente au coût marginal. Il est nul pour la centrale hydroélectrique, ce qui n'est pas le cas lorsque la courbe de demande croise la partie verticale de la gauche du U, qui correspond à l'usage maximal des ressources en période de pointe.

Ce mystère percé, il fallait encore bâtir une tarification. Le tarif à tranches fut abandonné pour l'industrie et une distinction logique fut pratiquée entre prix de nuit et prix de jour avec des périodes de pointe et hors pointe. L'électricité étant strictement non stockable, il était logique d'inciter l'industrie à privilégier la consommation en périodes de nuit en pratiquant des prix moins élevés. De façon générale, les prix ne doivent pas avoir un caractère punitif ; ils doivent en revanche servir à orienter les choix.

Ce dernier principe fondait l'élaboration d'une tarification différenciée selon les régions. Il ne s'agissait évidemment pas de provoquer les uns ou les autres, ce qui se produisit cependant, mais plutôt de tenir compte de la spécificité des territoires. Il était par exemple logique de favoriser l'installation dans les Alpes d'industries travaillant « en pointe » en raison de la présence de barrages permettant de produire une « électricité de pointe ». À l'inverse, il était peu raisonnable d'orienter les « consommateurs de pointe » dans le nord de la France où le charbon permet de produire une électricité « de base ». En conséquence, les prix de pointe étaient moins élevés dans les Pyrénées ou dans les Alpes qu'à Paris, alors que c'était l'inverse pour les tarifs de nuit.

Les tarifs les plus élevés à tous égards devaient s'appliquer à la Bretagne, et je fus, en conséquence convoqué par M. René Pleven, ancien Président du Conseil. Il m'expliqua que l'électricité ne pouvait pas être chère en Bretagne où devait être employée une nombreuse main-d'oeuvre. Je lui rétorquai que l'électricité bon marché était destinée aux industries sans main-d'oeuvre comme celle de l'aluminium. Il me donna raison sur le plan théorique mais refusa d'admettre les conséquences en termes d'image pour la région. Il m'annonça qu'il exigerait de l'État qu'un rabais d'un franc soit consenti sur les tarifs bretons mais me rassura : je serais remboursé. Il s'agit du premier et unique exemple que j'ai rencontré d'une demande de rabais formulé par l'État pour des raisons non économiques ayant donné lieu à un remboursement. Ce fait peut être considéré comme historique.

Le tarif différencié selon les régions a progressivement disparu du fait de l'implantation des centrales nucléaires sur tout le territoire …

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