Il existe en effet une certaine diversité de prix. Des rabais spéciaux ont été accordés à des industries particulièrement sensibles aux tarifs de l'électricité. Cela signifie-t-il que l'ensemble de la collectivité subventionne subrepticement des industriels sans aucun contrôle parlementaire ? EDF a déjà été obligée de subventionner des activités sans rapport avec son métier, ce qui constituait un moyen d'échapper au contrôle budgétaire.
Concernant la situation actuelle, même si j'écris parfois des papiers un peu « toxiques », je vous avoue qu'après avoir pris ma retraite il y a maintenant vingt-huit ans, je ne suis plus totalement au fait de l'actualité. Il reste que la manière dont la concurrence a été rétablie dans un système qui l'excluait de fait me paraît toujours extraordinairement choquante. Il se trouve que notre électricité était, de beaucoup, la moins chère d'Europe occidentale. On a invoqué les subventions que nous recevions, mais en dehors des prêts du Fonds de développement économique et social (FDES) – qui, à vrai dire, ont été consentis dans le cadre du plan Marshall –, nous n'avons jamais été subventionnés par l'État, et le programme nucléaire a été intégralement financé par l'emprunt. On nous parle d'une garantie de fait de l'État. J'avoue qu'il paraît peu vraisemblable qu'EDF mette aujourd'hui la clef sous la porte – dans vingt ans, si l'entreprise est totalement ruinée, peut-être.
Cela a tout de même quelques contreparties, et je peux vous dire quelques mots de la façon dont EDF était en quelque sorte rançonnée à mon époque. Après que le général de Gaulle a pris le pouvoir en 1958, M. Jean-Noël Jeanneney, que j'avais connu professeur d'économie, devient ministre de l'industrie. Il me fit part de ses inquiétudes concernant l'avenir des Charbonnages de France, et me proposa d'instaurer une préférence pour le charbon français tant qu'il n'excéderait pas de plus de 25 % le prix du charbon américain. À partir de 1959, EDF a donc payé son charbon 20 % – j'avais négocié un rabais – plus cher que ce qu'elle aurait pu obtenir. Il s'agissait évidemment d'une subvention déguisée qui était destinée à permettre de ne renoncer que progressivement au charbon français qui ne survivait déjà que de façon artificielle. J'ajoute qu'en 1974, Charbonnages de France qui eut l'occasion, grâce à la crise énergétique, de vendre encore plus cher à l'étranger cessa de livrer EDF. « Pour une fois qu'ils gagnent de l'argent, fichez-leur la paix ! », me répondit le ministre lorsque je m'en plaignis auprès de lui. Ceux que nous avons aidés nous ont toujours montré une ingratitude digne du M. Perrichon d'Eugène Labiche.
En 1974, le ministre de l'économie et des finances me demanda de financer le programme nucléaire d'EDF en dollar. « Monsieur le ministre d'État, lui dis-je, nous n'avons pas besoin d'emprunter en dollar ». « C'est pour la France », me répondit-il. Je m'inclinai mais demandai tout de même une garantie de change. Je reçus une lettre en ce sens : en cas de perte, j'étais couvert par l'État, en cas de gain, je lui restituais l'argent. Lorsque le dollar est passé de 4,50 francs à plus de 12 francs, après que mes lettres sont restées sans réponse, j'ai envoyé le directeur financier d'EDF rencontrer le directeur du trésor. Il nous fut répondu : « Nous sommes désolés mais aucun sous-compte n'a été créé pour traduire budgétairement le courrier que vous a envoyé M. Valéry Giscard d'Estaing ; nous ne pouvons rien faire. » Il ne nous restait plus, à la demande de l'État qu'à conserver nos emprunts en dollar et à continuer de payer, tout en passant aux yeux de tous pour de piètres gestionnaires. Nous supportions un coût supplémentaire, et l'opprobre en prime.
EDF n'est pas aimée car elle a rendu service à trop de gens. Peut-être suis-je encore un peu amer mais, heureusement, au bout de vingt-cinq ans, tout cela commence à se tasser. (Sourires.)