Maurice Allais, le lauréat du prix Nobel, dont j'étais l'assistant dans ma prime jeunesse, enseignait notamment qu'il fallait distinguer dans l'activité industrielle d'un pays entre le secteur différencié et le secteur non différencié. Dans le premier, la taille optimale des outils de base est telle que plusieurs entreprises peuvent se livrer une concurrence, dans le second, la taille optimale excède celle du marché. Dans ce dernier cas, les entreprises sont dites à rendement d'échelle croissant. La vente au coût marginal constitue pour elles une catastrophe car les coûts marginaux finissent par être quasiment nuls : à termes, elles ne touchent plus rien. Le coût marginal est intrinsèquement fortement inférieur au coût moyen. Le dernier client raccordé au réseau d'EDF ne lui coûte pas cher si l'on doit établir une comparaison avec celui qui a bénéficié seul et pour la première fois de l'électricité.
La vente au prix du coût marginal de la distribution du kWh est donc par nature déficitaire, contrairement à ce qui se produit dans les marchés ordinaires. Les activités de réseaux sont toutes à rendement croissant et relèvent du monopole dit naturel. Pour l'électricité, cela a finalement été reconnu puisque la production et la vente ont été ouvertes au marché alors que le réseau reste un monopole.
J'ajoute que nous sommes confrontés à des situations ou la multiplication des outils permet de diminuer le prix de leur gestion. Les cinquante tranches du nucléaire français ont permis d'obtenir un coût du développement bien inférieur au coût moyen. Vendre au prix du développement, comme le recommandent au service public les meilleurs économistes, dont Maurice Allais lui-même, amènerait à devenir déficitaire.
Mais alors, comment transférer au secteur privé des techniques qui sont par nature déficitaires ? Je crains que nous ne sachions pas bien répondre à cette question.
La situation est d'autant plus complexe qu'il ne s'agit pas de vendre des tonnes de blé ou des litres d'eau. L'électricité est un produit spécifique de qualité rigide, je l'ai expliqué, mais également rigoureusement non stockable. Dans les années 1960, lorsque les gens déjeunaient chez eux tous les jours et qu'il fallait bien gérer cette pointe de consommation, Gaz de France baissait légèrement la pression. Personne ne s'en rendait compte hormis les ménagères qui constataient que leurs oeufs à la coque n'étaient pas tout à fait cuits à l'issue du temps habituel. EDF n'a pas cette marge de manoeuvre : si vous baissez la fréquence des courants de 50 à 49,8 hertz, la moitié des relais sont en panne, à 49,7 Hz, les trains s'arrêtent, et à 49,6 Hz plus rien ne fonctionne.
Ces caractéristiques échappent souvent aux nouveaux venus qu'ils soient commentateurs critiques ou dirigeants d'EDF. Il faut parfois un certain temps pour comprendre profondément les spécificités d'un bien non stockable et de qualité rigide. La tarification d'un tel produit est forcément différente de celle des autres biens. Autrefois, je l'ai dit, on aurait précisé le prix au kilowatt et la puissance en kilowattheures. On vous donne aujourd'hui un prix du nucléaire au kilowattheure, mais pour combien d'heures de fonctionnement ? Personne ne le sait. Pour faire comme les autres, les électriciens ont eu tort de perdre leur spécificité car, selon la durée d'utilisation d'un bien rigoureusement non stockable, les prix sont différents.