Notre commission est saisie d'un projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne (DDADUE) dans les domaines de la propriété littéraire et artistique et du patrimoine culturel, qui transpose en droit interne trois directives. Ce projet fait l'objet d'une procédure accélérée en raison de l'urgence qu'il y a à transposer la première directive, qui prolonge la durée de certains droits voisins. La France aurait dû la transposer avant le 1er novembre 2013 ; nous avons donc un an de retard et notre pays est sous la menace du déclenchement par la Commission européenne d'une procédure d'infraction et, par conséquent, d'une possible condamnation par la Cour de justice à une amende de plusieurs millions d'euros. Notre retard est moindre pour la deuxième directive, qui devait être transposée avant le 29 octobre 2014 ; seule la troisième sera transposée dans les temps impartis – d'ici à décembre 2015. Je pense que nous nous accorderons tous pour regretter un dépôt aussi tardif du projet de loi de transposition, qui nous contraint à examiner en urgence des dispositifs d'une assez grande complexité.
Je tiens à souligner en préalable l'étroitesse de la marge de manoeuvre du législateur français dans l'exercice de transposition des directives communautaires : l'adaptation au droit européen implique une retranscription fidèle et précise de dispositions que nous n'avons pas loisir de modifier sur le fond. C'est ce qui explique la nature pour l'essentiel rédactionnelle des amendements que je vous propose, même si des amendements plus substantiels corrigent le texte afin de respecter plus fidèlement que ne le fait le projet de loi les prescriptions des directives. J'ai veillé à la fidélité et l'exhaustivité de la transposition des trois directives, tout en étant très attentif à la bonne articulation des dispositifs nouveaux avec notre droit interne.
L'objet principal de la première directive, celle du 27 septembre 2011 relative à la durée de protection du droit d'auteur et de certains droits voisins, est de porter de cinquante à soixante-dix ans la durée de protection de certains droits voisins, à savoir ceux des artistes-interprètes et des producteurs du seul secteur de la musique. Le régime des producteurs de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle n'est pas modifié par la directive. La Commission européenne justifie ce traitement différencié par les défis particuliers auxquels est confronté le secteur de la musique, se référant au piratage électronique et à l'apparition d'un nouveau modèle économique adapté à la diffusion en ligne. Sans doute les demandes des producteurs de ce secteur – qui ne sont, semble-t-il, pas partagées par les producteurs de vidéogrammes – ne sont-elles pas étrangères à l'équilibre retenu par la Commission européenne. En tout état de cause, en allongeant de vingt ans la durée de protection des droits voisins, la directive entend permettre aux artistes de faire prévaloir leurs droits sur l'oeuvre interprétée durant toute leur vie, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.
Afin que l'allongement de la durée de protection des droits bénéficie bien in fine aux artistes et non, du fait des contrats de cession de droits, aux seuls producteurs, la directive impose aux États membres deux séries de mesures d'accompagnement destinées aux artistes.
D'une part, sont consacrées les clauses d'« exploitation à peine de perte de droits » qui permettent aux artistes-interprètes de récupérer leurs droits si leur producteur ne commercialise pas leur enregistrement – sous forme d'exemplaires matériels et par mise en ligne, comme le précise la directive – au delà de la période initiale de protection de cinquante ans. Si le défaut d'exploitation persiste au delà d'un délai d'un an suivant la mise en demeure adressée par l'artiste, ce dernier pourra user comme il le souhaite de son enregistrement, en le commercialisant lui-même ou en le confiant à un autre producteur.
D'autre part, des mécanismes viennent garantir que l'allongement de la durée de protection sera bien accompagné d'un complément de rémunération pour les artistes-interprètes. Deux cas sont distingués. Si l'artiste a cédé ses droits contre une rémunération récurrente proportionnelle – cela vaut, le plus souvent, pour les artistes principaux –, la prolongation de vingt ans de cette rémunération s'accompagne de l'annulation de toutes les clauses relatives à des déductions d'avances, selon le principe dit de la « table rase ». Si l'artiste a cédé ses droits contre une rémunération forfaitaire – c'est le cas, le plus souvent, pour les artistes d'accompagnement –, la rémunération annuelle supplémentaire reçue par l'artiste pendant la prolongation de vingt ans est calculée sur la base de 20 % de l'ensemble des recettes perçues par le producteur au titre du phonogramme en question, à l'exclusion des rémunérations pour copie privée et de la rémunération équitable pour radiodiffusion. Ces sommes sont administrées par une ou plusieurs sociétés de perception et de répartition des droits.
Les articles 1er et 2 du projet assurent la transposition de cette directive.
S'agissant du complément de rémunération, l'article 2 prévoit, comme le permet la directive, un régime d'exemption de la rémunération annuelle supplémentaire pour les « petits » producteurs, à savoir ceux qui emploient moins de dix personnes et qui réalisent un chiffre d'affaires annuel inférieur à 2 millions d'euros. Ce dispositif, dont on comprend la finalité, pourrait néanmoins se retourner contre les « petits » artistes d'accompagnement produits par ces « petits producteurs » qui, contrairement à ceux produits par les grandes maisons – les majors –, ne recevront pas de complément de rémunération au delà de cinquante ans.
Une question importante posée par la transposition de cette première directive est traitée par l'article 7 du projet de loi, qui précise les conditions d'application dans le temps de l'allongement de la durée de protection. Conformément à la directive, seuls les phonogrammes encore protégés – et donc non tombés dans le domaine public – au 1er novembre 2013 bénéficieront du nouveau régime de protection permettant, sous les conditions fixées par le projet de loi, de proroger les droits de vingt ans. Toutefois, le retard pris dans la transposition de la directive implique un effet rétroactif pour la période courant entre le 1er novembre 2013 et la date de promulgation de la loi. La directive prévoit, en effet, ses propres conditions d'entrée en vigueur : elle s'applique, quelle que soit la date à laquelle intervient la transposition par l'État membre, à tous les phonogrammes fixés depuis le 1er novembre 2013.
Le cas délicat sera celui des phonogrammes qui, en vertu du droit actuel, sont tombés dans le domaine public depuis le 1er novembre 2013 et qui, par l'effet de la loi nouvelle, seront rétroactivement à nouveau couverts par des droits à la date du 1er novembre 2013. Cette rétroactivité n'aura cependant pas d'effet en matière pénale : on ne pourra poursuivre pour contrefaçon les producteurs qui exploiteraient de telles oeuvres dans la période transitoire. Cette très mauvaise situation étant due au retard pris dans la transposition de cette directive, on ne peut vraiment que regretter le retard pris par le Gouvernement pour présenter le projet de loi.
Le texte transpose, en deuxième lieu, la directive du 25 octobre 2012 sur certaines utilisations autorisées des oeuvres orphelines. Pour qu'une oeuvre protégée par des droits d'auteur soit mise à la disposition du public sous forme numérique dans le cadre d'une bibliothèque ou d'archives accessibles sur internet, une autorisation préalable doit être délivrée par le titulaire des droits. La question à laquelle vise à répondre la directive est celle de la mise à disposition électronique du public d'oeuvres protégées par des droits dont il n'est pas possible d'identifier ou de trouver les titulaires à même de donner leur consentement préalable à la diffusion. Ces oeuvres sont dites « orphelines » et, en l'état actuel du droit, l'absence d'une telle autorisation rend impossibles leur numérisation et leur circulation.
La directive précise les modalités selon lesquelles certains organismes poursuivant un objectif d'intérêt public – bibliothèques ouvertes au public, musées, services d'archives, institutions dépositaires du patrimoine cinématographique ou sonore, établissements d'enseignement, organismes publics de radiodiffusion – peuvent reproduire les oeuvres orphelines et les mettre légalement à la disposition du public, dans un but exclusivement non lucratif. Deux catégories d'oeuvres sont visées : d'une part, les oeuvres publiées sous forme écrite – livres, revues, journaux, magazines ou autres écrits –, d'autre part, les oeuvres cinématographiques, audiovisuelles ou sonores incluant les phonogrammes et les vidéogrammes.
Pour relever du champ de la directive, l'oeuvre doit avoir été divulguée sur le territoire de l'Union européenne, c'est-à-dire publiée ou radiodiffusée dans un État membre, ou rendue publiquement accessible par l'un des organismes bénéficiaires de la directive. L'oeuvre orpheline ne pourra être publiée que si aucun titulaire de droits n'a été identifié et localisé à l'issue d'une « recherche diligente » menée par les organismes bénéficiaires, préalablement à toute utilisation. Une annexe à la directive dresse une liste minimale de sources que les organismes bénéficiaires doivent consulter pour rechercher les titulaires de droits.
En application du principe de reconnaissance mutuelle des décisions de classement comme oeuvre orpheline, une oeuvre considérée comme orpheline dans un État membre devra être considérée comme telle dans tous les États membres de l'Union européenne. Il incombera aux organismes bénéficiaires de tenir un registre de leurs recherches diligentes et de faire connaître à l'Office de l'harmonisation dans le marché intérieur (OHMI) les résultats de leurs recherches ainsi que les utilisations qu'ils souhaitent faire de l'oeuvre, aux fins d'inscription dans une base de données européenne. Cette inscription a d'importants effets en ce qu'elle dispense les organismes analogues dans toute l'Union de recherches diligentes pour mettre une oeuvre déclarée orpheline à la disposition du public. Mais si un ayant droit réapparaît, qui conteste le statut de l'oeuvre, tous les organismes ayant mis l'oeuvre à la disposition du public lui seront redevables de la « compensation équitable du préjudice » que lui reconnaît la directive.
La principale question que pose la transposition de cette directive assurée par le titre II du projet de loi est celle de sa mise en cohérence avec le dispositif issu de la loi du 1er mars 2012 relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, qui autorise sous certaines conditions l'exploitation commerciale de livres publiés avant le 1er janvier 2001 qui ne font plus l'objet d'une diffusion par un éditeur.
Je rappelle que les livres indisponibles sont répertoriés dans la base de données « ReLIRE » (Registre des livres indisponibles en réédition électronique), gérée par la Bibliothèque nationale de France (BnF). À l'issue d'un délai de six mois à compter de l'inscription d'un ouvrage dans cette base, sans opposition de l'auteur ou de l'éditeur disposant des droits de reproduction, la Société française des intérêts des auteurs de l'écrit (SOFIA), gérée à parité par les auteurs et les éditeurs, peut autoriser, pour le compte des titulaires de droits et contre rémunération, la reproduction et la représentation sous forme numérique du livre, à des fins commerciales.
Du fait des possibles chevauchements de champ d'application des deux dispositifs, un livre indisponible pouvant également être une oeuvre orpheline, il est apparu nécessaire de s'assurer de la bonne articulation du dispositif existant avec celui qu'instaure le projet de loi, afin de déterminer quel régime est applicable aux livres présentant les deux caractéristiques.
Le considérant 4 de la directive précise expressément que la directive est « sans préjudice de solutions spécifiques développées dans les États membres pour traiter de questions de numérisation de masse, comme dans le cas d'oeuvres dites indisponibles dans le commerce ». Dans ces conditions, les auteurs du projet de loi ont fait le choix, que je juge le meilleur, de la coexistence parallèle des deux régimes des oeuvres orphelines et des livres indisponibles. De la sorte, un livre considéré à la fois comme « indisponible » et « orphelin » pourra faire l'objet d'une procédure d'exploitation commerciale sur autorisation de la SOFIA et, parallèlement et indépendamment, être inscrit, après des recherches diligentes restées infructueuses, dans la base de données de l'OHMI et mis à la disposition du public par des organismes poursuivant un objectif d'intérêt public.
Compte tenu des très lourdes contraintes qui pèseront sur les organismes qui souhaiteront faire usage du régime d'exploitation des oeuvres orphelines, contraintes qui pourraient se révéler assez dissuasives, je ne partage pas les craintes de ceux qui redoutent que le dispositif nouveau nuise au dispositif des livres indisponibles. En tout état de cause, il ne serait pas conforme à la directive d'écarter, comme certains le demandent, l'application du régime des oeuvres orphelines dès lors qu'on est en présence d'un livre indisponible.
Enfin, le projet de loi procède à la transposition d'un texte communautaire bien plus récent, la directive du 15 mai 2014 relative à la restitution des biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d'un État membre, dont l'objet est de garantir la restitution, au profit d'un autre État membre, de tout bien culturel considéré comme un « trésor national de valeur artistique, historique ou archéologique » ayant quitté illicitement son territoire à compter du 1er janvier 1993.
Cette directive apporte des modifications pour l'essentiel procédurales au dispositif mis en place par la directive du 15 mars 1993, transposée par la France en 1995. La portée du dispositif de protection est élargie à tous les biens culturels reconnus « trésors nationaux » au sens de l'article 36 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Le délai permettant aux autorités de l'État membre requérant de vérifier la nature du bien culturel trouvé dans un autre État membre est allongé de deux à six mois. Le délai permettant l'exercice de l'action en restitution est étendu de un à trois ans et son point de départ est clarifié. Il est précisé que c'est sur le possesseur que repose la charge de la preuve de l'exercice de la diligence requise, notion en outre harmonisée au travers de critères communs.
Le titre III du projet de loi assure la transposition de ces évolutions procédurales, justifiées par les retours d'expérience montrant que les délais retenus pour la procédure actuelle sont trop courts pour qu'elle puisse être réellement mise en oeuvre.
Le premier point sur lequel je souhaite m'attarder est relatif à la nouvelle définition que le projet de loi propose pour les trésors nationaux. Il faut souligner que la définition qu'en donne notre droit interne est d'une importance cruciale, puisque les trésors nationaux constituent la seule exception consentie aux États membres, dans le domaine patrimonial, au principe général de libre circulation des marchandises.
La nouvelle définition figurant dans le projet n'est pas stricto sensu imposée par la directive, qui laisse chaque État membre définir ce qu'il entend par « trésors nationaux » ; elle découle des réflexions menées par le ministère de la culture et de la communication, dans le cadre de l'élaboration du futur projet de loi sur le patrimoine. Par cette définition, le Gouvernement a souhaité que soient pris en compte non seulement tous les biens culturels relevant du domaine public mentionnés dans le code général de la propriété des personnes publiques, mais également les biens qui, de par leur intérêt pour le patrimoine national, sont de nature à justifier un refus de certificat d'exportation – notamment les archives historiques détenues par des personnes privées. L'étude d'impact précise que le complément ainsi apporté ne change pas fondamentalement le périmètre des trésors nationaux ; on peut néanmoins considérer qu'il est élargi.
J'appelle en second lieu votre attention sur le renversement de la charge de la preuve de la bonne foi qu'impose la directive. L'article L. 112-8 du code du patrimoine intègre la modification la plus substantielle de la directive. Il est désormais prévu qu'il appartient au possesseur du « trésor national » d'apporter la preuve de la diligence requise lors de l'acquisition du bien, et qu'il n'a droit à une indemnité que s'il prouve la licéité de la sortie du bien culturel du territoire de l'État membre requérant. Or notre droit civil reconnaît traditionnellement une présomption de bonne foi au possesseur d'un bien – l'article 2274 du code civil dispose ainsi que « la bonne foi est toujours présumée, et c'est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver ». Cette présomption est d'ailleurs appréciée très largement par la jurisprudence de la Cour de cassation.
Le renversement de la charge de la preuve auquel procède l'article 6 du projet de loi conduira, dans le cadre certes limité du champ d'application de la directive, à écarter ce principe traditionnel de notre droit. Cela pourrait induire certaines évolutions des pratiques dans le domaine du marché de l'art, dont on ne mesure sans doute pas encore complètement toutes les implications. En tout état de cause, la directive nous impose de transposer cette inversion de la charge de la preuve.
Sous réserve des amendements que je vous présenterai dans un instant, je vous inviterai, mes chers collègues, à adopter ce projet de loi.