Intervention de François Roussely

Réunion du 6 novembre 2014 à 10h00
Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

François Roussely, président d'honneur d'EDF :

J'ai quitté la présidence de l'EDF il y a dix ans maintenant, et je suis sensible à l'honneur que vous me faites en souhaitant m'entendre, mais chacun des sujets – les tarifs, la Commission européenne, le service public – que vous avez mentionnés mériterait sans doute que l'on y consacre un jour.

Votre commission s'intéresse aux tarifs de l'électricité. Une entreprise telle qu'EDF a une énorme dimension financière et technologique. Son président parle d'investissements de plus de 50 milliards d'euros dans les années à venir ; le montant est considérable, et l'effet sur l'emploi et sur la recherche technologique le sera tout autant. Mais qui ne voit que les tarifs de l'électricité ont également une dimension sociale en ce qu'ils touchent tous les Français, les plus démunis au premier rang en dépit de tous les dispositifs mis au point ? Un équilibre doit donc être trouvé en permanence entre les valeurs qui inspirent le service public et l'efficacité économique.

Le client qui reçoit sa facture considère le tarif de l'électricité comme un tout. Mais si l'on regarde les choses de plus près sans se limiter à asséner des certitudes idéologiques, on constate que le tarif de l'électricité a des constituants différents – le coût de production ; les taxes ; la contribution au service public de l'électricité (CSPE) qui forme un bloc lui-même hétérogène –, dont les évolutions sont divergentes et pas nécessairement complémentaires. En réalité, les tarifs de l'électricité hors taxes ont diminué en valeur constante. La CSPE représente plus de 60 % de l'augmentation des tarifs, et les charges qui la constituent sont disparates, 60 % de cet accroissement étant lui-même lié à l'incitation au développement des énergies renouvelables ; quant au coût du tarif de première nécessité, il ne représente qu'entre 5 et 6 % de cette charge. La CSPE, les taxes et le coût de l'électricité évoluent donc dans des proportions très différentes ce qui, dans certains cas, change complétement la physionomie de la concurrence puisque l'équivalent du tarif de première nécessité, pour le moment – l'assiette du chèque énergie sera plus large – ne pèse que sur l'électricien.

Il ne faut pas oublier que les tarifs de l'électricité dont la France a bénéficié jusqu'à une date très récente ont été, objectivement, les plus bas d'Europe. Le constat de l'évolution de ce que payent les consommateurs allemands, italiens et belges suffit à montrer combien la situation de l'économie française a été privilégiée. Je regrette que l'on n'indique pas plus nettement, lorsqu'on analyse des Trente Glorieuses, l'effet qu'a eu le prix de l'énergie et singulièrement le prix de l'électricité pour les industriels, qui a été en partie subventionné par les tarifs payés par les ménages ; c'était un bon choix pour la ré-industrialisation de notre pays au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Si l'on a pu créer une industrie chimique, une industrie sidérurgique, une industrie du papier, toutes industries électro-intensives, c'est notamment parce que les prix de l'électricité étaient les plus bas. Ce prix est aussi un élément d'efficacité par rapport à d'autres sources d'énergie ; en partant d'une même base et avec un indice 100, l'évolution comparée des coûts va du simple au triple, de 100 pour l'électricité à 200 ou 300 pour le fuel domestique ou le gaz de ville. Le prix de l'électricité est donc un élément considérable de compétitivité pour notre pays.

Je me garderai d'oublier la facture globale que paye le consommateur, et donc l'aspect social de la question. Mais l'on ne peut, par le prix de l'électricité, faire toutes les politiques sociales transversales comme si elles n'avaient pas une incidence financière et industrielle sur les comptes de l'entreprise. On ne peut attendre d'une entreprise qu'elle finance des investissements aussi considérables qu'il a été dit et considérer en même temps qu'une partie de ses recettes peut être ainsi maniée, certes pour d'éminentes raisons sociales, sans que cela ait de conséquences sur la vie de l'entreprise. Qui dit recettes en moins quand, au dernier moment, on réduit de moitié l'augmentation tarifaire qui avait été fixée alors qu'elle a été calée sur les coûts réels, signifie qu'EDF devra s'endetter. Outre que c'est plus coûteux, cela a de sérieuses conséquences dès lors que l'entreprise évolue dans un monde ouvert à la suite de l'application des directives européennes.

À tout le moins, le système tarifaire doit couvrir les coûts complets. Si ce n'est pas le cas, on entre dans une course-poursuite de retards, ce qui aura nécessairement pour conséquence un réaménagement tarifaire à un moment ou à un autre, avec des augmentations importantes mais sans rapport avec l'évolution des coûts et l'efficacité de l'entreprise. Quand on décide, comme on aurait peut-être dû le faire plus tôt, de développer les énergies renouvelables – d'origine photovoltaïque ou éolienne –, faire assumer à l'électricien des charges d'incitation a un coût que l'on ne peut passer par pertes et profits en pensant que les tarifs sont des tarifs administrés. La réflexion sur le rôle des entreprises publiques dans les politiques sociales a amené depuis longtemps à des comparaisons, et l'on sait par exemple que ce n'est pas uniquement par le biais des tarifs de la SNCF que l'on mène une politique familiale. Si l'on veut essayer de traiter a posteriori la situation des plus démunis, ce ne peut être seulement en demandant à EDF de financer cette action.

J'ai entendu M. Lula da Silva, ancien président du Brésil, me dire que l'eau et l'électricité devraient être gratuites, tant était grande leur importance dans la vie sociale. Je lui avais répondu, avec tout le respect que je lui devais, qu'il était de sa responsabilité que ces biens soient distribués gratuitement aux clients, mais qu'il était de la mienne de dire que, puisque l'on ne produisait pas tout à coup l'électricité gratuitement au Brésil, ce coût devait être supporté par quelqu'un. Quand on parle de tarifs, ces deux aspects doivent toujours être distingués.

Vous avez mentionné la dimension européenne de la question. Lorsque j'ai pris mes fonctions, en 1998, on m'a laissé six mois pour faire ce qui n'avait pas été fait au cours des six années précédentes. Je me suis efforcé de m'acquitter de cette tâche dans des conditions aussi satisfaisantes que possible en respectant les directives du Gouvernement, mais je continue de penser – et je sais que vous avez entendu le président Boiteux, qui pourrait en parler plus savamment que moi – que nous avons eu tort de nous rendre et d'appliquer une directive dont on voyait qu'elle ne s'appliquait pas bien à l'électricité. Les règles de libéralisation tendent à identifier les gestionnaires d'infrastructures et les opérateurs, considérant que plus nombreux sont les opérateurs, plus ils se font concurrence, plus les prix baissent et plus le consommateur est heureux ; c'est une absurdité pour un produit comme l'électricité, qui ne se stocke pas. Pour assurer la valeur essentielle du service public qu'est la continuité du service de l'électricité à l'heure de pointe – entre 20 heures et 21 heures – dans les jours qui vont venir, on sera amené à mettre en service un moyen de production supplémentaire – barrage, centrale nucléaire ou centrale thermique – qui, peut-être, ne servira qu'une fois l'an. Quel investisseur privé consentira à des investissements considérables dont la rentabilité ne sera assurée que par une heure de fonctionnement dans l'année ?

On voit bien que par essence, dès lors que l'on est attaché à quelques valeurs du service public, notamment la continuité et la qualité du service, il y a nécessairement une dose de régalien dans le fonctionnement d'une industrie très capitalistique et dont la rentabilité de l'investissement ne peut être le seul guide. Assigner à l'État d'être un bon actionnaire, c'est avoir une vision courte. Si, à EDF, l'État était simplement un bon actionnaire, jamais on n'aurait construit une centrale nucléaire. On aurait construit des centrales à cycle combiné gaz. Quand le prix du gaz est bas, cela aurait donné le sentiment d'avoir fait quelque chose d'efficace, rentabilisé en deux ou trois ans ; mais quand le prix du gaz est élevé, la centrale aurait dû être fermée !

Ce disant, je ne plaide pas nécessairement pour n'avoir que du nucléaire ; je dis qu'en ce domaine, il faut une vision de long terme et que l'intérêt collectif n'est pas assuré uniquement par la rentabilité et les critères financiers habituels. Pour l'État, être un bon investisseur en matière d'énergie, c'est garantir l'indépendance énergétique et le développement durable. Aussi, je pense que les gouvernements français qui se sont succédé au cours de la décennie 1990 ont essayé de convaincre que la « libéralisation » – selon le terme repris dans les directives – n'était pas applicable mécaniquement au marché de l'électricité comme elle l'est au transport aérien ou même à celui du gaz, qui se stocke et dont le prix a des fluctuations moins erratiques. Ensuite, comme les convertis de la dernière heure, nous avons dépensé beaucoup d'énergie à traduire dans les faits cette directive, en ouvrant le marché d'abord pour les gros clients puis, progressivement, pour l'usage domestique.

Nous savions pertinemment que cela fragiliserait le système électrique à un moment ou à un autre, non par prescience mais parce que la grande panne qui a affecté à cette époque le quart Nord-Est des États-Unis en a donné une preuve tangible : le manque de coordination entre les gestionnaires de réseaux de transport et l'opérateur a causé l'effondrement du système et plongé cette partie du pays dans le noir pendant près de trois jours. Et, plus près de nous, ce qui devait être la première Nuit blanche à Rome s'est transformé en nuit noire en raison d'une panne générale du système électrique.

Plusieurs États, aux États-Unis, reviennent à une forme de régulation. Aujourd'hui, la libéralisation mérite d'être tempérée par des considérations d'intérêt général. Si l'on garde à l'esprit la définition du service public, on s'aperçoit – mais pour notre grand malheur, nous sommes le seul pays au monde à l'avoir démontré – qu'un système de monopole régulé aboutissait au même résultat que ce que l'économie libérale souhaite : les prix les plus bas du marché associés à la meilleure qualité de service. Pour ce qui est des prix, les statistiques sont incontestables ; quant à la qualité de service, elle se mesure en temps de coupure, et il était il y a 10 ans de moins d'une heure pour le monopole régulé sur l'ensemble du territoire, dans sa diversité urbaine et rurale. Dans aucun pays en Europe, à la veille de la libéralisation, le temps de coupure était aussi faible qu'en France – je ne parle pas des régions de taille beaucoup plus petites, avec un univers complétement urbain, où la notion de panne ou d'intempérie n'a pas d'effet.

Si l'on veut continuer de mettre en avant les principes sur lesquels l'entreprise a été fondée en 1946 – la meilleure qualité de service en tous points du territoire et l'égalité de traitement en tous lieux, que l'on habite au pied d'un barrage ou que l'on en soit très éloigné, alors il faut tempérer les considérations d'efficacité économique par les considérations relatives à l'intérêt général, qui peuvent prendre des aspects sociaux et environnementaux.

EDF est une référence dans le monde et, dans les années 1960, M. Marcel Boiteux et ses collègues ont démontré que l'on peut, avec un monopole régulé, parvenir à la même efficacité économique que lorsqu'on est dans le marché avec un système de tarification au coût marginal. L'inverse reste à démontrer : est-ce que, dans une économie de marché, on est capable de réintégrer de façon non cosmétique des préoccupations sociales et environnementales ? Quels mécanismes réintroduire pour assurer, à côté de l'efficacité économique dont on juge notamment par les ratios d'endettement, une dimension sociale indiscutable dans le secteur de l'énergie, a fortiori dans un pays comme le nôtre ?

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