Je tiens à souligner que le risque que vous évoquez est à la fois réel et sérieux.
Si ce risque est réel et sérieux, c'est d'abord du fait de la situation internationale, avec notamment le développement de Daech. En effet, non seulement ce mouvement commet les crimes que nous savons en Syrie et en Irak, mais son expansion est la cause de flux migratoires intenses : une grande partie des personnes qui quittent la région pour la France fuient les violences de Daech. De plus, paradoxalement, plus ce mouvement est violent, plus est grande l'attractivité des groupes terroristes pour des ressortissants européens. Or la situation internationale est d'autant plus préoccupante qu'il n'y a pas que la Syrie et l'Irak qui soient touchés : les terroristes profitent également de la déréliction de l'État libyen pour étendre leur emprise sur la bande sahélo-saharienne, où l'on trouve une myriade de groupes terroristes – Boko Haram, Ansar al Charia, Al Qaïda au Maghreb islamique, etc. –, qui n'ont pas tous des liens entre eux, mais qui, tous, constituent des foyers d'instabilité et des recruteurs potentiels de ressortissants européens tentés par le terrorisme.
Mais si je qualifie le risque de réel et sérieux, c'est aussi en raison du nombre d'Européens engagés dans les groupes terroristes, non seulement pour commettre des crimes sur leurs théâtres d'action, mais aussi pour déstabiliser nos États. Il est par nature difficile d'en faire un recensement extrêmement précis, mais nous disposons d'ordres de grandeur fiables. Ainsi, on compte environ 10 000 étrangers parmi les 50 000 membres de Daech. Sur ces 10 000 étrangers, 2 000 sont européens – les autres viennent du reste du monde : Maroc, Tunisie, mais aussi Australie, États-Unis, etc. Parmi les pays européens, la France est particulièrement concernée, avec 1 000 ressortissants environ impliqués dans Daech. Mais il faut être précis quand on avance un tel nombre. Sur ces 1 000 ressortissants français, 350 environ sont déjà sur le théâtre des opérations (leur effectif ayant augmenté de 70 % depuis le début de l'année), 190 sont sur le chemin du retour (une centaine d'entre eux a déjà rallié le sol national), 185 seraient actuellement en transit pour le Proche-Orient, et les autres sont encore en France, mais ont manifestement l'intention de se rendre un jour sur le théâtre. Il s'agit donc de personnes qui sont dans des situations différentes, mais qui ont tous un intérêt pour les groupes terroristes. Par son ampleur, le phénomène est inédit.
Ceux qui reviennent du Proche-Orient sont particulièrement dangereux : toute digue psychologique est souvent tombée, de sorte qu'ils reviennent animés par le seul instinct de la violence.
Enfin, si je dis que le risque est réel et sérieux, c'est aussi parce que la situation est très différente de celles que l'on a connues dans les années 1980 ou 1990, lorsque le groupe islamique armé (GIA) agrégeait d'anciens combattants du djihad en Afghanistan : il s'agissait alors de groupes relativement fermés, alors qu'aujourd'hui, nous sommes passés à l'heure du « terrorisme en accès libre ». En effet, les groupes terroristes d'aujourd'hui mènent une propagande très soignée, utilisant toutes les techniques modernes de communication – Internet étant l'un de leurs principaux vecteurs de communication.
Face à ce risque, nous avons à nous armer, c'est-à-dire à prendre toutes les mesures nécessaires.
Ces mesures ne sont pas toutes d'ordre législatif : il ne faut pas que le projet de loi que le Sénat examine en première lecture aujourd'hui, après son adoption en première lecture par l'Assemblée nationale, fasse oublier toute la dimension préventive de notre action. Nous avons en effet mis en place un « numéro vert », comme je l'ai annoncé en Conseil des ministres en avril dernier. Il permet aux familles de signaler les situations de risque, celles dans lesquelles un de leurs proches risque de basculer dans le terrorisme. En aval du recueil de ces « signaux faibles », tous les services publics concernés se mobilisent, suivant une procédure établie par une circulaire que j'ai cosignée avec la Garde des Sceaux. Ainsi, dans chaque département, est constitué autour du préfet et du procureur un groupe rassemblant toutes les administrations concernées : l'éducation nationale, les autorités sanitaires – pour l'aspect psychiatrique de certains cas – la protection judiciaire de la jeunesse, les services d'aide sociale à l'enfance des conseils généraux, etc. Ces groupes sont saisis de chaque cas signalé et chargés de l'accompagnement des familles. Leur activité fait l'objet d'un rapport hebdomadaire. Ce dispositif de prévention est moins médiatisé que le projet de loi que je défends, mais il n'en est pas moins important. Nous cherchons à en approfondir la dimension interministérielle, par exemple pour mieux traiter les tendances à la radicalisation de certains musulmans en prison – l'envoi d'aumôniers musulmans peut permettre de recadrer les choses.
S'agissant du projet de loi en cours d'examen, il poursuit plusieurs buts, sur lesquels je reviendrai rapidement.
D'abord, il vise à empêcher le départ des candidats au djihad. Contrairement à ce que certains responsables politiques non représentés au sein de cette commission peuvent dire, nous n'avons rien à gagner à laisser ces personnes partir au Proche-Orient : sauf dans le cas où ils auraient une nationalité étrangère, le droit international s'oppose à ce que nous leur interdisions de rentrer en France. Or, après un passage en Syrie ou en Irak, ils n'y reviendraient que dans un état de violence plus grand encore et n'en seraient que plus dangereux. C'est pourquoi nous souhaitons établir un régime d'interdiction administrative de sortie du territoire.
Il s'agit d'une mesure de police administrative visant à éviter un trouble à l'ordre public : loin d'être une mesure discrétionnaire, elle ne pourra être prise qu'au vu d'un dossier très fourni, à l'image par exemple de ce que l'on fait dans le cas des inculpations pour association de malfaiteur en lien avec une entreprise terroriste. Ce régime empiète-t-il sur les libertés publiques, comme certains le prétendent ? Non : il reste placé sous le contrôle du juge, en l'occurrence du juge administratif. Et il n'est qu'à se souvenir des arrêts Benjamin ou Canal pour se convaincre que celui-ci est autant que le juge de l'ordre judiciaire un gardien des libertés fondamentales. D'ailleurs, toute personne faisant l'objet d'une mesure d'interdiction administrative de quitter le territoire pourra en saisir en juge en la forme des référés, et celui-ci devra se prononcer sous 24 heures. Le requérant aura accès à l'entièreté du dossier – c'est d'ailleurs dans l'intérêt de l'administration elle-même que de présenter un dossier exhaustif, ne serait-ce que pour éviter de voir sa décision annulée par le juge.
Nous proposons également de bloquer les sites Internet les plus dangereux et apologétiques. Pourquoi est-ce que nous le faisons ? Tous les témoignages que nous recueillons, notamment celui de cette mère de famille dont nous avons accompagné le retour de Turquie vers la France de la fille, sont concordants sur ce point : les départs se font après une période d'enfermement de la personne sur Internet pendant plusieurs semaines, jusqu'au départ. Internet joue un rôle majeur dans la radicalisation, plus que la fréquentation de certaines mosquées.
C'est la raison pour laquelle la loi prévoit que, sous l'autorité d'une personnalité qualifiée et sous le contrôle du juge administratif, on puisse prendre des mesures de blocage de ces sites, dès lors que les contenus en question ne sont pas retirés par les opérateurs eux-mêmes. Le juge administratif, en référé, pourra naturellement faire connaître les droits de ceux qui s'estiment sanctionnés par ce blocage.
Le blocage des sites pose plusieurs défis. Le premier est celui de l'efficacité technique du blocage. Pour que ce dernier soit efficace, il faut que les dispositifs utilisés soient très intrusifs, donc attentatoires aux libertés publiques. Il y a trois modalités de blocage et nous n'avons pas l'intention d'utiliser celle qui est la plus intrusive. Si je prends cette mesure, c'est surtout pour sensibiliser les opérateurs. Même si nous n'utilisions que les méthodes les moins intrusives et que celles-ci nous permettent d'empêcher 20 % des départs, cela serait déjà remarquable en termes d'efficacité.
Par ailleurs, j'ai participé, avec mes homologues européens, à une réunion avec les opérateurs Internet à Luxembourg, le 8 octobre. Cette réunion était extrêmement intéressante. Les opérateurs Internet nous ont dit être très préoccupés par ce sujet et avoir déjà mis en place des polices internes pour couper eux-mêmes ces accès et nous ont invités à leur signaler les cas qui auraient pu leur échapper. Ils ont regardé le dispositif français avec beaucoup d'intérêt.
Le troisième point de la loi est la définition de l'entreprise individuelle terroriste. La loi de 1986, qui avait créé l'association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, n'est plus suffisante. Beaucoup de personnes, nous l'avons vu, se radicalisent toutes seules grâce à la fréquentation de différents sites Internet. Les juges anti-terroristes ont souhaité disposer de cette incrimination pénale nouvelle. Cela a suscité également quelques débats. Je tiens à préciser qu'il faudra plusieurs éléments – la fréquentation des sites, la détention d'armes, etc. – et c'est leur effet cumulatif qui fera entrer la personne dans le champ de l'incrimination pénale.
Je voudrais aborder un dernier point, sur les techniques que nous mettons à la disposition de nos services pour être plus efficaces : possibilité d'utiliser Internet pour intervenir sur un forum, sous pseudonyme, possibilité de faire des perquisitions, à distance, sur les Clouds, possibilité d'augmenter le temps de détention des interceptions de sécurité, pour pouvoir les décrypter plus facilement, etc. Tout cela fait l'objet, en contrepartie, d'un contrôle renforcé de la part de la CNCIS, pour préserver l'équilibre entre la sécurité et la liberté.
Je voudrais à présent aborder la dimension européenne et internationale de cette question.
Tout ce dispositif n'aurait aucun intérêt sans un renforcement de notre coopération avec nos partenaires européens. Je pense qu'il nous faut renforcer le système d'information Schengen. Cela a été acté au Conseil Justice et Affaires intérieures de la semaine dernière, nous allons mettre en place un signalement spécifique, « combattant étranger », dans le système d'information Schengen. Ce signalement spécifique est indispensable pour renforcer la traçabilité de ces combattants étrangers qui circulent au sein de l'Union européenne– et il serait, à cet égard, absurde de suspendre notre participation au dispositif de Schengen car nous ne verrions alors plus ces mouvements.
Il nous faut aussi mettre en place un système de connexion des fichiers de passagers européen. Si le PNR français sera opérationnel en 2015, le projet de PNR européen est actuellement bloqué par la commission Libertés du Parlement européen. Celle-ci souhaite en effet que ce projet de PNR soit discuté en même temps que la directive relative à la protection des données personnelles. Si je comprends cette position, je pense que l'on peut avancer plus rapidement sur ces deux sujets.
Voilà nos principaux combats. Nous avons évoqué ces sujets, avec mes homologues des différents pays européens, lors du dernier Conseil Justice et Affaires intérieures, et sommes parvenus à un accord. Nous sommes convenus d'aller, avec quelques-uns d'entre eux, expliquer ces enjeux à la commission Libertés du Parlement européen. Et nous en reparlerons lors de la réunion ministérielle du G6 du 6 novembre que je présiderai à Paris.