Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 15 octobre 2014 à 8h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

Je ne crois pas qu'il faille présenter les mesures comme nous proposons comme un dispositif exceptionnel résultant d'une situation exceptionnelle et grave à laquelle nous devrions faire face. Dans le texte que je présente, vous ne trouverez aucune disposition qui soit contraire au droit commun démocratique : ni en droit par la mobilisation de moyens d'exception, ni en termes d'organisation de nos centres de détention ou de nos services par exemple. En outre, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de recourir à des moyens d'exception pour être efficace. Je pense même que si nous le faisions en obérant les libertés publiques, nous consacrerions une première victoire des terroristes qui agissent pour que la liberté recule le plus possible chez nous afin que la terreur puisse faire son oeuvre le plus possible. Tout ce que nous proposons et faisons pour être efficaces s'effectue dans le respect rigoureux des principes de la démocratie, des principes généraux du droit, des principes constitutionnels et des principes généraux qui président à l'élaboration de nos textes tels que la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen.

C'est la raison pour laquelle je me bats toujours pour prendre le temps d'expliquer à la commission consultative des droits de l'homme ou aux médias qu'il ne s'agit pas d'un texte d'exception, contrairement à ce que certains prétendent. Il s'inscrit dans la continuité des textes élaborés depuis 1986 et qui reposent sur un équilibre entre la nécessité d'assurer la sécurité des Français et la préservation des libertés publiques. C'est une bonne manière d'être efficace sur ces sujets.

Pour ce qui concerne les personnels pénitentiaires et sur le sujet de la radicalisation en prison et du terrorisme, nous travaillons avec la Garde des Sceaux à des dispositifs prenant en compte la spécificité de ceux qui se radicalisent en prison ou ceux qui, s'étant radicalisés et ayant commis des actes de terrorisme, reviennent en prison et peuvent radicaliser d'autres détenus. Un traitement particulier doit être mis en oeuvre en termes d'isolement de ces détenus au sein des centres pénitentiaires, de mobilisation des compétences et d'accompagnement de ces individus afin de les déradicaliser. De nombreux pays, en Europe et dans le monde, assurent une prise en charge particulière de tels détenus. Nous devons faire davantage d'efforts dans ce domaine et nous attaquer à la radicalisation en prison qui s'effectue via des individus qui prêchent un Islam dévoyé. À cet égard, nous devons pouvoir former des aumôniers en nombre suffisant.

Je ne suis pas favorable à la mise en place tribunaux d'exceptions. Les nouvelles incriminations pénales que nous proposons dans le cadre du projet de loi sont de nature à assurer l'efficacité du système judiciaire.

J'en viens au suivi des combattants étrangers et aux questions de MM. Meslot et Moyne-Bressand. Si nous augmentons les moyens de la DGSI, c'est précisément pour assurer cette mission ; je rappelle que la DGSI y consacre la moitié de son temps. Nous avons certes besoin de ces moyens, mais cela ne suffira pas. Vous m'avez également demandé si l'organisation des services était optimale à cet égard. Cette organisation ne peut pas perdurer telle qu'elle a fonctionné jusqu'à présent, avec des services en tuyaux d'orgue qui rendent compte à leur direction centrale à partir de ce qui se passe sur le terrain, sans qu'il y ait nécessairement de transversalité dans la transmission d'information entre le service central du renseignement territorial, la direction générale de la police judiciaire, la DGSI et même la direction de la sécurité publique. Il faut un échange permanent entre l'ensemble des directions du ministère de l'Intérieur mais aussi, le cas échéant, avec les directions des autres ministères mobilisés sur ces questions. Nous organisons ce décloisonnement autour des préfets, de l'unité de coordination de lutte antiterroriste (UCLAT) et une fois par semaine de moi-même, dans le cadre d'une réunion spécifique.

M. Lamy m'a interrogé sur mon déplacement en Turquie. Celui-ci s'est bien passé même si ce n'était pas évident car il fallait se dire des choses pas forcément agréables. La Turquie est un pays souverain qui jusqu'à présent a refusé que des agents de liaison étrangers – et donc français – soient présents dans les zones d'embarquement de ses aéroports pour s'assurer des bonnes conditions de retours des ressortissants éloignés. Il faut savoir qu'une grande partie de ceux qui reviennent de Syrie en passant par la Turquie sont considérés, dans ce pays, comme étant en contravention avec le droit au séjour des étrangers. Ils sont donc placés dans des centres de rétention administrative – comme les étrangers en situation irrégulière en France – avant d'être éloignés au titre des procédures du droit au séjour. Leur situation n'est pas encore judiciarisée pour la bonne et simple raison qu'ils n'ont pas encore été auditionnés par des juges français. Les trois djihadistes dont les conditions de retour ont abondamment été commentées n'avaient aucun mandat d'arrêt émis à leur égard, aucune charge pénale ne pesait sur eux lorsqu'ils sont arrivés sur le territoire national. S'ils n'ont pas été accueillis à Roissy, c'est parce que les autorités turques les ont placées, sans nous en informer, dans un autre avion que celui qui devait les emmener à Paris, au motif que le pilote turc avait refusé de les embarquer ainsi qu'il en a le droit. Certains estiment que la police aux frontières (PAF) aurait pu les arrêter à Marseille et que le logiciel CHEOPS (Circulation Hiérarchisée des Enregistrements Opérationnels de la Police Sécurisés) aurait dû fonctionner. Premièrement, la PAF n'aurait jamais pu les arrêter même si elle les avait identifiés parce que la commission rogatoire avait été délivrée à la DGSI et non à la PAF et parce qu'ils n'étaient sous le coup d'aucun mandat d'arrêt international. Par ailleurs, le système CHEOPS date des années 1990 et n'a jamais fait l'objet d'aucun investissement depuis 15 ans. Je suis d'ailleurs en train de reprendre cette question en main afin de voir comment adapter nos logiciels informatiques. En outre ce logiciel, déjà technologiquement ancien, a vu se greffer sur lui un grand nombre de fichiers. Au total, on se trouvait avec un logiciel obsolète et de plus en plus sollicité. Mais même s'il avait fonctionné, je le répète, l'absence de commission rogatoire établie au profit des services concernés aurait rendu l'arrestation juridiquement impossible.

Vous remarquerez que ce sujet précis, et c'est l'une des difficultés de la lutte contre le terrorisme en démocratie, il s'est trouvé assez peu d'articles, de reportages ou de commentaires qui rentraient dans le fond et le détail du dispositif juridique et technique afin d'identifier où se trouvaient réellement les insuffisances. Or, celles-ci n'étaient pas en France. Elles relevaient de la relation entre la Turquie et la France et, plus généralement, entre la Turquie et l'Europe.

Nous avons obtenu de la Turquie d'inscrire les retours dans un protocole précis. Nous serons dorénavant prévenus avec un préavis, nous pourrons placer nos officiers de liaison dans les zones d'embarquement, nous assurer de l'embarquement de nos ressortissants dans les avions et, par conséquent les réceptionner dans le bon aéroport.

J'en viens à la politique de prévention et au sentiment que vous avez d'absence de vigilance. Il est vrai que prévention et vigilance sont efficaces dès lors elles sont co-produites. Il faut que les citoyens soient eux-mêmes mobilisés. Beaucoup d'informations ont été délivrées via les préfets à l'occasion du rehaussement du plan Vigipirate. Toutefois je partage votre sentiment sur le fait que cette information doit être complétée et renforcée. Dans le même temps, il faut éviter que l'appel à la vigilance provoque une peur généralisée qui consacrerait le début de la victoire des terroristes. Il faut de la vigilance, de la précaution, mais également de la maîtrise et du sang-froid. Sur ces sujets – radicalisation, déradicalisation, prévention, vigilance – nous allons lancer une campagne nationale, vraisemblablement avant la fin de l'année. Nous y travaillons avec le service d'information du Gouvernement et la présenterons aux commissions parlementaires. Elle doit permettre d'intensifier la nécessaire vigilance.

Concernant la communauté musulmane, je pense que si nous voulons éviter tout problème dans l'hypothèse où un acte criminel surviendrait, il convient de traiter le sujet en amont de cet acte et non pas en aval. Il est de notre responsabilité collective de dire ce qu'est la réalité et d'expliquer ce qu'est l'Islam de France, qui n'a rien à voir avec les crimes commis par ces barbares. Ces personnes ne respectent ni la lettre ni l'esprit de la religion musulmane et n'ont strictement rien à voir avec elle. À l'occasion de la fête de l'Aïd, je me suis rendu à la mosquée de Carpentras où plusieurs milliers de fidèles étaient présents. Ils ont tenu sur le terrorisme un discours extrêmement fort, profondément républicain et sans aucune ambiguïté. Autour d'eux étaient réunis tous les représentants des cultes – le rabbin, le prêtre, le pasteur – qui ont fait une déclaration commune. Il faut expliquer partout que ces actes criminels sont un dévoiement de l'Islam. C'est la meilleure manière d'inciter les musulmans à se positionner sur ce sujet. Faire croire qu'il y a un doute, que les musulmans ne s'expriment pas assez est un discours très dangereux. Il met la communauté musulmane, qui n'a pas à être tenue comptable de ces actes barbares, en position défensive et il la conduit à ne pas être à l'offensive sur ce discours de condamnation. Il faut dire la vérité, rappeler que ces crimes n'ont rien à voir avec l'Islam et accompagner les musulmans de France dans la formulation de leur condamnation dans le cadre de rassemblement le plus large possible. C'est que je m'emploie à faire en tant que ministre des cultes, en me rendant le plus souvent possible dans des manifestations oecuméniques. La mobilisation de toutes les religions monothéistes en soutien des chrétiens d'Orient, où les musulmans étaient en première ligne, est utile.

80 % des départements sont concernés par les départs et les retours. J'ai ici une cartographie qui révèle l'ampleur du phénomène et que nous pourrons vous transmettre, de même que nous vous communiquerons toutes les informations nécessaires à ce sujet. Pour répondre à M. Guilloteau quant à l'information des parlementaires, les préfets ont reçu des instructions en ce sens et sont censés assurer ce travail de transmission.

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